Archives de catégorie : Vanina Ah Ah – partie 2

Vanina Ah Ah 28

C’est sûr que c’est à plat ventre qu’on sent le mieux le poids, et de l’exosquelette et du propulseur. Puis alors le mal de nuque à force de lever la tête pour regarder en bas. MDK se fait trop vieux, et c’est là qu’il s’en rend compte, bien plus que dans la castagne ou les acrobaties. Et puis quand même, aussi, la Spectre, s’est allongée comme lui, mais vraiment trop près. Ou alors, il se fait des films… mais jamais auparavant elle n’aurait fait ça. Enfin jamais sans se raidir. Et là, non, elle a l’air bien. Bref. Le drone 2 a évidemment tout de suite identifié la Guéparde en bas, et il a fallu le rediriger pour qu’il pointe son micro longue distance sur le trio de flics, pendant leur aparté. MDK a toutes les pièces du puzzle, en somme tout ce qui manque à la grande commandante et à sa petite troupe. Comme elle va dans la direction de la Guéparde et de Téflon, il repermute le drone sur “automatique” pour qu’il focalise sur la justicière.

Ainsi donc, son coup de téléphone débile depuis le portable du petit lieutenant a produit des effets. Ils ont envoyé le cassos qu’ils avaient sous la main pour enquêter. C’est bien flatteur comme il faut, tout ça. Et la panade dans laquelle il est depuis cette nuit s’épaissit et se brouille encore davantage. Le drone est arrivé en même temps que la commandante à portée de La Guéparde et de Teflon, il va y avoir encore un échange d’amabilité et un concours de bites. MDK se recule sur le toit et s’assoit. La Spectre l’imite, prenant appui sur sa cuisse :

– Qu’est-ce qu’ils disent ?

– Pour l’essentiel, qu’ils ne comprennent rien à ce qui se passe… Un peu comme nous.

– Comme nous ?

– Non pas comme nous, on a plus d’éléments qu’eux.

– Ah bon ? Moi aussi ?

– Oui, et puis maintenant on sait que la fille qui a survécu à l’agression de cette nuit, si elle survit encore, est au pavillon 7 de Grange-Blanche. Ce n’est pas si loin à vol d’oiseau, et ça vaut peut-être le coup d’y faire un saut. En même temps, je pense que les réponses, on peut les avoir ici. Et que la disparition de tous ces flics est la clé à notre affaire. Qu’en dites-vous ?

– C’est à dire…

– Bien sûr, vous n’avez pas entendu les conversations captées par le drone. Ça aussi, il faudra que je vous équipe d’un écouteur, il faut que je vous upgrade Spectre, il n’y a pas de raison.

– D’accord, ça a l’air super. Mais du coup qu’est-ce qu’on fait ?

– Tant que la Guéparde sera là, on ne peut rien faire.

– Toujours à gonfler, celle-là…

– Là, pour le coup, oui, elle gonfle. Autant Teflon, je me fiche bien qu’il nous voie débouler dans la situation, autant elle, ça va être un sac d’embrouilles indémêlable. En plus, elle va bien capter que vous est moi on est passé outre un interdit. Et je sais qu’elle ne nous le pardonnera pas. Je pense que si elle nous voit avant qu’on ait bricolé une version acceptable de notre mésaventure, elle nous le fera payer le prix fort.

– Mais vraiment ? Cette femme est une vraie charpie, je l’ai toujours dit. Et le robot à côté ?

– Ce n’est pas un robot Spectre. C’est un humain, avec un mental d’huître, mais c’est un humain.

– Ah bon ? Vilain comme ça ? Vous êtes sûr ?

La Spectre s’allonge à plat ventre à nouveau, pour regarder ce grand type à côté de cette connasse de Guéparde. Celle-là, un de ces quatre, ça va partir. On ne sait pas ce qui va partir, mais ça va partir. Ça barde en bas ; d’ailleurs MDK, s’est re-concentré sur l’écoute dans son casque, et le drone n’est plus en stationnaire, mais se met à tanguer paré à tirer. La Spectre voit la grande commandante pointer du doigt La Guéparde. Elle a des joues quand même, parce que la Guéparde, pour surfaite que soit sa réputation, est quand même une exécutrice de classe nationale et vaut bien à elle toute seule une petite cohorte d’hommes de troupe. C’est dommage qu’elle ne puisse pas entendre ce qui se dit, il a raison MDK, il lui faudrait un petit casque dans le casque à elle aussi. Comme il est prévenant d’y penser… il est toujours plein d’attentions, et l’on ne sait jamais comment les lui rendre. Cela dit, il a parlé d’un mental d’huître au sujet de grand faux-robot. Alors évidemment, c’est une image, une personne n’est pas une huître. Soit tu es une huître et à ce moment-là… déjà, tu ne t’habilles pas comme ça. Soit tu es un homme et… en fait pareil. Ni huître ni homme, personne ne s’habille comme ça. Bon, mais une huître, ça ne doit pas être beaucoup plus compliqué qu’un chat d’en prendre le contrôle neuronal. Si c’est possible avec un chat, ça doit être possible avec tout. Alors peut-être pas une bicyclette, mais… en fait, elle n’a jamais essayé sur un homme.

MDK vient s’allonger à côté d’elle, et lui pose la main sur l’épaule. Il doit vouloir lui signifier de se tenir prête à tout. Mais elle l’est déjà. Parce qu’elle entend ce qui se dit là-bas, pas comme si elle y était. Mais parce qu’elle y est. Elle est dans la tête du grand type, et elle est crispée avec lui parce que la situation est tendue. Il y a la Guéparde qui a décidé qu’elle passerait par-dessus la grille parce qu’elle a vu quelque chose qui l’interpelle : une casquette de flic. Mais la Commandante n’est pas d’accord :

– C’est mon enquête, on va procéder à ma façon. Est-ce que je me suis bien fait comprendre, Madame la Guéparde ?

– Je comprends surtout que vous vous planquez derrière la procédure parce que vous avez les miquettes. Et je le dis haut et fort devant votre vieux sbire qui nous filme. Si c’est moi qui passe par-dessus, et vais cherchez ce képi, cette casquette, je ne sais pas comment vous appelez vos trucs, pas besoin de mandat, juste je saute, je ramasse et je reviens.

– Et moi, je vous dis de vous éloigner de cette grille, et de nous laisser faire notre travail.

– Ce à quoi je vous réponds que si vous voulez m’éloigner, il va falloir me pousser vous-même. Vous commencez à me courir.

La Spectre ressent tout le corps qu’elle parasite d’un coup se raidir anormalement, et comprend qu’il est en train de se blinder entièrement de teflon. Cette sensation est folle, totalement inédite – mais évidemment son chat ne lui avait pas fait un truc pareil. Il est incroyable, ce corps, il est tellement grand, tellement puissant, hop, le coude qui vient de se lever à l’instant, c’est elle. Punaise, elle le contrôle. Oups, OK OK… ne pas bouger, lui rendre les rennes, sinon il va s’apercevoir qu’il fait des trucs anormaux. La Guéparde, lui met un petit coup de poing à l’épaule :

– Allez Tef, mets tes mains comme ça, tu vas me faire la courte échelle. Et je te jure si tu me fais tomber, après ce que tu as fait à la bagnole, tu peux dire adieu à ta réinsertion. À tout jamais.

Le grand gamin se crispe, mais se calme aussitôt, il est aussi en stress que la Spectre face à la peur de commettre une bourde. Alors il se relève trop vite, trop fort, et la Guéparde se fait mal au genou en lui tapant le front. Elle se rattrape de justesse au grillage et déchire sa combinaison de connasse au bras :

– Mais qui est-ce qui m’a foutu un nul pareil ?

Je vais t’en donner du nul, vieille conne, La Spectre reprend la main sur l’immense corps, et comme elle tient le pied de la Guéparde dans ses énormes paluches, et que celle-ci ne pèse pas plus que le petit sac à merde qu’elle est, qu’elle a toujours été, vlan : elle lui fait décrire tout un arc de cercle au-dessus d’elle, enfin de lui, et la claque par terre. Comme un chiffon mouillé. Et vlan encore une fois de l’autre coté, puis elle se laisse tomber de tout son poids colossale à genoux sur sa poitrine et d’un coup de poing invraisemblable elle lui écrabouille la tête comme un fruit sur le trottoir. Voilà, pour la Guéparde, on l’entend moins sa grande gueule. Mais soudain une douleur intenable à son plexus, elle en est éjectée de la neurologie du grand gamin. C’est lui qui a mal, c’est le drone qui a tiré. Il a visé le coeur et il a tiré. Les trois flics ont leurs armes à la main et ont tous reculé de bien dix mètres, ils sont tétanisés, stupéfaits, et le grand gosse métallique est encore à genoux et tape le sol de ses poings comme pour appeler à l’aide.  MDK est debout soudain à côté d’elle :

Spectre ? Vous avec vu ?

– Oui ! Hou ! Hou !

– Il a tué la Guéparde, il faut intervenir !

– Ah d’accord !

Et il s’envole, mais beaucoup trop haut, et le temps qu’il stabilise une trajectoire normale pour se remettre dans la bonne direction, la Spectre est déjà devant le drone à se faire reconnaître puis atterrît comme une fleur sur la chaussée, juste devant Teflon qui, bien qu’à genou, est encore plus grand qu’elle. Alors elle rentre sa main à l’intérieur de sa gorge et quand elle la ressort elle tient dans son poing ensanglanté le larynx, une boucle d’œsophage et toutes les vertèbres de c4 à c7. Le grand gamin tombe en arrière dans un fracas énorme, qui couvre l’atterrissage catastrophique, en roulé-boulé, de MDK. Sitôt relevé, il écarte les bras avec ses mains grandes ouvertes vers le trio de policiers qui ne savent plus sur qui tirer, ni déjà s’il faut tirer. Puis il s’agenouille vers la Guéparde, a le réflexe de chercher son pouls à son poignet. Mais y renonce: quand on n’a plus de tête à quoi ça pourrait servir d’avoir un pouls ? Idem pour le grand ado dont le sang fait des petits geysers et des bulles dans sa bouche grande ouverte.

Alors il se lève et de sa grosse voix de MDK il s’adresse au Commandant Cellor :

– Avez-vous vu cela ?

– Oui, nous étions aux premières loges, ils sont morts ?

– Oui, tous les deux.

– Et vous, que faites-vous là ?

– Je suis Mekanïk Destruktïw Kömmandöh du BIOS.

– Oui, je sais qui vous êtes, et pareil la dame en noir avec vous, qui vient… d’arracher la gorge ? C’est ça, elle lui a arraché la gorge ?

– Techniquement non, mais ça peut revenir à ça. Elle est la Spectre Noire.

– Oui, voilà, le nom m’échappait. Mais qu’est-ce que vous faites là ?

– Nous sommes venus rejoindre notre confrère quand ce monstre l’a attaquée.

La Spectre Noire comprend qu’on va rentrer dans un petit théâtre de demi-vérités et de vrais mensonges et que MDK s’en dépatouillera infiniment mieux si elle n’est pas dans ses pattes. Repérant les révolutions du drone à 10 mètres du sol,  elle s’élève à sa hauteur et se met à tourner lentement aussi.

– Qu’est ce qu’elle fait, votre copine ?

– Elle sécurise la zone.

– Parce que vous pensez qu’il peut nous en tomber une autre sur la truffe ?

– Je ne sais pas. Vous savez pourquoi ce gamin géant a soudain attaqué la Guéparde ?

– Non, nous pensions qu’ils étaient alliés. Vous confirmez ?

– Normalement oui. Drôle d’allier, mais nous avions une convention avec l’ancienne Commission européenne.

– C’est ce que j’avais compris. Par contre, hors convention, je sais que ces deux-là avaient un contentieux. Peut-être qu’on a assisté à sa résolution.

– Oui, c’est dommage qu’on n’ait pas su garder Teflon vivant, il nous aurait dit ce qu’il en était.

– Dommage et pas dommage. Avec ce qu’il a fait, vous avez bien fait de le buter. Je pense pouvoir répondre de mes hommes, et dans mes hommes j’inclus la sergente Bedarride ici présente, nous pourrons témoigner de ce qui s’est passé. Et de ce que nous avez peut-être même sauvé la mise à tous les trois.

– Peut-être…

Mais MDK a une idée en tête, alors il s’envole à dix mètres et essaye de se stabiliser en face de la Spectre. C’est compliqué à doser avec ce propulseur-là, mais elle comprend l’idée et tâche de l’accompagner au mieux, et ça les fait valser face à face en l’air. Un bon souvenir pour la Spectre, mais il ne faut qu’elle s’évapore. La situation, tout ça, le sérieux, le travail. Elle murmure :

– Comment vont-ils ?

– Heu… ils sont morts. À moins que vous vouliez parler des agents de police ?

– Non, pourquoi ? Ils ont l’air d’aller bien. Vous avez vu, ce n’est pas un enfant, celle avec le fusil. Elle est juste toute petite.

– Oui, j’ai vu ça. Dites, Spectre, vous pensez que vous pouvez réparer Téflon ? Je pense que pour la Guéparde c’est peine perdue… punaise ça fait bizarre. Morte comme ça, au bout de vingt ans. Moi je la voyais mourir dans son lit.

– Elle aurait taché les draps. Elle saigne beaucoup quand même. Il est puissant, le garçon en métal.

– Justement, vous pensez que vous pouvez le ramener à la vie.

– Qui ?

Téflon. Le garçon en métal.

– Vous voulez dire le ranimer ?

– Oui, avec votre pouvoir.

– Je ne sais pas si ça marche sur les morts. Et puis pour quoi faire ?

– Je veux savoir pourquoi il a fait ça. Pourquoi les gens de l’ancienne Commission européenne nous envoient des tueurs sans cervelle quand on les appelle à l’aide ?

– Ah la cervelle, ce n’est pas moi. Pas touché. Vous savez que si ça marche, il faudra probablement le tuer à nouveau ? Moi, ça ne me dérange pas, mais vous, je sais que vous n’aimez pas trop quand on tue. Alors deux fois la même personne… mais d’accord, j’essaye. Vous devriez vous poser avec les autres, Méca. On ne sait jamais.

C’est vrai que son pouvoir est débordant, et qu’il reste à MDK, un petit fond d’amnésie. Au sol, les policiers se concertent pour avoir une marche à suivre. Tout va trop vite, tout leur échappe. Il faudrait prévenir les pompiers, la morgue directement, et puis toute une autre équipe. Mais il y a cette casquette de police dans ce petit coin d’herbe au-delà de la grille, et Bedarride est formelle :

– C’est celle de Jeanmaire.

– Comment pouvez-vous en être sûre ?

– Patronne ? Dans la brigade, vous en connaissez d’autres qui portent la casquette ?

– Non, c’est vrai. Qu’en dites-vous, Cristo ?

Cristo n’en dit rien, il bloque sur la Spectre Noire qui les survole et a les yeux fermés comme elle serait entrée en transe en plus d’être en lévitation. MDK s’est accroupi près de l’énorme corps sans vie de Teflon et semble en attendre quelque chose qui ne vient pas. Et, en même temps, ses tempes cognent, il y a beaucoup d’images qui lui remontent d’un coup. Et ce sont des images vraiment éprouvantes. Il a passé une vraie sale nuit. Il grimace. Alors le commandant Cellor s’accroupit près de lui et compatit :

– Ça doit être terrible de perdre une soeur d’arme dans ces conditions. Pour l’avoir un peu vécu, je sais ce que vous pouvez ressentir. Vous la connaissiez depuis longtemps ?

– Oui et en même temps, je ne la connaissais pas, vous savez dans nos métiers…

Il n’a pas le temps de finir sa phrase, une plainte, et des appels à l’aide se font entendre. Ça vient de l’autre côté de la grille, comme du sol, un bras apparaît, surgi d’un soupirail, ça vient de la maison :

– À l’aide ? Quelqu’un à l’aide ?

La petite sergent Bedarride est la plus prompte, “Vanditelli, c’est Vanditelli”, elle saute sur la grillage, l’escalade comme un écureuil et se laisse même tomber sur le flanc de l’autre coté. Même pas mal, elle court s’agenouiller devant le soupirail. Et elle voit le visage de Vanditelli, et derrière c’est la fille du labo, celle qui dit tout le temps “non, mais je rêve”, et ils supplient tous les deux qu’on les sorte de là. Alors elle empoigne les barreaux du soupirail et tire de toute ses forces. Mais tu parles, rien ne bouge. Rien. Elle va pour appeler elle aussi quand MDK atterrit lourdement à côté d’elle :

– Poussez-vous.

Et il fait parler les kilojoules, et là, ce n’est pas pareil…

Vanina Ah Ah §27

Cristo est quand même bien souvent le clairon de la cavalerie. Sa vieille Golf était à peine apparue au bout de la rue qu’il avait déjà compris la situation. Il s’est approché juste assez pour être visible, mais hors d’atteinte immédiate et il a aussitôt sorti son téléphone pour filmer. Et son flingue au cas où. Dans le genre, la Bedarride n’est pas mal non plus qui a traversé pour se positionner un peu à distance sur le trottoir d’en face. C’est sûr que quand on a affaire à des adversaires munis d’armes de poing, c’est la chose à faire. Là, ce n’est pas le cas, mais au moins le professionnalisme de l’équipe doit faire sa petite impression. D’ailleurs, les acrobates en face se sont écartés aussi. Et ne sont pas si tranquilles. Où allaient-ils d’un si bon pas ? Peut-être à la rencontre d’un des leurs venus les récupérer ? Mais le commandant Cellor les a interpellés sur toute autre chose :

– Dites ? Vous n’avez pas vu mes hommes ?

– Non, pourquoi ? Ils ne sont pas là-bas ? Non ?

– Vous les avez vus partir ?

– Non. Après c’est sûr que je n’ai pas été sur le coup tout le temps. Mais si vous aviez besoin que je les surveille, il fallait me demander. Je vous aurais dit non. Parce que je fais déjà la baby-sitter du grand-tout-dur ici présent. Et puis parce que de toute façon, non, je vous aurais dit non, point barre.

– Et votre grand-tout-dur il n’a rien vu ?

– Demandez-lui, il a une langue. Teflon ? La dame, elle a perdu ses policiers. Tu ne les aurais pas mis dans ta culotte ?

Teflon joue remarquablement le jeu, avec ce qu’il faut de finesse pour le moins, puisqu’il se met la main au paquet et procède à une palpation en règle en regardant très subtilement la sergente Bedarride. C’est un numéro de grande classe, mais comme réponse, ça laisse un sentiment d’incomplétude. Alors Jézebel Cellor se permet d’y insister.

– Je crois savoir que nous dépendons de la même hiérarchie et qu’il y a peu notre bon ministre faisait grand battage d’une collaboration de nos services. Enfin de nos services à nous et de vos largesses à vous. J’ai une petite dizaine de collègues qui ont disparu sous votre nez, et je réitère ma question, qui sera consignée sur procès-verbal dans le cadre de l’enquête que nous menons, et qui est déjà consignée sur support numérique par l’agent assermenté Cristo qui vous filme : savez-vous où sont mes hommes ?

– Et je le répète, et ça vaudra également un rapport circonstancié à qui de droit, que je n’en sais rien. Comme je vous le dis, j’ai pu les quitter des yeux parce qu’ils ne m’intéressent pas de base, mais aussi pour gérer ma propre enquête, laquelle par exemple me mène à l’endroit où je me trouve précisément maintenant. Et vous voyez, de là où je suis, comme de là où vous êtes, je n’ai pas de vue sur les allées et venues dans la ruelle où se situe votre enquête.

Cellor se retourne et effectivement, si ses gars ont quitté la scène de crime et ont remonté la rue des Près en direction de Vaulx-En-Velin, ces deux- là, s’ils étaient vraiment dans le secteur, ont pu ne même pas soupçonner leur départ groupé. Reste à savoir pourquoi ils seraient partis tous ensemble, en laissant tout en plan. Et question subsidiaire : qu’est-ce qu’il y a à voir dans cette rue perpendiculaire qui pourrait intéresser une quadra qui court vite et une caille de 130Kg ? Elle regarde autour d’elle. Ici, il n’y a que des entrepôts, des petites unités de production, un gardiennage de caravanes et bateaux, et un silo désaffecté qui doit dater d’un passé agricole de la bande près du canal. S’il y a une enquête ici, elle concerne forcément la sienne. Et Houard tout à l’heure disait être sur une piste. Elle n’a pas assez de ses méninges à elle, alors elle fait signe à la sergente Bedarride qu’on peut partir sur l’idée d’une trêve avec les surhommes, et toutes deux rejoignent l’agent Cristo vers sa voiture. L’accueil est chaleureux :

– Thelma, toi ici, quelqu’un a réussi à te faire sortir de ta grotte ? On s’est vu ce matin ?

– Ça changerait quelque chose ?

– Ça changerait quelque chose si on avait l’habitude de se dire bonjour, et d’échanger des nouvelles.

– Ah oui ? Et ça va la petite santé, Cristo ?

– De quoi je me mêle ?

Le commandant Celor jetterait bien un seau d’eau aux duettistes, ne serait-ce que parce que ça fait trop d’amour d’un coup. Et puis il va falloir se centrer un peu sur les priorités. La Guéparde et Teflon sont restés figés sur leurs positions ; alors soit ils n’étaient finalement pas sur une piste, soit la présence policière les empêche d’investiguer. Quoi qu’il en soit, ils sont plus louches que jamais, plantés là à ne rien faire. On pourrait les empailler sur pieds. Alors elle baisse la voix presque au niveau du murmure :

– Déjà Cristo, merci d’être venu si vite. Et pardon d’avoir flingué votre dimanche, et peut-être la soirée à venir.

– Pas de bile, patronne, je suppose qu’il y a importance et urgence.

– On a les deux, oui. D’abord, comme vous voyez, on a l’équipe intergalactique de patinage artistique sur le dos.

– Oui, je vois, et vous savez ce qu’ils veulent ?

– Je sais qu’ils cherchent Houard.

– Houard ? Le lieutenant Houard ? Et pour quoi faire ?

– Ils ne l’ont pas dit, lui ne le sait pas, et nous non plus du coup. Et le plus beau, c’est qu’ils l’ont retrouvé ici. Ça, on en est sûr. Je ne sais pas ce qu’ils se sont dit, mais ce que je sais c’est que, depuis, Houard a disparu.

– Ce n’est pas bon ça.

– C’est d’autant moins bon qu’en plus il n’a pas disparu seul. En fait, tout le monde a disparu. Lui, le brigadier Jeanmaire, je crois qu’il y a les agents Sireux, Touré et Vanditelli, mais Vanditelli, je ne suis pas sûre de ne pas l’avoir vu ce matin partir dans une ronde. Si ce n’est pas Vanditelli, c’en est un autre, je n’ai pas fait l’inventaire. Mais on a cinq disparus d’un coup. Plus les quatre de la scientifique.  Lerdon est ses habituels, le barbu qui a toujours des miettes dans la barbe, et la fille qui dit tout le temps « non, mais je rêve ».

– Le sergent Netter, je ne sais pas son prénom.

– Oui, voilà Netter. Mariette, ou Marielle. Ou Yvonne. Et puis il doit y a voir un stagiaire aussi, et le compte est bon. Neuf. Tous disparus. Les neuf d’un coup.

– Oui, ça fait un gros vide. Et forcément, c’est lié à l’enquête ?

– Forcément, oui. De quelle manière, je ne sais pas, mais c’est lié.

– Est-ce que ça ne pourrait pas être lié à l’enquête des deux cons à pois et paillettes d’en face aussi ? Ils vont où d’ailleurs ?

– Ils retournent vers la scène de crime. Ce serait bien qu’ils n’y entrent pas. On ferait bien d’y aller aussi et d’arriver avant eux. Encore que je crois que si la grande chatte en skaï veut nous prendre de vitesse, on ne pourrait pas lutter, même en étant déjà là-bas. Bon, faisons leur confiance… ils savent que nous sommes la loi.

– Et ils savent mieux que personne que la loi, c’est fait pour les honnêtes gens… si c’est lié à l’enquête, est-ce que ce ne serait pas lié aussi à nos deux invités étranges de ce matin ? La petite mignonne qui est venue spontanément témoigner avec ses histoires à dormir debout. Et le briscard amnésique qu’on a ramassé par terre et qu’elle a formellement identifié.

– Si, ils sont probablement dans le décor. Pour preuve, ils ont disparu aussi. Ils se sont évadés. Oui oui, vous avez bien entendu… ou alors… ils se sont tous concertés, et tout le monde nous attend à la brigade, dans le noir, et ils vont tous crier « surprise » quand on va allumer. Il faut retrouver notre équipe, si on n’a rien dans une heure j’appelle des renforts. Cristo, vous vous sentez de quadriller la zone en voiture avec le sergent Bedarride.

– Non, mais on est de grandes personnes… enfin… à peu près.

– Elle va vous guider et assurer vos arrières.

– Oui, je me doutais bien que vous l’aviez recruté pour ses qualités foncières. Parce qu’elle a l’air un peu méchante comme ça, mais en vrai elle est très méchante.

Thelma Bedarride grimace un gnagnagna sans le prononcer, et fait déjà le tour de la Golf, qu’elle semble assez peu trouver à son goût. Et encore moins à sa hauteur. Elle s’y installe, ouvre la fenêtre, et claque deux fois des mains. Elle n’a pas la journée. Le commandant Houard presse le bras de l’agent Cristo et se focalise sur cette trace au sol, qui avait l’air d’intéresser la justicière pleine de morgue et son associé plein de morve. Ça a l’air de remonter la rue au moins jusqu’au croisement de la rue des Prés. Ça tombe bien, c’est son chemin. Cristo démarre derrière elle, et intrigué aussi, choisit de rouler au pas, fenêtre ouverte :

– Vous avez quelque chose, patronne ?

– Non pas vraiment, mais plus ça va moins j’ai d’idées. Dites, Cristo vous voulez bien appeler le pavillon 7 de Grange-Blanche ?

– Pour savoir si la gamine de cette nuit est tirée d’affaire ?

– Oui, et puis des fois qu’elle soit en état d’être interrogée.

– Je fais ça.

– Merci Cristo, par contre vous pensez bien à vous ranger sur le côté, si vous téléphonez. Parce que sinon votre passagère, va arracher la poignée de sa portière et manger son appui-tête. Elle prend beaucoup sur elle, mais elle a peur en voiture.

Cristo freine immédiatement et sort son téléphone. Droit devant les justiciers se sont arrêtés avant d’atteindre la ruelle. Ils sont agrippés tous deux à un grillage et semblent tentés de passer par-dessus. Enfin le grand Teflon n’est pas taillé pour une telle escalade, sauf à mettre en grand péril le grillage escaladé.  Mais la Guéparde, oui qui regarde les flics et essaye d’apprécier si en usant de sa grande vitesse elle aurait le temps de faire l’aller-retour ni vue ni connue. Et la réponse est non. Sa rapidité extrême s’exprime dans la course. Pour tout le reste, elle est comme tout un chacun. Elle est plus et mieux entraînée que tout un chacun, mais ses performances n’excèdent pas celles d’une bonne sportive. Et en escalade, avec son vertige, elle est juste passable. En plus, la grande flic a suivi son regard, et aussitôt accéléré le pas pour venir jusqu’à elle.

Vanina Ah Ah §26

Il s’en est fallu de peu que MDK rate son atterrissage sur le toit de l’immeuble, rate le toit même, mais il avait oublié à quel point l’avant-dernière version de son exosquelette, le prototype 3-2, était archaïque, et pensé d’abord pour le combat au sol et la force brute. Pour le vol, ça a toujours été un gros pari sur le pilotage, et le sens de la démerde. Et c’est vrai que ce dernier sens-là, l’usage prolongé du dernier update l’a un peu endormi. Mais bon, une réception plus bruyante que ce qu’il aurait fallu, mais pas de bobo, et le drone s’est également bien tenu. La Spectre Noire aussi quoique plus fofollement. Elle a volé avec le sourire jusqu’a ce qu’elle se pose près de lui et s’enquiert de ses sensations :

– Ça ne vous va pas d’être raide comme un pichet. Enfin, votre bazar, on dirait un camion. Il faudrait mettre le nouveau squelette sur l’ancienne combinaison et ce serait parfait, c’est possible ça ?

– Oui techniquement, c’est possible. Mais avec l’identité visuelle du BIOS, je crois que ça va être niet.

– L’identité visuelle, c’est jaune avec des points noirs, c’est ça ? Vous devriez vous accorder ce que les autres s’accordent. Après tout, le BIOS sans vous, ce serait une bande de voyous prétentieux. Et si moi j’ajoutais une cape à mon costume ? Une grande cape noire, pour faire plus spectre, plus mystérieuse ?

– Pourquoi pas ? Mais est-ce que ce serait si pratique que ça pour le combat ?

La vérité est beaucoup plus crue que cela, et saute aux yeux à l’instant. La Spectre est debout sur le bord du toit et regarde le soleil au napalm gâcher ses artifices sur la zac, et la vérité c’est qu’on ne cache pas de pareils arguments sous une cape. Être justicier, c’est aussi du glam, et cette demoiselle-là en déborde. MDK, se reprend. Les dernières heures en compagnie de Vanina Celesti ont ramolli sa grande rigueur morale, il faut qu’il fasse attention. Parce qu’il n’a pas la tête au boulot. Et du boulot, il y en a. Ils sont sur le toit en terrasse de l’immeuble sis 4 rue des prés. Et c’est presque le point culminant sur tout l’entour, sauf à en disputer le statut à un bâti industriel tout en hauteur, un ancien silo peut-être, juste en face du parking à la benne bleue.

– J’ai passé une grande partie de la nuit ici, Méca. Enfin à voler d’ici à l’espèce de tour là-bas pour surveiller la benne, et j’ai passé vingt fois ma tête dans les murs pour vous chercher dans la fête. Enfin, ce n’était plus une fête du tout. Il y avait la police, les pompiers, et ces pauvres filles.

– Et vous n’avez pas été tentée de les soigner ?

– Si j’avais su qu’on les avait droguées à ce point, jusqu’à les tuer… j’espère que la deuxième va survivre. Mais j’ai pensé qu’elle n’était pas près de guérir de ce qu’elles avaient subi, et qu’elles se réveilleraient bien assez tôt avec ça. Et avec toutes les questions de tout le monde. Mais peut-être que je peux encore sauver celle qui est encore en vie ?

– Oui, et elle pourrait bien nous aider à voir clair. 

– Et vous savez où elle est ?

– Non, et on ne pourra pas demander à ces dames de la police en bas.

– Parce qu’elles connaissent ma voix ?

– Oui et la mienne aussi, même si avec mon casque clos, le rendu fait une sacrée différence. Il faudrait que je vous bricole quelque chose, un micro et des filtres pour modifier votre voix.

– Pourquoi ? Vous non plus, vous ne l’aimez pas ?

– Si, mais comme ça, vous pourriez parler comme Spectre Noire sans qu’on reconnaisse votre voix civile.

– D’accord, ce serait deux voix différentes. Vous avez toujours des idées. Et vous pourriez me faire la voix de quelqu’un de connu ?

– Je ne sais pas, vous pensez à qui ?

– Je vais y réfléchir.

– Oui, en attendant, vous ne trouvez pas un peu étrange qu’on n’entende pas un bruit en bas. Et qu’il n’y ait pas âme qui vive dans la rue ?

– Ah oui, vous aussi, ça vous met mal à l’aise. Je me dis, c’est trop calme. Ou il va pleuvoir, ou je ne sais pas.

– Vous voulez bien faire une ronde de reconnaissance, Spectre ? Moi je ne sais plus voler en rond avec ce barda-là.

– Vous voulez dire que je vole en rond et que je regarde ? Et je reviens vous dire ce que je vois ?

– S’il vous plaît.

Et ça ne fait pas un bruit, elle est déjà dans les airs, semblant nager un instant sur place, et puis elle part en plané. MDK ne la perd pas de vue, mais se penche sur la rue pour essayer d’évaluer la situation. Devant l’allée de l’immeuble, il y a le Hummer d’intervention, et il est défoncé, bon pour la casse. Ça veut dire que les confrères ont été mis dans le coup, ou s’y sont mis d’eux-mêmes, suite à leur disparition, et ont réussi à remonter jusqu’ici. Comment ont-ils fait, on le saura bien assez tôt. Ce qui est plus préoccupant c’est qu’ils semblent avoir été attaqués ici même, et attaqués avec des moyens lourds. Parce que le « poc » sur le capot, il ne doit pas falloir beaucoup moins qu’une boule de démolition pour l’obtenir. Ça veut dire qu’il y a un supervilain dans le coup. Et des supervilains capables de ça, en France, il n’y en a pas beaucoup. Marteau-pilon a passé l’arme à gauche le mois dernier, emporté par sa cirrhose. Mais de toute façon, il n’était plus que l’ombre de lui-même ces derniers temps, et ce n’est pas sûr qu’il aurait encore pu lever son verre à la seule force de ses bras. Il y aurait bien le piston, mais lui ne frappe qu’à l’horizontale, et puis il serait quand même suicidaire de s’attaquer à un membre du BIOS. Même libellule, qui n’est quand même pas une saigneuse de guerre, lui mettrait une fessée. C’est un super-vilain de classe maternelle. Alors qui ?

L’autre chose, c’est qu’il n’y a pas un flic à la ronde. Alors que toutes les voitures garées dans la rue sont d’évidence banalisées. Sauf le coupé Audi noir qui doit être celui de quelque ponte. Il a dû se passer quelque chose pour que l’immeuble et l’investigation soient abandonnés. Justement, la Spectre revient et se pose sur trois pas et un dérapage :

– Il s’en passe de belles.

– C’est à dire ?

– Quoi ? ce n’est pas comme ça qu’on dit ?

– Si. Et il se passe quoi de beau ?

– De beau ? De belle, non ? Il y a la Guéparde là-bas dans la rue parallèle.

– Perpendiculaire ? Cette rue-là ?

– Oui, et elle est avec la commandante de la police, et une autre policière, mais c’est peut-être un enfant déguisé. Une petite fille. Et sinon il y a le bon policier dont la fille avait des cors au pied. Vous ne voyez pas qui ? Il ne s’est pas confié à vous peut-être. À moi non plus d’ailleurs. Mais lui il est resté vers sa voiture. Vers une voiture en tout cas, si ça se trouve, ce n’est pas la sienne.

– Et qu’est-ce qu’ils font ?

– Qui ?

– Tous ces gens.

– Je crois qu’ils s’engueulent. Mais je ne me suis pas approchée, je n’aime pas quand les gens s’engueulent. Ah oui, j’étais sûre que j’allais oublier. Je voulais vous en parler en premier, et voilà dès que je me stresse… il y a aussi un genre de robot. Mais mal fait. On voit que c’est une combinaison.

– Un robot ? Comme mon drone ?

– Non, le drone c’est une petite soucoupe volante. Lui, c’est un robot. Avec des bras, des jambes, comme Godzilla.

– Comme un Transformer plutôt.

– Je ne sais pas. En tout cas, il est grand.

– Comme Godzilla ?

– Vous m’avez perdue, Méca. Il est grand comme trois pommes. Non, ça, c’est quand on est petit. Moi je dirais qu’il mesure dans les trois mètres.

– Mais c’est immense…

– Voilà, c’est le mot que je cherchais. Je pense que ça va mal tourner là-bas, mais je me suis bien gardé d’intervenir. Parce que…

– Il faut que je voie ça. Je règle le drone en mode furtif, et je vais tâcher de voler jusqu’à la tour là-bas sans tomber et sans me faire voir.

– Il est armé le drone ?

– Oui, il est armé avec ce que j’avais, c’est à dire pas grand-chose, juste une ogive perforante. Je doute que ça nous serve aujourd’hui, mais vous savez ce qu’on dit ?

– Non.

– Il ne faut jamais dire jamais. Oui, elle est spéciale cette phrase.

– Oui, quand même. Elle n’est pas de vous, on dirait du maître Gim’s. Maître Gims, tiens…

Et elle prend une grosse voix, la plus grosse qu’elle peut, en posant son menton sur sa poitrine, et fait des essais de vocalises  :

– Ah-eu ah-eu, je suis la Spectre Noire du Bios, rangez-vous sur le côté madame, et coupez votre ceinture.

– Pardon Spectre ?

– Non, j’essayais la voix de maître Gim’s, vous savez, la proposition que vous m’avez faite, de me bricoler un truc pour qu’on ne me reconnaisse pas. Et Maître Gim’s, non. Ça fait trop gentil. Ça fait dessin animé.

– D’accord, maître Gim’s, non.

– Mais je suis prête. Je vous attends là-bas, et je vous réceptionne si ça part de travers.

– Je vous suis.

Vanina Ah Ah §25

§25

– Et vous me dites que c’est parce que vous m’aviez déjà soigné, plusieurs fois auparavant, que c’est quand votre pouvoir de guérison, débordant comme il est, m’a atteint que vous m’avez… comment dire ? Senti ?

– Oui, j’ai reconnu votre fesse. Oh là là, vous allez m’en vouloir. Mais comme je l’avais déjà soignée hier, quand votre propulseur vous a lâché, ce n’est pas que je visualise ce qui se passe quand je soigne à qui mieux mieux tout le monde, mais je ressens… et je me suis dit : tiens, je connais cette fesse. Cette fissure ne me dit rien, ce mal de tête non plus, mais cette côte cassée m’est familière, ce genou aussi, et surtout je connais cette fesse. Bingo, c’est celle de Méca. Et me suis dit : Vani Vani Vani, tu vas voir que c’est le monsieur N°3. Et que tu as encore foutu tout le monde dans la marade.

– Mais non, au contraire, vous nous avez sortis de là. Et puis c’est un don merveilleux que vous avez. Il faut juste apprendre à le canaliser, mais c’est une merveille. Mais heu… vous m’avez parlé d’une fissure, vous voulez bien m’en dire plus ?

– Non, ce n’est pas facile, je ne reconnais pas l’organe. Ce n’était pas loin de la fesse blessée. Ça vous parle à vous une blessure dans ce coin-là ?

– Oui, ça me parle, mais ça ne me dit rien de bon. Il faut qu’on en ait le coeur net ; moi je vous ai raconté à grand trait ce qui s’est passé quand on s’est séparé hier soir, ce violeur que je tiens presque, et que je cogne sous vos yeux et puis la suite qui m’échappe. Je vous ai dit que j’ai des images et je vous ai dit qu’il y a des manques.

– Vous voulez que j’essaye de vous guérir encore une fois.

– Non, ce qu’on va faire c’est qu’on va aller sur place. On va retrouver le salaud qui a fait ça. Et on va lui faire manger… comment vous dîtes ?

– On va lui faire manger ses chicos par le cul.

– Voila. Vous allez pouvoir vous changer là-haut dans mon bureau, vous serez tranquille, moi je m’équipe ici… non non, ne débarrassez pas, laissez, je ferai ça après.

– Oui , mais si on ne revient pas ?

– Bien sûr qu’on va revenir. Quand vous êtes prête, vous me rejoignez, on va passer par en bas.

Vanina Celesti est soulagée, et plus que ça. Elle flotte, elle ne sait pas pourquoi. Elle a retrouvé son MDK, il n’est pas fâché, il a toujours des solutions. Et puis c’est un monsieur très bien, qui a très belle situation. Et qui porte beau. Elle n’aurait jamais imaginé qu’il souriait. Il ne sourit pas beaucoup, mais même un tout petit peu comme il fait, c’est inattendu. Elle qui pensait l’exaspérer au dernier degré, finalement non, elle le fait souffler du nez. Des fois, elle voit bien qu’il est un peu dans l’expectative quant à elle et dans la sidération aussi.  Mais ça a l’air de lui passer. Et puis, qu’est-ce qu’il vient de dire ? Bien sûr qu’on va revenir ? Vani Vani Vani, maintenant que tu connais le chemin, tu es la bienvenue.

Elle se hâte d’enfiler sa combinaison, ses quelques protections et ses bottines à Velcro. C’est dommage qu’elle doive remettre le casque. Elle le voit qu’elle lui plaît bien le visage découvert. C’est dommage aussi qu’elle n’ait pas insisté pour débarrasser et faire la vaisselle. Qu’est-ce qu’il va penser d’elle ? Ouais, voilà, encore une qui arrive et qui met les pieds sous table, de toute façon nan nan… son casque sous le bras, elle se regarde dans la glace derrière la porte du bureau. Une chose est sûre, elle ne s’aime pas de trop, Vanina Celesti, mais dans ce désamour, son aspect visuel est ce qui la garde un peu joyeuse. Elle est canon. Si elle en doutait, elle l’a bien vue à la fête d’hier soir, où tous les mâles en présence à un moment ont tenté un peu plus qu’un regard en coin, et beaucoup plus pour les moins inhibés. Elle a toujours tourné les sens des hommes, de tous les hommes, et elle en a payé le prix fort ; très tôt. Elle n’aime pas y penser.

Mais aussi qu’est-ce qui a mal tourné dans cette soirée ? MDK et elle n’auraient jamais dû s’inviter à la fête. Ils auraient dû s’en tenir au plan initial. Acclamés dès leur entrée pour leur remarquable créativité, surtout elle, évidemment – mais MDK sans son exosquelette est-ce que c’est encore MDK ? – les gens se sont mis en cercle autour d’eux, comme autour de tous les nouveaux arrivants, en scandant en rythme « ouais ! ouais ! ouais ! » et il s’est agi d’improviser une chorégraphie. Et d’y mettre un peu de coeur. Alors MDK a posé une main sur sa hanche, et l’a embarquée dans une valse essoreuse, et ça leur a valu des sifflets et mêmes des youyous. Et ça lui a valu à elle le tournis et des débuts d’humeurs de Sisi impératrice. Puis deux autres invités se sont présentés à la porte, dont une des deux malheureuses déguisées en Spectre, et il a fallu se joindre à la ronde d’accueil. Et c’est là que MDK et elle ont été séparés d’abord. Ça a été dur à vivre. Elle le voyait en face, taper des mains comme les autres, alors c’était pour donner le change, mais comment on peut savoir quand l’ambiance prend le pas sur toute possibilité de raisonnement ? Et puis les petits messieurs de la soirée on commencé à lui tourner autour, à lui faire des compliments, sur son costume hum hum, et puis je te sers quelque chose, et puis les mains qui commencent à partir de traviole et se rêver des destins de butineuses, elle a vu le moment où l’oppression et la panique allaient l’emmener trop loin : rester tangible, rester tangible, et sortir de là. Elle s’est faufilée dans le coin libre de la pièce, derrière le canapé, loin de la porte d’entrée, loin du buffet, loin des danseurs.

Un jeune homme déguisé en Cyclope lui a tendu un verre, elle a décliné. Il a insisté, alors elle a menti :

– Mon mari est allé m’en chercher un.

– Ton mari ? C’est lequel, ton mari ?

– C’est MDK.

– Lequel ? Le grand ou le petit ? On en a deux ce soir.

– Ah bon ?

– En tout cas, il n’y a ni l’un ni l’autre au buffet. Tu es sûre qu’il n’a pas oublié ton verre ?

Elle fait oui de la tête, très énergiquement. MDK fait toujours ce qu’il dit. Même si, là, il n’avait rien dit en vrai. Et même si… le fait est qu’à ce moment-là, MDK avait disparu. Alors elle s’est rassemblée sous son casque, et elle s’est rappelé qu’on était là pour chercher un téléphone. Voilà, il devait être en train d’accomplir la mission. Toujours efficace, ne perdant jamais les objectifs de vue. Alors elle a essayé de se souvenir quel rôle lui était dévolu à l’instant, et elle a trouvé ça plutôt vague : donner le change. Elle s’est dit que si elle dansait dans son coin, derrière son canapé, ça ferait trop la fille qui donne le change, quand le principe, c’est justement que ça ne se voit pas. Donc elle s’est dit qu’elle pourrait aller discuter avec la fille déguisée en elle. Elle ne rencontre jamais ses fans. Parce qu’au BIOS, ils préfèrent ne pas la lâcher dans les conventions et les rassemblements Cosplay. Soi-disant que sa voix est trop particulière, trop identifiable. Et mon oeil, c’est du poulet ? C’est surtout qu’ils ont peur qu’elle commette une boulette. Merci, hein ? Déjà qu’elle n’a pas confiance en elle, maintenant chaque fois qu’elle doit dire quelque chose, elle se met une de ces pressions… il n’y a qu’avec MDK qu’elle parle librement. Alors bien sûr, c’est lui qui parle à la police, ou en conférence de presse, elle, elle est à côté, comme la partenaire d’un magicien. Mais elle ne fait pas les grands gestes avec les mains et les bras. Mais MDK parle bien, comme un ministre, ou un coach de zumba. Vraiment très bien. Assez bien pour parler pour deux. Mais La Guéparde, franchement ? Avec sa voix vulgaire et ses expressions sans queue ni bête, elle n’a pas honte ? Et cette radasse, elle ose mettre un veto ferme à ce que La Spectre Noire parle en public  ? Alors, elle n’est pas très maline, elle le sait, mais si c’est pour dire des banalités comme « le bien triomphera toujours du mal » et « notre mission c’est votre sécurité », merci, elle n’a pas besoin non plus de sortir de polyclinique.

Mais il n’y a plus l’autre Spectre Noire parmi les danseurs. Il lui semblait pourtant en avoir même vu deux à un moment. Mais une surtout qui est restée danser près d’elle et qui lui a fait plein de signes du pouce, des deux pouces même… engageante quoi. Elle est peut-être au buffet, il y a foule là-bas parce que Zorro vient d’apporter un plein saladier de Ponch frais. Elle se décide à sortir à découvert et traverse les danseurs, qui l’acclament et l’effleurent et aimeraient bien la retenir, alors elle danse en marchant comme un hiéroglyphe, et là elle aperçoit MDK qui la regarde en souriant. Il est sur le pas de la porte qui va vers la cuisine et probablement d’autres pièces de la maison. Mais à ce moment-là, elle n’est pas sûre que ce MDK qui la regarde est le vrai : le sien. Une main insiste sur sa hanche, c’est Captain America qui essaye de l’entraîner dans le chaloupé d’un genre de rumba partageuse, alors, pivot – un pas sur le côté – j’étais là – je ne suis plus là, elle s’esquive vers la petite émeute du buffet. MDK, le vrai ou le faux, n’est plus à la porte, alors les deux bras croisés sur la poitrine, elle prend la première brèche dans la masse humaine, et espère qu’elle lui permettra d’atteindre une bouteille de soda. Et surtout une paille.

L’autre Spectre n’est pas là non plus. Il va falloir qu’elle trouve autre chose pour se donner une contenance. Bon, déjà elle a un verre, un jus de cocktail de fruits, qui pourrait être du raisin et de l’eau, mais pas sûr pour le raisin, et miracle, une paille, pour pouvoir boire sans essayer de se verser le liquide dans la bouche par le côté en grimaçant pour agrandir au mieux sa commissure de lèvres. Et si elle essayait de retrouver MDK ? Peut-être qu’il a trouvé le téléphone et qu’il attend qu’elle se montre disposée au départ. Le chemin pour la cuisine passe à nouveau par la piste de danse, mais cette fois elle est dans le coup, et elle se met à danser en même temps qu’elle s’élance. Ce n’est pas évident, parce qu’il faut bien tout synchroniser, ne pas renverser son verre, éviter les coups de coude et embardées des danseurs les plus investis. Et bien sûr avancer quand même. La musique est un peu datée et d’ailleurs ça enchaîne sur jumpeuronde (jump around de House of pain) alors qu’elle est à un mètre de s’extirper de la masse dansante, et là, oh maman, ce n’est plus la peine d’y penser. Tout le monde attrape tout le monde par la hanche ou par l’épaule, par le cou, et le mot d’ordre c’est de sauter, comme une invasion de crickets. Les verres giclent, une fille lance un nouveau youyou, et quelqu’un martyrise l’interrupteur général pour faire stroboscope. On n’a pas mémé sortie des ronces,  alors tant pis dans la confusion, ça passera pour de la confusion, elle se rend intangible et quitte la danse en traversant les danseurs à reculons. Personne rien vu, il y juste le petit coeur de Captain America qui s’est brisé en la découvrant soudain si loin.

La cuisine est la première pièce à gauche d’un couloir qui en dessert trois autres. MDK est là, il parle politique avec deux gamins éméchés. Ça doit faire partie du plan, il ne peut pas avoir oublié le pourquoi de leur présence ici. Il lui tourne le dos, et elle n’ose pas attirer son attention. Et puis si ça se trouve, ce n’est pas MDK, c’est l’autre qui s’est déguisé. Elle n’aime pas trop décidément le tour que ça prend. Deux MDK, trois Spectre Noire, et puis là, juste devant elle la fausse Blind et une fausse Maïa l’abeille qui attendent devant la porte des toilettes. Et si elle le trouvait, elle-même, ce téléphone ? Comme ça elle appelle n’a-qu’un-oeil, lui donne l’adresse, et hop on retourne attendre dans cette benne, où c’est là qu’on est le mieux. Non, ce n’était pas ça le plan. On devait attendre où au juste ? Et puis c’est pareil, l’adresse, maintenant qu’on a changé de stratégie, elle ne s’est plus concentrée dessus et elle l’a oubliée. C’était un nom de rue en é. Ou en u ? Non, c’est « rue » qui est en u. Le nom de la rue, ça y est, il est perdu. Vani Vani Vani, le mieux c’est que tu t’en tiennes à ce qu’a dit Méca. Tu te mets avec les autres et tu danses jusqu’à ce qu’il vienne te chercher.

Et c’est ce qu’elle a fait. Et elle a dansé, et elle a esquivé tant bien que mal des avances, elle a parlé un peu à Catwoman, qui en vrai s’appelle Crystèle Dorgelas et qui travaille à l’appartement. Au début, elle s’est dit, bon, c’est une mère au foyer. Alors qu’en fait non, l’appartement c’est une salle de sport. C’est bizarre, mais ils l’ont appelée comme ça. Et donc avec Crystele Dorgelas, en dansant elles ont parlé de fitness. Mais pas les Yaourts, le sport. Enfin, c’est surtout Crystèle Dorgelas qui a parlé, parce qu’elle n’arrive pas à perdre des cuisses. La Spectre a trouvé ça bien abstrait comme conversation, mais elle a tout écouté en souriant, et en opinant du casque. Mais en vrai, elle n’a rien compris. Et c’est dommage, parce qu’elle avait l’air très impliquée cette fille, et puis ce n’est pas souvent qu’elle se fait des copines. Mais c’est là que MDK est revenu. Enfin celui qu’elle pensait être MDK, mais c’est normal, il est arrivé directement sur elle, avec ses mains dans le dos, il lui a dit :

– Ah ! la meilleure pour la fin…

Et c’est vrai qu’elle n’a pas reconnu la voix, mais comme elle n’a pas compris le sens de la phrase, elle a d’abord buté là-dessus. Mais elle n’a pas buté longtemps puisque l’autre dingue est arrivé et a commencé à mettre des torgnoles à… alors non, l’autre dingue, c’était le vrai MDK, mais on ne pouvait pas le deviner, il n’avait pas son casque. Comment il a dit qu’il s’appelait ? Jean-Georges. Jean-Georges, ça fait beaucoup de sons en Jeu-jeu-jeu, on dirait qu’on essaye de parler à un boxer, ou à un bébé qui a le menton qui avance. Bon après, il a peut-être un surnom, comme Méca, mais pas Méca. Quelque chose comme Jeanjean ou Jojo. C’est joli Jojo, ça fait lapin d’appartement. Ou joueur de 421. Toujours est-il qu’ensuite, alors que la soirée ne se passait déjà pas spécialement bien, là elle a vraiment tourné au cauchemar.

Rien que d’y repenser, la Spectre se crispe et doit s’immobiliser  pour se reprendre dans l’escalier. Elle aurait pu tuer MDK, elle a failli le faire. Quand ce type, Jojo là, le vrai MDK, est tombé sur le faux MDK, elle a failli lui passer la main dans le crâne et lui écrabouiller sa cervelle de connard. Enfin de connard, si ça n’avait pas été lui. C’est compliqué quand même, même en revoyant la scène, et en sachant qui est qui, tout ce qui s’est passé ensuite, et ce qui passe avec Jojo là tout de suite, ça lui reste trop sophistiqué pour qu’elle l’appréhende vraiment. La Spectre, ce qu’elle aime bien, c’est les situations où le méchant reste méchant jusqu’à ce qu’on le tue. Là, elle gère. Elle a les prolégomènes, elle sait sauter aux conclusions.

– Spectre ? Vous pouvez entrer, hein ? Je suis changé.

– Ah oui, je réfléchissais, j’arrive.

– Vous allez m’aider.

Elle retrouve Méca, mais avec sa tête de Jojo. Il a passé sa combinaison, mais c’est l’ancienne. Celle d’avant que le BIOS uniformise les tenues de ses justiciers – sauf celle de la Guéparde, mais de toute façon, il faut toujours qu’elle ait un traitement à part. La Spectre ne connaissait pas MDK quand il s’habillait comme ça, mais elle l’adorait déjà. D’ailleurs la plupart des posters de sa chambre c’est le MDK de cette époque-là. Alors est-ce que c’est une petite attention à son endroit ?

– J’adore quand vous avez cette tenue-là. C’est presque la même, mais celle-là elle tire sur le rouge, et maintenant que je connais vos yeux, je trouve que c’était une bonne idée. C’est dommage que l’ayez arrêtée.

– De toute façon mes yeux, avec le casque…

– Oui, c’est vrai, mais c’est bien que reveniez à celle-là.

– C’est à dire qu’ici je n’en ai pas d’autres. Pas contre, j’ai un mal fou à la fermer. Je ne pense pas avoir grossi, je pense que c’est juste parce que je ne l’ai pas portée depuis longtemps. Vous voulez bien m’aider ?

La fermeture Éclair peine à passer le relief de la poitrine, mais à vrai dire, ça a été un combat dès son amorce au niveau du pubis et Jean-Jo a vu le moment où il allait renoncer pour ne pas voir celui où il allait demander de l’aide. Vanina Celesti a bien compris ce qu’il fallait qu’elle fasse, mais elle se trouve toute gauche et fébrile. Lui est aussi est gêné comme tout, ça se voit. Mais il prend le taureau par les cornes et tire sur les deux pans de sa combinaison pour les rapprocher, pendant que la jeune femme fait monter la tirette en espérant ne pincer ni poil ni peau. Et à deux, c’est tellement plus facile, elle monte jusqu’en haut du col, a le geste d’écarter une saleté, poussière ou autre, sur la poitrine de cuir et de se reculer pour inspecter le travail achevé.

– Voilà, vous êtes bien comme ça.

– Merci Spectre. J’espère que je n’aurai pas trop perdu mes repères avec ce vieil exosquelette que je n’ai pas passé depuis longtemps. Mais ça doit être comme le vélo.

– Je sais en faire, du vélo. Oui, je suis bête vous le savez puisque j’ai un casque de vélo.

– En parlant de casque, on va remettre les nôtres avant de partir. Le tunnel par lequel on va passer n’est ma propriété que sur les 103 premiers mètres.

– Vous avez acheté un tunnel ?

– Non je l’ai creusé… avec des machines. Mais je l’ai fait rejoindre d’abord un ancien égout, que j’ai assaini et ensuite on passe par le métro.

– On prend le métro ?

– Non on vole dans le métro. Dans le tunnel du métro, pas dans la rame.

– Ah, je me disais, les gens vont avoir peur.

– J’ai vite fait remonté le drone 1, et il va nous accompagner.

– Oh chic, ça fait sortie en famille. On va où ?

– On va aller récupérer mon autre exosquelette et mon autre propulseur s’ils sont encore dans la cette benne bleue.

– Moi je vous suis, de toute façon je ne saurais pas y retourner. Et votre combinaison et votre casque sont là-bas aussi ?

– Je ne sais pas. Je crois qu’on me les a volés. Mais je n’en suis pas sûr. Je vois quelqu’un me déshabiller.

– Alors il ne faut pas que vous restiez seul avec ça… c’est ce qu’on me disait à moi. Oui, moi non plus, je suis comme vous, je n’ai jamais compris pourquoi on me disait ça.

– Je crois qu’on va aller secouer deux ou trois personnes et qu’on va avoir des réponses.

– Ça, ça sent la bagarre, j’adore vous voir comme ça. Enfin plus que débraillé et avec un numéro sur une pancarte. En plus le 3, je trouve que ça ne vous va pas du tout. Pour moi vous êtes plus un 4, ou un 7 à la rigueur. Mais 3, franchement. Mais je vous ai coupé.

– Non non. Je lance le drone. Parée à mettre votre casque ?

– Oui, mais à contrecoeur, je trouve qu’on s’y fait de se connaître.

– Mais moi je suis à des années-lumière de vous connaître, Spectre. J’y pensais pendant que je me changeais. Vous avez un nouveau pouvoir, en friche encore, comme votre pouvoir de télépathie. Et comme cette force qui vous permet de projeter des gens… dans des murs. Et puis d’autres encore ?

– Oui, mais je n’en suis pas sûre.

– Mais forcément oui, vous en avez d’autres, et vous m’en parlerez peut-être. Mais en attendant, il n’y a personne comme vous dans le monde.

– Oh c’est trop gentil, JeanJean, Jojo… heu.

– Personne n’accumule les pouvoirs comme vous, personne. Ou alors chez les Chinois, peut-être on ne peut pas trop savoir avec eux. Je me demande d’où ça vous vient tout ça. Après, d’où viennent les pouvoirs de ceux qui en ont ? Pourquoi ils apparaissent maintenant et pas à l’aube de l’humanité ?

– Ils ne sont peut-être pas du matin ?

– Moi je me dis, quand je vois quelqu’un comme vous épanouir aussi facilement autant de dons, que ça doit être dans les gènes de l’humanité. Dès les origines et ça ne se manifeste que maintenant parce qu’il a fallu attendre une génération sans frein, des gens comme vous. Peut-être même que vous, et seulement vous, Vanina, pour éclater au grand jour.

– Oh là là…

– Mais je suis sûr que notre ancêtre commune, Lucie, elle…

– Qui ?

– Lucie, on a retrouvé son squelette en Afrique, Yves copens tout ça, et par convention, on a dit que c’était le premier homme sur terre.

– Ah, ce n’était pas une femme ?

– Si. Mais bref, je m’embarque dans des hypothèses, alors que je ne maîtrise rien du tout. C’est juste que vous m’épatez beaucoup, Spectre.

– Mais vous de même.

Il enfile son casque, alors elle l’imite, et ils se retrouvent comme ils se sont toujours connus, même si MDK tire présentement un peu sur le rouge. Le drone s’élève et vient se positionner derrière le french Méca. Alors il tend son poing vers elle, elle le tape avec le sien.

– On va vers un grand danger Spectre, merci d’être là. Vous avez une question ?

– Oui. Notre ancêtre, là… comment on a su qu’elle s’appelait Lucie ?

Vanina §24

– Ça, c’est du comité d’accueil.

La Guéparde assise en tailleur sur le toit de son Hummer et Teflon qui danse des genoux de l’autre coté de la rue avec son casque sur les oreilles ont eu tous deux un petit élan d’espoir en entendant la voiture arriver et leur déception est parlante quand ils découvrent qui vient de tourner dans la ruelle. Le commandant Cellor s’arrête au milieu de la chaussée. Ce n’est pas la place qui manque malgré les cinq ou six voitures des gens de sa brigade et la camionnette de la scientifique, mais quand même ces justiciers ne manquent pas d’air. Ils avaient tout loisir d’être moins encombrants.

– Il va falloir se débarrasser de ces deux cons si l’on veut travailler sérieusement ; une idée, sergent ?

– Qu’est-ce qu’ils font là au juste à attendre ?

– Justement, ils attendent. Une dépanneuse. Regarder leur voiture de boloss… Houard m’a envoyé un texto et une photo pour m’avertir. Mais c’est plus beau en vrai… n’empêche que je n’aime pas les avoir dans les pattes.

– La dépanneuse, ils peuvent l’attendre. Dimanche ne finit que ce soir à minuit. Par contre… on peut leur envoyer la fourrière. Ils sont quand même garés comme des rois du pétrole devant le portail de la résidence, et regardez cette mare d’huile sous leur similiblindé. Moi je dirais une prune majorée à 82€ pour le stationnement gênant et 82 de plus pour le remake de l’amoco cadiz. Plus la fourrière, et le taxi pour rentrer. Si avec ça, ils prennent une glace à l’entracte, Mac-do en sortant, ça leur fait une chouette sortie familiale. Après, le pépin, c’est qu’il va falloir trouver un gars à la fourrière qui ne s’enfuit pas en courant en voyant la dame.

– Ou le grand gamin.

– Je trouve que la dame fait plus peur. Déjà, elle fait salope. C’est son droit, je ne dis pas. Mais salope méchante, et là ce n’est pas pareil, chef, ce n’est pas pareil.

Elles trouvent à se garer un peu plus bas dans la rue, et leur extraction de la voiture constitue mieux qu’une distraction pour tromper l’ennui des deux freacks : un spectacle.  Mais les deux policières ne peuvent pas être moins bien assorties. À vrai dire, la Guéparde trouve que la compagnie de la petite sergente bégueule qui porte un fusil plus grand qu’elle ne peut seoir à personne. C’est comme ça, il y a des choses et des couleurs qui « vont avec tout ». Et puis il y a des gens, c’est le contraire.

L’accès à la scène de crime n’est pas gardé. La rue, déjà presque inhabitée, l’immeuble étant évacué, il n’y a pas de raison de blâmer l’équipe qui a investi les lieux. Par contre, ça n’a pas l’air de trop s’agiter là-haut. Pas un bruit. Et de fait, quand elles arrivent au troisième, elles ne trouvent personne. Il est censé y avoir au travail la Capitaine Lerdon et ses trois équipiers. Et puis Houard et les trois siens. Pas forcément tous ensemble, mais au moins partie de ceux-là. Et non : personne. Tout a l’air d’avoir été laissé en plan.

– Ils ont peut-être trouvé quelque chose plus haut, patronne.

– On va voir, mais bon, plus haut c’est le grenier, puis c’est le toit.

En montant, Jézebel Cellor fait sonner le téléphone de son lieutenant. Mais en vain. Voilà qu’il recommence…  elle laisse un message sec et sans appel :

– Je suis rue des Prés et vous ? Vous me rappelez, lieutenant, merci.

On accède aux combles par un escalier en bois qui sent la poussière, et qui ne peut pas avoir été foulé par huit  bipèdes tantôt. En haut, la porte est fermée, Cellor a la possibilité d’aller chercher sa radio dans la voiture, mais à quoi bon ?

– Vous pensez qu’ils sont là, vous ?

– S’ils sont là, c’est pour nous faire une farce alors. Parce que je n’entends pas un bruit.

– Merde alors, on est censé avoir qui de chez nous ici ?

– Comment je saurais, patronne ? C’est vous qui faites les équipes.

– C’est le brigadier Jeanmaire qui m’a appelée ce matin d’ici. Oui, voilà, c’est lui qui gérait le voisinage avant que je le fasse relayer par Houard.

– Je ne l’aime pas Jeanmaire.

– Ça m’étonne de vous. Et puis, lui, il vous aime bien en plus.

– Vous déconnez ?

– Oui.

Jeanmaire ne répond pas non plus. Qu’est-ce qu’il font ces cons ? C’est une journée à thème, c’est ça ? Aujourd’hui tout le monde disparaît ? Elle laisse un message plus protocolaire sur la boîte vocale du brigadier, mais qui le somme de donner au plus tôt des nouvelles. Sinon, il lui reste à appeler la miss Lerdon, mais elle se la garde comme solution de désespoir.  Elle l’a déjà sollicitée comme standardiste pour atteindre Houard il n’y a pas deux heures. Elle l’aime bien, mais elle va finir par croire qu’elle ne tient pas ses hommes.

De retour dans l’appartement des crimes, toujours pas un bruit. Le matériel et les notes des scientifiques sont laissés en plan, il y a même deux ordinateurs et un téléphone portable. Le commandant Cellor le prend, le ranime, journal d’appel, le dernier appel est entrant et c’est son nom à elle qui apparaît : « Jez Cellor ». Voilà pour joindre Lerdon, c’est mort. Dans le salon maculé de confettis, et crépi de jaillissement de bière et de ponch, une porte vitrée donne sur une petite terrasse. Thelma Bedarride doit se hisser sur ses coudes et ne plus toucher le sol pour se pencher vers le bas. Il n’y a rien dans la rue, pas un bruit, sinon les pas lourds du gamin métallique qui maintenant s’est trouvé deux mètres carrés de gravier pour tourner en rond. Ces deux zozos ont sûrement vu toute l’équipe s’en aller.

– Ça me fait mal au ventre, mais je crois qu’on va devoir demander à ces charmants quidams s’ils ont vu nos gars.

– C’est peut-être eux qui les ont fait disparaître.  Le gamin, je le vois bien manger votre Houard comme un Flamby.

– Oui, mais Jeanmaire ?

– Non, Jeanmaire, ce n’est pas possible. On ne peut pas faire n’importe quoi avec les lois de la physique élémentaire.

– N’empêche que vous avez raison, je vais peut-être appeler des renforts.

– Je crois que des renforts ne vous serviraient à rien avec des machins comme ça. Je veux dire que même si ce ne sont pas eux qui ont fait disparaître nos huit gars, enfin plutôt les vôtres, ils sont tout à fait capables de le faire. Alors pas aussi proprement, et c’est pour ça que je ne pense pas que ce soit eux, mais, dans le doute, à votre place, si je devais appeler quelqu’un, je prendrais un vieux de la vieille.

– Cristo ?

– Je n’aime pas Cristo. Mais oui, c’est à lui que je pense.

– Il ne va pas être content.

– Visiblement, vous n’êtes pas à ça près.

– Oui, c’est vrai. Je l’appelle.

Vanina §23

Il a quand même un comportement curieux, ce petit lieutenant malingre, le nez au sol, à faire ses allers-retours, sans avoir l’air de savoir que déduire ou que faire de ce qu’il voit. La Guéparde pense deviner qu’il suit cette trace de liquide coulé ou frotté par terre, et qu’il la suit jusque loin dans la rue perpendiculaire, jusque devant le portail d’un parking lambda. Et puis qu’il revient jusqu’à la petite porte de la maison qui fait face à l’immeuble où ses collègues s’affairent encore.  Elle a remarqué d’ailleurs que les collègues en question avaient passé de concert leurs holsters d’épaules par-dessus leurs combinaisons atroces. Qu’est-ce qu’ils croient ces loosers ? Mes pauvres, si ça devait tourner mal, vous seriez mort avant même d’être sûr que ça tourne. Le petit lieutenant boucle son troisième parcours complet, et reste à nouveau immobile et songeur devant la maison d’en face. Pas ce qu’on appelle un homme d’action donc. D’ailleurs, ça se voit à son absence de tenue, qui s’aggrave encore perceptiblement chaque fois qu’il passe, même au large, devant ce sociopathe de Teflon. Et c’est pire encore quand il passe devant elle. Mais ça, c’est l’effet nichon.

Ah ? Il a l’air d’avoir pris une décision, ça se passe en direct, c’est émouvant : il traverse la rue et va parler à ses deux collègues à leurs échantillonnages. Il leur demande de le suivre à l’étage. Visiblement, son autorité fait débat, mais ils le suivent quand même. Ça sent le conciliabule à la police. La Guéparde se remet sur ses pieds, teste ses appuis cunéiformes/métatarse, et en clin d’œil, elle est devant le petit portail de la maison en face. Ça se confirme, c’est ce liquide séché qui intrigue le lieutenant duveteux. Elle longe le mur de la maison, ignore le regard implorant de Teflon, qui doit penser à sa « note de stage »,  et atteint, d’une gouttelette à l’autre, le croisement. Allez, ce n’est pas comme si ça faisait une balade, et on a vu plus bucolique, mais puisqu’il y a une trace à suivre… sur le bitume du trottoir, c’est beaucoup plus net. Ce sont des traces de pas. Mais celui qui les a laissées était en sale état, puisque chaque marque est traînée, dérapée, et que la trajectoire slalome outrageusement. Ça descend du trottoir, ça y remonte, ah, là, nous avons une chute, ou alors peut-être une pause, un bivouac. Et ça repart, ça prend la rue en diagonale, ça traverse, et puis non, ça revient, et puis si, ça traverse franchement. Nouvelle pause technique, à genou celle-là visiblement, et puis bon an mal an, nous voilà rendus devant la grille de ce parking.

C’est celui d’une entreprise, comme il y en a peut-être dix dans cette rue. Celle-là est moche autant que les autres, du béton, de la tôle, banalement fonctionnelle, un espace grillagé assez grand, qui prévoit beaucoup d’emplacements pour se garer, en plus du parking visiteurs juste devant l’accueil. Le portail coulissant est presque poisseux, un peu collant, il a été escaladé par quelqu’un de probablement très humide, et qui s’est vautré de l’autre côté. Il y a du sang aussi, une petite flaque, ouille ouille ouille, il a dû se faire mal, le pauvre bouchon. Dans le parking, la trace reprend néanmoins, plus traînante que jamais, enjambe un terre-plein d’herbe, un deuxième, et puis, après, on ne peut plus voir, parce que ça passe derrière cette benne bleue là-bas. Voilà, fin de la balade.

Et bien, c’était très intéressant tout ça. La Guéparde se dit que si elle devait mener l’enquête, elle s’y prendrait comme le Sherlok de sous-préfecture qu’elle a vu à l’oeuvre. Le petit lieutenant doit se dire, qu’il faut qu’il cherche quelqu’un qui était à la fête, raide torché, probablement trempé des pieds à la tête d’une substance qui reste à déterminer – mais en de telles quantités on peut exclure l’urine sauf si tous les autres s’y sont mis pour lui pisser dessus – et qui aurait un accès au parking de la boîte d’à côté. Ça ne vaut pas un mot fléché, mais ça fait réfléchir. Le grand Teflon s’est déplacé jusqu’au croisement pour la regarder de loin. Il est tout inquiet, presque autant qu’il est inquiétant. Qu’est-ce qu’on va faire de lui ? Qu’est-ce qu’on va pouvoir faire de cette génération à l’abandon ? Des spécimens comme lui, il y en a un paquet. Alors tous n’ont pas ce gabarit et un pouvoir de nuisance aussi brut et aussi concentré, mais il va bien falloir qu’on leur trouve sinon un emploi, du moins un usage. La Guéparde est partisane de les faire courir dans des roues comme les hamsters pour produire de l’électricité. Ou alors de les armer, de les droguer massivement, et de les envoyer attaquer les Chinois. Comme ça, pour rire. On mettrait une caméra sur le casque d’un sur dix, on les entasserait sur des barges avec des projecteurs maous et des caméras, on attendrait le petit matin et zou ! Ça s’appellerait « débarquement dans la baie de Yalong », et ce serait présenté par Benjamin Castaldi.

Mais pour rester centré sur ce pauvre Teflon, il n’a aucune chance de réhabilitation. Il a tué vingt personnes, dont des proches, sans broncher, il en tuera peut-être vingt autres dans les dix prochaines années, ce qu’il lui faut c’est une camisole chimique, ou un coup de masse pendant qu’il dort. L’ex-Commission Européenne est tombée bien bas en espérant recruter et convertir à sa cause des engins pareils. Sauf à lui dévier tout le système neuronal au profit d’une télécommande, avec juste un bouton on, un bouton off et un joystick pour le piloter quand on l’envoie détruire quelque chose ou quelqu’un, ce gamin est condamné à finir en prison haute sécurité et à être nourri à la catapulte et abreuvé au jet. Ah, il s’approche. Maintenant qu’il est rassuré de la voir revenir, il est tenté de plaider pour un peu de , sinon pour une franche réconciliation.

La Guéparde s’accroupit pour bien lui signifier qu’il doit venir à elle et pour bien ostensiblement l’ignorer, elle regarde son téléphone. Pas de nouvelles de la dépanneuse. Et ce mollasson de N’a-qu’un-Oeil,  surintendant de mes fesses, qui n’est pas foutu d’accélérer les choses. Elle fait son numéro, ça ne servira à rien, mais elle aime bien lui souffler dans les bronches.

Vanina Ah Ah §22

Elle est furieuse, la Thelma… pas moyen qu’on s’en tienne à ce qui était prévu de base aujourd’hui alors ? Elle déteste quand ça part comme ça, elle déteste quand on ne respecte pas le planning, enfin son planning à elle. Et elle déteste être en voiture et ne pas conduire. Elle n’arrête pas de planter au sol une pédale de frein fictive, mais aussi, cette voiture est beaucoup trop basse et beaucoup trop large, et puis la patronne parle beaucoup trop pour être attentive à la route. Elle parle, comme si elles étaient  devenues potes tout à coup, ou comme si elle lui demandait son point de vue sur son enquête. En tout cas, c’est pour parler qu’elle est passée la prendre d’autorité à la brigade, et qu’elle l’a presque sortie de force de son sous-sol.  Pour parler.  Elle lui a bien dit de prendre son fusil à pompe, mais ça, c’est un prétexte, c’est pour arguer d’une utilité réelle à sa présence. Parce qu’on court après une gamine en jupette et un vieil alcoolo qu’on a ramassé ce matin raide torché sur le trottoir. C’est sûr, il faut bien tout un arsenal, et il est à espérer qu’elle a appelé l’armée aussi pour un appui aérien au cas où.

– On arrive rue d’Inkermann, ouvrez l’œil, sergent.

– Ho là, oui, vous voulez que j’envoie une fusée éclairante pour ne rien rater ?

– Ne rigolez pas, il ne faudrait pas qu’ils nous filent sous le nez.

– C’est déjà fait, il me semble.  Si je les vois avant vous, qu’est-ce que je fais, je tire sans sommation ?

– Sur ceux-là, non. Ceux-là, je pense qu’on peut discuter d’abord. Planquez votre pétoire devant la banquette arrière, on va dire bonjour à ce monsieur avec son tablier dégueulasse.

Le vieux Francis a reniflé le flic à trois kilomètres, et voilà, celle qui sort côté passager est en uniforme. Deux flics donc, et le fait que ce soit deux petites dames n’y change rien. L’espèce l’emporte sur le genre. Et puis petites dames, il faut voir, il y en a une qui est toute petite, et l’autre c’est la préposée au dépendage d’andouille de l’équipe. Ah, elles ont visiblement réglé leur mire sur lui, et elles se ramènent. Il y a toujours quelque chose pour interrompre le cours de pas grand-chose. Il aurait parié sur la petite avec sa tête de fox-terrier, mais finalement c’est la grande qui montre sa carte et qui parle :

– Bonjour, Monsieur, vous habitez dans le coin ?

– Oui, je travaille juste là, et je dors derrière. C’est pour quoi ?

– Vous connaissez les gens qui habitent l’allée juste à côté.

– Comme ça, de vue.

– De vue, c’est parfait. La personne que je recherche est assez percutante de vue. Mémorable même.

– D’accord. Vous parlez de la petite du deuxième. Elle n’est pas là.

– Vous en êtes sûr ? Si je monte au deuxième, il n’y a aucune chance que je la trouve.

– Pourquoi vous la cherchez d’abord ? Elle a des ennuis ?

– Elle risque d’en avoir si je ne la trouve pas la première.

– Vous n’êtes pas la première. Il y a un vieux gars avec elle. Et c’est lui qui peut lui faire des ennuis ?

– Peut-être. Attendez j’ai une photo sur mon portable… ah voilà… est-ce que c’est cet homme-là ?

– Punaise, oui. Je ne l’ai pas senti ce type. Je lui ai trouvé un air faux. Viscieux. Qu’est-ce qu’il va lui faire ?

– Lui, a priori, rien. Et puis on est là. Je vais vous laisser avec la sergente Bedarride ici présente. Vous allez lui raconter ce que vous avez vu au juste quand vous avez croisé la demoiselle avec le monsieur. Moi je vais voir là-haut.

– Ils n’y sont pas, je vous l’ai dit, ils sont juste montés se changer. Arrivés à pied, reparti aussitôt en mob.

– Justement, je vais profiter qu’il n’y a personne.

Pendant que la Thelma et le Francis font connaissance – et très rapidement, ils se rendent compte qu’ils ne sont pas des inconnus puisque Francis se servait à la boucherie Bedarride, quand le paternel était encore de ce monde – le commandant Cellor retourne à sa voiture récupérer une radio de sa fracture du tibia dans la boîte à gant. Comme escompté, au deuxième, la porte de chez Vanina Celesti n’est un obstacle que par convention, et sinon ça doit arrêter les regards, un peu les bruits et le plus gros des courants d’air. Le penne cède au premier passage et, petite frayeur, Cellor est accueillie par un chat qui louche.

– Mais que tu es vilain toi… c’est toi qui gères les cambrioleurs ? Il ne faut pas intervenir, je suis de la police. Tu as l’air plus con que méchant. Nous t’appellerons Rantanplan. Oui, je sais c’est un nom de chien… tu me fais visiter Rantanplan ?

Bien entendu, le chat n’en fait rien, il n’y a plus de petit personnel, il retourne dans un carton en se dandinant en bon maître du monde. L’appartement est petit, respire la vie chiche et les bouts de ficelles, il est un peu en désordre, mais on sent que c’est tenu au collet d’une main ferme. C’est très propre, alors que c’est plein de petites bricoles à deux balles, et c’est sans la moindre idée du fameux bon goût. Du coup, c’est assez beau. Dans la salle d’eau, le bac de douche est trempé, avec poils abandonnés ; une serviette humide est étalée sur le lave-linge qui contient les vêtements du frère de Cristo, un petit chemisier à écusson de collégienne et de grandes chaussettes blanches. La porte en face c’est le centre névralgique de la maison. La demoiselle Celesti confirme qu’elle a des brèches dans la cafetière : la chambre entière est dédiée au justicier MDK. Si elle n’était pas si « simple », on serait dans le pathologique. Rien dans la cuisine, et dans l’entrée des factures et des courriers de pôle-emploi. Rien de probant, en somme, sinon le lien beaucoup plus prononcé de la demoiselle au personnage du justicier à l’exosquelette. Jézebel Cellor, claque la porte sur elle et, en bas, elle retrouve le tapissier et sa sergente Bedarride qui ont bien fraternisé puisqu’ils se séparent en se promettant des nouvelles et en se serrant à deux mains les avant-bras.

– Et puis tenez-moi au courant pour la petite.

– Sans faute.

Thelma Bedarride a presque le sourire. Non, quand même, il ne faudrait pas pousser, mais elle a un début de grimace, et ça n’a pas l’air méchant. Sitôt dans la voiture, elle attrape son fusil derrière son siège, et le coince entre ses genoux. Et puis elle attend. On l’a perdue, en somme.

– Sergent ?

– Commandant ?

– Qu’est-ce qu’il a dit, ce monsieur ?

– Il a de bons souvenirs de mon père, et des souvenirs très précis de ma mère qui était aimable comme un lavement. Le pire, c’est que je tiens d’elle.

– Tiens donc… et pour la petite Celesti ?

– Oh oui. Ils sont partis tous les deux en scooter un quart d’heure après leur arrivée. Ils étaient très proches. Il a dit « très proches », et ça l’a étonné, parce que la gamine passe pour une solitaire dans le quartier, en plus de passer pour une grosse débile. Et ils sont partis tout droit, en sens interdit donc, et au cours Émile Zola, ils ont pris à droite.

– À droite, ça peut aller vers l’immeuble du bureau du père Gonzalez. Mais ça peut aussi aller vers l’immeuble de Vaulx-en-Velin où la petite sauterie a mal tourné. Je ne comprends rien à cette affaire. Et vous ?

– Moi de base, ça ne m’intéresse pas. Donc je reste un peu sur cette lancée. Mais sur quoi vous butez ?

– Sur une paille. Ce matin la gamine Celesti s’est présentée spontanément pour signaler la disparition d’un ami, disparition qu’elle a présentée comme étant en marge de la double affaire de viol qui venait de nous arriver. Elle m’intéresse au premier degré, parce qu’elle donne l’impression d’avoir de l’air et un grelot dans la tête et que ça, ça ne peut donner qu’un témoignage de première main et sans tâches. Mais là, déjà elle s’emmêle les pinceaux, elle est claire, mais ce n’est pas clair comme elle claire. Ce n’est pas clair ce que je dis ?

– Disons que moi ça me fait réfléchir à blanc, à plein régime, mais le pied sur l’embrayage. Alors j’aime bien, hein ? Mais bon.

– Oui bon. Toujours est-il que je la mets en face de Rodriguez qu’on a ramassé par terre, dans un état « proche de l’aloyau », qui est un peu chelou lui-même dans ses explications, qui a cette amnésie qui peut être une parade. On n’a ramassé que lui de déplacé dans le secteur, alors on tente le coup, on lui donne un carton de tapissage, et on le montre ; et là, la gamine l’identifie formellement comme étant celui qui a attaqué son ami. Mais à aucun moment, elle n’a l’air de le connaître par ailleurs. Voilà pour le premier tableau. Et quelques heures plus tard, nous sommes là : deux personnes réputées étrangères l’une à l’autre et que tout sépare, alors qu’elles sont stockées sous bonne garde, disons sous moyenne garde, mais dans un commissariat avec pas mal de flics au mètre carré quand même, chacune dans une pièce, et sans moyens de communication, s’évadent ensemble, pour aller prendre une douche et s’enfuir plus loin encore en scooter. Et le témoignage qu’on a de ce second état le rend encore plus incohérent par rapport à l’état de départ. Parce que maintenant ils sont proches. Donc, soit ils l’étaient, proches, et ils nous ont baladés toute la matinée. Et là, moi je dis chapeau à la demoiselle qui mérite un Oscar pour son interprétation de l’oie cendrée. Et je ne m’explique pas l’appartement que je viens de voir.

– Et sinon ?

– Soit, entre temps, ils se sont rapprochés. Oui, non, je ne pige rien. Ce n’est pas possible, dans les deux cas.  Venez, Sergent, on va tirer en l’air avec votre pétoire près du canal.

– On va faire ça ?

– Ça me ferait du bien, mais non. On va juste aller voir Houard sur la scène de crime là-bas à Vaulx.

– Et il faut que je vienne avec vous ? Vous ne pouvez pas me déposer au central en passant.

– Non.

– Et éventuellement m’échanger avec un autre agent, en passant aussi. Un qui vous écouterait, et qui, allez savoir, vous trouverait passionnante, bouleversante peut-être, et puis vous deviendriez amis pour la vie et des fois vous mangeriez des salades composées pour le plaisir de partager ?

– Non.

– Ouais… vous avez peur qu’il y ait du grabuge là-bas.

– Je ne sais pas sergent, je sais qu’il y a les cinglés en tutu et collant que vous avez dégagés de vos platebandes là où nous allons, mais eux ne me font pas vraiment peur. Et je crois comprendre que votre fusil adoré, tout testosteroné qu’il est, ne vaut pas un fifre face à eux. Je crois que la connasse en skaï jaune, vous ne la verriez même pas tellement elle va vite. Et que l’autre est pare-balle de naissance. Ce n’est pas d’eux que j’ai peur.

– De qui alors ?

– Je ne sais pas, mais je préfère que vous soyez avec moi. Comme un genre de doudou si vous voulez.

– Oh là là…

On dirait que Thelma Bedarride n’a jamais rien entendu d’aussi con. Pourtant, Dieu sait qu’elle en entend. À la charcuterie de son père, petite, elle se mettait dans un coin et elle écoutait la connerie passer de droite à gauche, puis de gauche à droite, comme elle aurait regardé décoller des avions. Après, c’est une futée la patronne, un peu comme les poètes, un peu comme sa tirade sur le clair et le pas clair de tout à l’heure, elle passe beaucoup d’énergie à ne pas dire ce qu’elle dit. Elle doit être inquiète. Et autant c’est une emmerdeuse, et même souvent une tête à claques, autant il ne fait aucun doute que c’est une flic. Et une bonne flic. Elle a l’échine des flics, qui frémit quand ça frémit, et qui se raidit quand ça devient raide. Bedarride fouille dans ses poches de cuisse, elle a pris deux boîtes de munitions. Elle en ouvre une avec les dents, et dispose une à une, et dans le bon sens, autant de munitions qu’elle peut dans sa poche de chemise.

C’est fastidieux, mais au moins pendant ce temps, elle ne regarde pas la route.

Vanina §21

– Méca ? Je vous ai préparé des vêtements propres sur mon lit. Ce sont ceux de mon beau-frère, je leur fais le repassage, comme ils travaillent tous les deux. Il a à peu près votre gabarit même si vous êtes plus tanké. Ma chambre c’est la porte juste en face de la salle de bain, je la laisse grande ouverte. Moi je vais dans le salon, je prépare mon sac avec mon costume. Vous voulez un smoothie ? J’ai plein de fruits.

– Merci, mais on n’aura pas le temps, Spectre, ils ne vont plus tarder à venir nous cueillir ici.

Jean-Georges Rodriguez, tenant sa serviette à sa hanche, passe la tête dans le couloir, la voie est libre, alors en deux enjambées il est dans la chambre, qu’il referme sur lui. L’endroit est irréel. C’est une chambre d’adolescente. Propre et ordonnée, ornée de babioles et de petites peluches à dominante rouge et noire, un peu de doré ; tout ça serait presque normal, un peu régressif, certes, mais ça pourrait aller. Par contre les posters de MDK sur tous les murs, et la vitrine de figurines en face du lit qui lui est également entièrement dédiée, là, ça fait un peu trembler des genoux. Surtout que, pour juvénile que soit son allure, la demoiselle qui habite ici semble avoir quelque chose comme vingt-cinq ans. Peut-être un peu plus.

Mais ce n’est pas le moment de lambiner. Sur le lit, elle lui a tout préparé en trois, pendant qu’il se rinçait sous la douche : trois pantalons, trois T-shirt ou polos, trois slips que visiblement elle repasse aussi avec le pli bien au milieu. Elle a l’oeil, il faudrait juste une ceinture parce que le beau-frère doit avoir du bide, mais le T-shirt c’est bon… quoi qu’ayant pris le plus haut sur la pile, il soit mal tombé, celui-ci est un panneau publicitaire pour la marque FBI ; plus voyant, ça clignote. Mais tant pis, si ça se trouve, le suivant fait la retape pour Cochonou et le troisième pour Gossamer. Il n’a qu’à imaginer qu’il revient de loin. Elle a par ailleurs posé une corbeille pleine de chaussettes et soquettes de sport. C’est du 35/38, mais en tirant dessus, il y a moyen de remettre ces satanées bottes sans craindre les ampoules.

– Méca, est-ce que je peux entrer ?

– Oui, je suis prêt.

– Ah, je ne vous imaginais pas habillé en minet comme ça, ou alors c’est que j’imagine trop mon beau-frère, qui est gentil. Mais ça vous quand même ? Moi je trouve quand même. En parlant de minet, il y a mon chat qui vous regarde comme une vache espagnole. Vous croyez qu’il se dit : mais ? Mais ? Mais c’est le monsieur des posters ? Ah non, c’est idiot, il ne peut pas savoir, vous n’avez la tenue. Je vous passe mon casque pour le scooter, moi je mets mon casque de vélo qui fait vraiment trop fille. J’espère qu’on ne nous arrêtera pas pour si peu. Moi je suis prête.

– Alors je suis prêt aussi, il va falloir jouer serré, Spectre.

– Oui, mais maintenant que vous êtes là, je sais que tout va aller comme il faut. Ça vous va bien, Méca.

– Quoi donc ? Les habits de votre beau-frère ?

– Non, tout. Vous. Enfin, ça vous va bien comme tête.

Tant mieux, tant mieux, le fait est que la sienne de tête lui va bien aussi, même si elle est inattendue. Enfin maintenant ça va, elle n’a plus sa jupette à carreau et son petit kiki de gamine attardée. Elle a un visage un peu fermé, un peu triste, mais il est au-delà de la délicatesse escomptée. Elle a passé un jeans, un pull un peu court qui laisse voir son ventre et porte un sac de surplus militaire à l’épaule, il retrouve le dynamisme sportif de La Spectre Noire. Il tape dans ses mains, c’est le signal de départ. Elle lui désigne les casques sur un petit buffet dans l’entrée, et s’accroupit pour embrasser son chat qui louche. Pour les casques, pas de miracle : le casque de vélo fait fille parce qu’il est rose, alors que le casque intégral non : il est noir avec un énorme sticker Hello Kitty. Donc ça va. Vanina Celesti habite un immeuble très modeste de la rue Inckermann, visiblement pas seulement pour sa couverture, elle a l’air d’y vivre. Avec son chat qui louche. Comme le traitement de justicier est plus qu’honorable, surtout avec les primes d’arrestations, et d’éliminations, qu’elle a cumulées depuis son entrée en fonction, elle n’a pas dû savoir comment « blanchir » son statut réel dans son statut fictif. Ou alors elle donne tout à quelques nécessiteux, elle a bien la tête à ça. Après quand on sait ce qu’elle est capable de faire, elle peut bien avoir la tête à un peu tout.

Le scooter, Hello Kitty aussi, est garé devant son allée. Le tapissier en bas de chez elle, fume sur le pas de sa porte :

– Ah, voilà la belle Vanina… alors ?

– Alors toi-même ? C’est dimanche, tu ne devrais pas être chez toi à te reposer ?

– Ah, tu sais quand il y a du travail…

– Tu vas te tuer à la tâche, Francis, et après ben…

C’est une phrase beaucoup trop compliquée à finir, trop dans la spiritualité, du coup le suspens c’est bien. Et puis, ça permet de bien profiter du regard que ce monsieur d’un autre temps pose sur cette gamine, et surtout sur le vieux schnock qui l’accompagne, et qu’il n’a jamais vu dans le coin. Et puis c’est qu’ils ont l’air de bien se connaître, les deux. Regardez le moi qui monte sur le scooter derrière elle, et elle qui lui attrape les mains pour qu’il s’accroche à elle.

– Non non, pas juste posées sur les hanches, vous vous agrippez, et vous serrez, sinon je ne vais pas oser rouler.

Francis le tapissier secoue la tête, l’air de dire « mais quel empoté celui-là », alors, Jean-Georges verrouille ses deux mains l’une à l’autre sur le ventre de la jeune femme et elle démarre.

Direction son atelier aux Buers qui dans un premier temps va échapper aux radars de la police, leur permettre de souffler un peu et d’avoir un plan plus large. L’idée de serrer fort la jeune inconnue devant lui finalement s’impose, parce qu’elle conduit comme elle vole. Ça va, mais ça ne va pas de soi. D’autant qu’il doit lui crier l’itinéraire à l’oreille, et que quand c’est tout droit, il faut lui dire « tout droit » tous les vingt mètres sinon elle décélère et se met en attente. Il faut être sur le coup, parce que leur petit équipage ne passe pas inaperçu, tant s’en faut. Et ça a été pareil dans la rue, dans le métro tout à l’heure. Outre que la Spectre Noire est aussi remarquable en civil qu’en justicière, leur air hébété, leur panique est lisible à des mètres à la ronde. Même casqués de rose. Et ce n’est pas tant la fuite qui les abasourdit, c’est la certitude que leur vie telle qu’ils l’ont vécue est finie. Jean-Georges Rodriguez n’a pas la moindre idée de comment La Spectre est arrivée à le localiser, et non plus pourquoi elle a choisi, si elle l’a choisi, d’intervenir en civil. Mais c’est comme ça que ça s’est passé. Et c’est là-dedans qu’ils sont embarqués. Dans la cellule, les flics allaient entrer, il y avait cette gamine habillée en collégienne qui n’attendait qu’un mot de lui. Alors il a soufflé :

– Spectre ? Sortez-nous de là.

Elle a touché un mur qu’elle a rendu intangible et lui a fait signe de rentrer à l’intérieur. Et c’est ce qu’il a fait. C’est très spécial comme expérience, mais on ne sent rien, on est juste passé à travers, et on se retrouve dans un autre espace. En l’occurrence, ça a été un parking souterrain, celui de la résidence baoubaou qui jouxte le commissariat. Dès lors, il y a eu la pente d’accès à grimper, le portail métallique à dématérialiser, et la sortie au grand jour du cours Émile Zola. La station Gratte-Ciel était la plus proche, mais repassait devant la police, alors en marchant vers Flachet, les priorités sont apparues.

– Il faut qu’on trouve un moyen de se changer, Spectre.

– J’habite entre Charpenne et République.

– Oui, mais ça, c’est chez vous. Je ne peux pas venir chez vous, Spectre.

– C’est MDK, qui ne peut pas venir chez moi, non ? Et puis vous ne sentez pas très bon.

– Oui, je dois puer, je m’en excuse, j’ai eu une nuit difficile.

Et là, pour la première fois depuis son apparition, elle a été reconnaissable. Elle s’est mordu la lèvre inférieure. Elle s’est trouvée inappropriée. Peut-être blessante même. Alors que non, objectivement, pour la discrétion, une odeur comme ça, hormis en immersion éthologique dans une famille de putois, ce n’est pas concevable. La dignité qu’il a fallu à cette môme dans le métro pour endurer les regards de gênes du seul fait qu’elle soit accolée à ce vieux malpropre, sachant qu’elle avait déjà sa gêne propre à gérer, en plus du sentiment d’avoir foutu en une seule fois, en quelques secondes, une décision, deux vies en l’air.

L’atelier de Jean-Georges Rodriguez est totalement anodin, gris sur gris, mais très exposé, parce que surplombé par une barre d’immeuble avec vue.

– N’attachez pas votre scooter, Spectre, on va le rentrer à l’intérieur. Vous pensez que vous pouvez nous faire passer par le côté ? C’est un bête mur de béton.

Évidemment, elle peut, il est peu de chose qu’elle ne puisse. Elle le suit et maintient sa main en contact avec le mur qu’il lui désigne, alors ils entrent et elle « referme » derrière eux. L’intérieur est impressionnant. Un bureau gigantesque disposant d’un petit salon, anormalement luxueux, et d’une bibliothèque sur tout un pan de mur. Jamais Vanina Celesti n’a vu un lieu pareil, aussi noble ; l’atelier est dans la pièce à côté, grand aussi, très propre, et se prolonge visiblement en sous-sol, une vraie MDK-cave. Jean-Georges Rodriguez se hâte d’aller à la porte neutraliser l’alarme, et rentre le scooter :

– Posez vos affaires dans mon bureau, Spectre, on remontera pour se changer, si besoin. Et je crains qu’il y ait besoin en effet. En attendant, je tâche de nous trouver quelque chose à grignoter et à boire, et on va s’installer en bas. C’est moins confort qu’ici, mais au moins on est sûr qu’on ne nous verra pas de l’extérieur. Et puis…

– Et puis ?

– Et puis je vous montrerai. C’est parti pour qu’on se montre tout maintenant.

– Ah bon ?

– Oui, pas tout… bon, est-ce que vous avez faim ?

– Vous voulez qu’on commande des sushis ? J’ai une très bonne adresse.

– Non, ça, on ne peut pas. En fait, on va devoir mettre votre téléphone dans un caisson que j’ai en bas. Et ce n’est pas une punition, c’est juste pour le cas où la police tenterait de le localiser.  Si je fais des pâtes, ça vous irait, je crains de ne pas avoir beaucoup plus de choix ?

– Oh, je peux les faire si vous voulez, j’ai une recette vous m’en direz des nouvelles. Mais il faut que vous ayez du ketchup et du jambon.

– Ce sera une autre fois, j’espère déjà avoir du beurre dans mon petit frigo.

– D’accord, une autre fois. Rendez-vous est pris pour la revanche.

La casserole d’eau sur le feu, Jean-Georges tape un autre code pour accéder au sous-sol, présente son iris à un scanner au mur, et doit encore tourner deux clés dans deux serrures différentes. La porte s’ouvre, blindée et épaisse comme celle d’un coffre, et la lumière se fait sur un escalier métallique qui descend jusqu’au beau milieu d’une vaste pièce, où sont ordonnés en U des établis et des plans de travail sur trois murs, un escalier pour descendre d’un niveau supplémentaire au centre, et tout le long du quatrième mur, un bureau de quinze mètres d’un seul tenant, avec écrans et ordinateurs.

– Mais c’est là que vous travaillez, Méca ?

– C’est là que je conçois et que je teste mes armements oui. En dessous, il y a mon stand de tir, et ici, juste devant vous, le tunnel qui permet de sortir discrètement.

– Moi, j’ai fait les chambres à l’hôtel Ibis pendant deux ans, mais je n’y arrivais plus, d’enchaîner avec nos nuits de garde. Et puis j’ai trop raté de « réveils » quand nos missions tournaient mal. Du coup, je suis au chômage, et ma conseillère pôle emploi, elle se tire des plombs avec moi. Elle ne comprend pas mes contraintes. Vous ne cherchez pas une femme de ménage ?

– Mais, et vos émoluments du BIOS ? L’argent qu’on vous donne pour être La Spectre Noire ?

– Je n’y touche pas. Vous m’avez dit de faire attention à toutes les dépenses ustensiles.

– Ostensibles ?

– Peut-être. Mais je ne sais pas faire attention à ça. Alors je fais attention tout court.

– D’accord, je comprends ; je vous montrerai des combines. C’est vrai qu’au BIOS on n’a pas de Comité d’Entreprise, ni de formation à l’insertion et à l’optimisation fiscale pour les nouvelles recrues.

– Et il n’y a pas de sèche-cheveux dans les vestiaires.

– C’est vrai aussi. Promis, si nous réintégrons le BIOS un jour, je mettrai ça à l’ordre du jour.

– Parce que vous pensez qu’on est viré ? À cause de moi ?

– Non, pour l’instant personne n’est viré. On va trouver une solution, Spectre, pour que rien de ce qui nous concerne présentement, et qui finalement ne concerne que nous, n’arrive aux oreilles des autres. Mais le plus important c’est que nous nous sommes mis hors-la-loi tous les deux. Et que la police nous recherche. Et que si la police nous recherche, vous pouvez être sûre que la Guéparde, Libelluleet toute la clique vont se mettre à nos basques aussi. Et avec d’autres moyens d’investigation, croyez-moi.

– Oui, mais eux, ils ne peuvent pas nous trouver, puisqu’ils ne nous connaissent pas. Enfin, en vrai.

– Oui, et c’est pour ça que ça nous laisse un peu d’avance aussi sur eux. On va manger un morceau, on va se retaper, on va souffler, et vous allez me raconter tout.

– Tout ?

– Oui, tout depuis hier soir où nous arrivons à cette soirée déguisée et où ensuite, moi, j’ai encore des trous dans l’emploi de mon temps. Et par suite, comment vous me retrouvez dans cette cellule. Comment vous avez enquêté, parce que si vous m’avez retrouvée, tout le monde peut me retrouver.

– Non pour le coup… et ce n’est pas pour me vanter. Au contraire, je pense que quand vous saurez, ça ne va pas vous plaire du tout.

– Et pourquoi ça ne me plairait pas ?

– Parce que je vous ai menti, Méca. Enfin je vous ai caché quelque chose. Un autre pouvoir que j’ai.

– Bon, on va partir de ça. Je suis sûr qu’à nous deux on va dénouer ce sac de noeuds. Je monte vite mettre les pâtes dans l’eau, et vous me racontez.

– D’accord… dites ?

– Oui ?

– Vous vous appelez comment ?

– Je m’appelle Jean-Georges.

– Oh ? Je peux continuer à vous appeler Méca encore un peu ?

– Oui, et vous c’est Vanina, c’est ça ?

– Oui, Vanina Celesti.

– Et bien, enchanté, Vanina Celesti.

– D’accord.

Vanina Ah Ah §20

Le commandant Cellor vient tout juste d’atteindre la bretelle d’accès au périphérique, quand enfin son téléphone sonne entre ses genoux.

– Houard ? Alors, comment vous avez géré les hystériques du cirque Pinder ?

– À vrai dire, je crois qu’ils sont ingérables, et que c’est leur gros avantage.

– Ils sont repartis ?

– Non, ils sont encore là. Leur grosse bagnole est en rade. Ils attendent une dépanneuse. Et à mon avis, ils en ont pour la journée. Déjà, à cause du gabarit hors norme de leur tagazou, et ça c’est bien fait pour leur gueule. Et puis c’est dimanche. Et ça…

– C’est bien fait pour leur gueule. Vous ne leur avez rien dit ?

– Non, mais à vrai dire, je ne comprends pas ce qu’ils veulent. Je ne sais pas ce qu’ils foutent là. Je crois qu’il y a un malentendu à cause des costumes des gamins et gamines impliqués dans le drame de la rue des Prés. Je ne sais pas ce qui leur est arrivé aux oreilles.

– Vous me parliez d’une piste ?

– Oui, je vais tâcher de reprendre le fil, et Lerdon échantillonne des traces probantes dans l’escalier et l’allée ; je vous en parle dès que j’ai quelque chose.

– Moi, je n’ai rien. Nada. La maison de Rodriguez est un vrai bunker. Je pense que je vais me fendre d’aller voir sa mère qui n’est pas très loin d’ici, dans le troisième, et lui demander une visite guidée. Mais d’abord, je file chez la môme Celesti. Je suis sûre qu’ils sont ensemble.

– Ensemble ? Vous voulez dire…

– Non, pas ensemble ensemble, comme des tourtereaux… vraiment, la Miss ce matin au tapissage, elle avait l’air de ne pas le connaître, et je ne pense pas qu’elle soit très apte à feindre. Mais ils sont ensemble quelque part en ce moment, et là, je dois dire que ça ne m’échappe pas qu’un peu. Comment voyez-vous la chose ?

– Déjà, je ne vois pas comment ils ont pu se rencontrer, se retrouver… en avoir l’idée seulement. Et concevoir et réussir une évasion. Le Rodriguez a l’air d’un fieffé filou. Mais elle ? Sauf à imaginer qu’il l’a enlevée… mais même ça, comment il aurait fait ? Ou alors il y a la solution extraterrestre. Vous savez ces histoires d’enlèvements en soucoupes.

– Ne rigolez pas, je pense sérieusement à quelque chose d’un peu dingo, pas exactement de que vous dîtes, mais quelque chose de pas si éloigné. Vous avez vu les zinzins du BIOS, ce dont ils sont capables ?

– Oui, j’ai eu une démonstration. C’est assez stupéfiant. Mais pourquoi des gens comme ça, qui sont quand même, à leur manière, institutionnels, voudraient enlever une gamine teubée et un vieux renard ? Et s’ils les ont, pourquoi les cherchent-ils jusqu’ici ?

– C’est peut-être la concurrence qui a fait le coup. En fait, on ne sait pas trop comment s’organisent ces gens. C’est vrai qu’ils ont des airs un peu ronflants, mais justiciers, héros, vilains, ce sont juste des gangs. Ou alors ce n’est pas le BIOS, ce n’est pas non plus la concurrence et en ce cas…

– En ce cas ?

– Non, c’est grotesque… une intuition grotesque. Bon, Houard, je vous laisse, je vais quitter le périph’ ; si ça roule bien, je suis devant chez la petite Celesti dans un quart d’heure. Je n’aime pas trop savoir que les acrobates du BIOS sont encore dans votre secteur. Gardez-les à l’oeil.

– Ça va, je crois qu’ils se sont neutralisés tout seuls.

Et le fait est que ça boude dans le clan des justiciers masqués. La Guéparde fume clop sur clop, et même avec son fume-cigarette de Greta Garbot, ça fait moins diva que névrosée bas de gamme. Elle est assise sur la taule martyrisée de son tank, et paraît inabordable. Le grand gamin fautif  boude dans son coin, avec son casque, il se tabasse de musique en faisant les cent pas d’un côté de la ruelle à l’autre. Houard aperçoit, travaillant dans l’allée, Lerdon et son stagiaire, alors il les rejoint :

– Vous avez quelque chose ?

– On a des relevés massifs. Mais les analyses sont à venir. La traînée continue loin ?

– Je suis dessus, mais j’ai été interrompu par la famille Tapedur. Justement, puisqu’on en parle. Restez sur vos gardes avec eux. Sans vous tenir prêt… Si, en fait si : tenez-vous prêts. Je vous laisse prévenir les gars là-haut ?

Lerdon soupire, ça vaut un acquiescement. Et d’ailleurs, le stagiaire grimpe déjà dans les étages pour passer la consigne.  De retour dans la rue, Houard retrouve la trace. Ce n’est pas évident d’être sûr. En plus maintenant que le Hummer a roulé sur le peu de tangibilité de ce qu’il suivait. Teflon est au milieu, barre presque la rue à lui tout seul côté droit. À gauche, de toute façon il faut vérifier aussi le talus, si ça se trouve ça va bien amener à une partie bitumée, plus facile à « lire ». De fait, il y a peut-être bien aussi de reliquats de gouttelettes dans cette direction. C’est le cas, dirait-on. Il y en a même plus qu’en allant de l’autre côté vers le croisement. Le talus longe le mur d’enceinte d’un pavillon gris terre à deux étages ; les collègues n’ont pas eu de réponse en sonnant ce matin, et ensuite, se prolonge le long de la grille qui ceint un entrepôt ou un local d’activité. Autant dire que ça ne mène nulle part. Le gars qui a suinté cette trace-là a dû récupérer sa voiture et filer. Et une fois que ça, ce sera acquis, on n’aura rien appris de plus.

Mais Houard s’arrête net devant le petit portail de la maison. Pas celui à deux battants qui donne directement sur le garage. Le petit juste à côté, avec la boîte à lettres et la sonnette. Il est éclaboussé, au moins autant que la porte d’allée de l’immeuble d’en face, et, par la grille, Houard reconnaît la trace qui atteint la porte de la maison. Il se recule. C’est en train de devenir bizarre au-delà du bizarre, cette affaire. Il revient sur ses pas, redescend la piste, jusqu’au moment où elle traverse la rue, pour vérifier. Et pourtant oui, il semble qu’elle parte aussi du côté du croisement comme il l’avait pensé originellement. La Guéparde et Teflon, chacun dans son coin, chacun à sa façon, le regardent s’abîmer en perplexité, mais au moins ils ne bougent ni l’un ni l’autre. Alors il passe devant eux et directement à l’intersection. Et là bingo : sur le trottoir qui part à gauche, la trace est là aussi. Pas en gouttelettes, ni en éclaboussures, plus en traînées. Et en zigzag, elle a l’air d’aller loin droit devant. Et loin droit devant, il n’y a rien. Juste une zone d’activité.

Vanina §19

§19

Voilà, comme prévu, sa présence dans cet appartement ne sert à rien, n’est même pas un peu opportune. Au contraire, il gêne. Enfin, il ne gêne pas, mais c’est ce qu’on lui fait comprendre ; même là, alors qu’il s’est isolé dans la chambre où ont eu lieu les viols des deux gamines, et où plus aucune équipe n’intervient, même là, il gênerait. Et encore, c’est pour le mieux. Pour le pire, il y en a un ou deux qui se foutent presque ouvertement de sa gueule. Et qu’est-ce qu’il est venu faire sur le terrain le Houard ? Et regardez-le qui s’isole sur la scène de crime, genre il est devenu profiler, le Houard ? Ça tient beaucoup au très mauvais esprit de Fabi Lerdon de la scientifique avec laquelle il a un dossier qui est parti pour rester ouvert jusqu’au premier des deux qui meurt. C’est nul, je te jure. Oui, il aurait pu y avoir « glissade », et oui il s’est dégonflé. Et oui encore, il s’est dégonflé alors que de base, elle n’avait rien demandé, et qu’elle s’est laissée gagner petit à petit par l’idée de la glissade suite à sa cour assidue. Et non, elle ne s’est pas laissée gagner à l’usure. Et oui, il a raté une occasion, en se dégonflant au dernier moment… est-ce que tout ça, ce n’est qu’affaire d’occasion ? Est-ce qu’on est sur leboncoin ?

Bon, c’est vrai que d’un autre côté, elle, à l’époque, elle était célibataire. Et lui déjà papa, avec la deuxième en route. Oui Bon. Mais c’est vrai aussi qu’elle est capitaine aujourd’hui. Capitaine Lerdon. Et que lui c’est toujours lieutenant L’air con. Elle a maigri Lerdon, ça se voit même avec sa combinaison de travail. Ce n’est pas une combinaison ce truc, c’est un sac à vomi. Personne ne ressemble à rien là-dedans. Mais quand même, elle a perdu. C’est vrai qu’elle avait pris des joues. C’est vrai que ça lui allait plutôt pas mal, et qu’en plus ça profitait à ses tétés déjà bien dans le profit de base. Mais elle n’avait plus de cou. C’était bizarre. Ce n’était pas un pélican non plus, ni Édouard Balladur, mais c’est comme si elle avait tout le temps la tête rentrée dans les épaules. Là, ça va mieux. Alors ce n’est pas la gamine Celesti, mais la gamine Celesti est hors concours de toute façon. Et n’empêche que c’est un bel effort. Voilà, il est fair-play, Houard, au moins. Dégonflé, mais avec le tampon « Coubertin ».

Ça ne sert pas en grand-chose qu’il reste dans cette chambre. Tout a été embarqué, même le matelas, et même le sommier à lattes. Ils ont tout démonté, et tout embarqué au labo. Il reste le cadre de lit. Et une vague auréole au sol, reliquat d’une flaque qui s’est évaporée. Mais dont on l’a averti de ne pas s’approcher sans masque. L’immonde ordure qui a sévi ici cette nuit a littéralement inondé le lit de GHB. Il a dû asperger les filles, peut-être essayer de les noyer. Du coup, ça pose des questions d’importance, outre celles de la fourniture, de la dissimulation, du transport et de l’usage discret de telles quantités, qui sont déjà des choses qui peuvent lanciner un peu. Mais une fois ceci posé, comment, lui-même, l’immonde ordure, a-t-il pu se garder du contact du GHB, alors qu’il y en a littéralement partout. Jusqu’au plafond. Et question subsidiaire, et on n’est pas profiler, mais si ceci est un mode opératoire, s’il y a des précédents, on devrait pouvoir les retrouver dans les bases de données… ce n’est pas subtil : on tape « viol + Overdose + GHB + quantités colossales + Spectre Noire + Cosplay » et il risque de n’y avoir que de grosses occurrences bien fluo et bien clignotantes à recouper.

Son téléphone sonne à nouveau, et c’est à nouveau la patronne. Il ne pourra pas faire le mort trop longtemps non plus, parce qu’il n’en sortira rien de bon pour lui. Elle ne cède pas au chantage la patronne, et au caprice encore moins. Mais bon, il ne peut pas non plus abandonner si vite, sinon ce serait vraiment se montrer sans détermination. Alors cette fois-ci, il ne répond pas, mais la prochaine fois, oui.  Ça fera quoi ? Une heure et trois coups de fil ignorés ? Ça va, ça pose un caractère. Il aperçoit, sortant de la salle d’eau juste à côté, le brigadier Jeanmaire qui a coordonné l’enquête de voisinage. Ce con obséquieux a daigné lui en faire un retour avec un peu de détails. Mais ce n’est pas grand-chose : le voisinage direct, averti de longue date de la fête, ayant déserté les lieux pour le week-end, ne restait plus dans l’immeuble qu’une mamie au deuxième qui, ayant enlevé ses sonotones, a pu passer une nuit normale et n’être témoin de rien de particulier. Sinon, un des gars de la colocation du rez-de-chaussée à une inscription au casier pour attouchements et exhibitionnisme, mais sa soirée et sa nuit sont dûment fléchées : il était déguisé en Hulk et n’a quasiment pas quitté la petite piste de danse improvisée, où il a encaissé vaille que vaille râteau sur râteau  jusqu’à la découverte du drame et la fin corollaire de la fête. Mais à sa décharge, ça doit être dur de pécho quand on est peint en vert. Le vieux d’en face sur le palier a été difficile à réveiller, et d’assez mauvaise humeur. Mais il a appelé la police trois fois avant 22h00 pour se plaindre du tapage. En vain. Et l’a eu mauvaise que la police vienne en plus lui demander des comptes sur l’emploi de son temps.

Sinon, la rue est peu habitée, le quartier de même. Et les gens ont bien vu, ici, la silhouette de Batman se profiler sur un mur à l’aplomb d’un lampadaire, là, le Mandalorien tituber en quittant la fête, là encore, Daredevil et la Libellule se peloter dans un buisson… enfin rien de probant. Un samedi soir de zozos cosmiques en somme. Restent les convives dont il est, pour l’instant, impossible de dresser la liste. Le propriétaire organisateur de la sauterie l’a dit justement du fin fond de sa gueule de bois :

– Quand vous lancez les invitations, vous ne pouvez déjà pas compter ceux qui viennent à coup sûr. Mais une fois que c’est lancé, vous ne pouvez plus rien faire, et tant pis si ceux que vous ne comptiez absolument pas sont là quand même. C’est trop tard. Il y a ceux qui viennent avec des potes, il y a ceux qui s’incrustent, vous savez, tout le monde était déguisé, et à part l’autre enfoiré, tout le monde s’est plutôt bien comporté. Mais moi je ne suis pas sûr que je connaissais la moitié des gens chez moi. Pour vous dire, je ne connaissais aucune des deux filles qui…

C’est un homme effondré que décrit Jeanmaire et dont on ne pourra pas tirer grand-chose tant qu’il n’aura pas remis les mains sur son cerveau. On a une certitude néanmoins, c’est qu’il ne connaît pas de Vanina Celesti et de Djone Smice encore moins, et qu’il n’a pas idée de comment les deux se seraient retrouvés chez lui. Le fait est que Jeanmaire ne sait pas comment procéder, et que c’est peut-être là que Houard pourrait réellement se rendre utile. Il suffit de demander à chaque convive de lister les superhéros présents, combien de spidermen, combien de MDK, combien de Casimir, et ainsi de suite. Il y a moyen d’avoir une liste exhaustive et ensuite de la refaire circuler aux mêmes pour que tous les témoins identifient ceux qu’ils connaissent. Il n’y aurait pas tant d’inconnus avec un peu de méthode. Mais il va peut-être laisser Jeanmaire dans sa crasse, on est censé savoir où le trouver quand on a besoin d’aide. Ou peut-être pas. Tiens d’ailleurs voilà la Capitaine Lerdon qui rapplique dans les froufrous de son affreuse combinaison. De quoi a-t-elle besoin, elle ?

– Houard ? Téléphone ; ta patronne. Ce serait bien que tu lui répondes quand elle t’appelle, je peux avoir besoin de mon téléphone pour faire mon travail. Et je ne suis pas ta standardiste.

Et elle lui jette son smartphone dans les mains, avant de s’en retourner vers son équipe.

– Patronne ?

– Houard ? Vous ne déconnez pas un peu ? Quand je vous appelle, vous répondez.

– Vous m’avez appelé ? Ah oui, je découvre ça oui.

– Vous découvrez, oui… refaites-moi un coup comme ça, et vous allez découvrir ce que c’est d’être muté au quartier. Bon, ils sont avec vous ?

– Qui ?

– Ne me dites pas qu’ils ne sont pas avec vous… Celesti et Rodriguez, les deux qu’on devait confronter. Vous savez Celesti … cui cui cui ?

– Pourquoi seraient-ils avec moi ? Vous les avez perdus ?

– Oh bordel, oh bordel, oh bordel.

– Quoi ?

– Ils se sont évadés.

– Les deux ? Ensemble ?

– Oui non, hein ? Ce n’est pas possible, hein ? Pourtant si, on ne les a plus. Bon cloaca maxima donc… qu’est-ce que vous faites, là, présentement ?

– Ce pour quoi vous m’avez envoyé ici. Je supervise. Et franchement, il y avait urgence. Parce que vous avez besoin de moi ?

– Non. Et vous, de quoi avez-vous besoin ? Qu’est-ce qu’il vous manque ?

– Il me manque la main sur le travail qui est fait ici. Ce n’est pas que Jeanmaire est nul, mais… si, il est nul. On ne sait pas à l’heure qu’il est qui aurait invité Vanina Celesti à cette fête, alors que quand on le saura, on en saura plus sur le célèbre John Smith.

– Et le GHB ?

– J’ai dégrossi, mais tout est aberrant dans cette histoire de GHB. Il y a vraiment un truc qui ne tourne pas rond, patronne.

– Bon, j’appelle Jeanmaire, pour qu’il vous laisse les commandes. Moi, je fais demi-tour, je vais peut-être trouver nos deux évadés chez eux. Répondez au téléphone quand je vous appelle, et ne vous attendez à ce que je vous laisse tranquille. Entendu ?

– Entendu.

– Autre chose… avez-vous contacté des gens du BIOS, ou de l’ancienne Commission Européenne, ou avez-vous simplement projeté de le faire, ces jours derniers ?

– Le BIOS, ce sont nos bien ringards justiciers masqués locaux ? Votre question m’échappe du coup. Pourquoi est-ce que j’aurais fait une chose pareille ?

– Je ne sais pas.

– Pourquoi cette question alors ?

– Oui, non, vous avez raison, c’est idiot. Pourquoi de même auriez-vous sorti Rodriguez et Celesti de leurs cages sans mon autorisation ? Je devrais connaître depuis le temps la haute bénignité des choses que vous êtes en mesure de faire dans mon dos. Bon, je retourne à Villeurbanne. Et ne me lâchez plus.

En rapportant son téléphone à Lerdon, il dégingande au maximum sa démarche, il sifflerait presque, mais ça ne trompe pas la jeune capitaine, non plus que sa petite équipe en combinaison. À goguenard, goguenard et demi, il pose sa voix en coin de bouche et articule à peine :

– Merci pour le turlu. Est-ce que vous avez pensé à faire des relevés dans l’ascenseur et la cage d’escalier ? Je ne parle pas de relevés d’empreintes évidemment, mais de GHB, je ne serais pas étonné que vous en trouviez une traînée, comme la bave d’un escargot. Faites-le, quand vous aurez fini ici, s’il vous plaît. Et  tenez-moi informé dès que vous savez.

On ne peut pas moins bien faire savoir sans le dire qu’on vient de prendre la main. Il est comme ça, Houard, il voit beaucoup de films, et il ne sait rien faire d’un peu valeureux sans gâcher tout avec son arrogance mal assurée. L’équipe en blanc soupire, encore une idée à la con, qui ne fera pas date dans la grande histoire des idées à la con. Mais c’est Lerdon elle-même et son stagiaire qui s’y collent. Ils suivent le pas traînant de Houard jusque sur le palier. Et pendant que le stagiaire appelle l’ascenseur, des éclaboussures et dégoulinures sèches attirent immédiatement toutes les attentions. Il y a une traînée évaporée effectivement, et celle-ci prend l’escalier pour descendre. Pas si con, le Houard ; il y a des reliquats transparents, mais brillants sur le mur aussi, comme on s’y serait appuyé :

– Finalement, il y peut-être de l’empreinte palmaire, là-dessous. Tu penses que ton équipe peut se mettre prioritairement sur le coup, capitaine ?

– Ouais ouais, on va faire ça, lieutenant.

Le lieutenant Houard a des ailes. Il met la main sous sa veste et touche le carbone de la crosse de son arme. Son coeur bat un peu fort en dessous, c’est presque exaltant. Il descend au deuxième et la trace continue, tantôt giclée, tantôt égouttée, et elle descend encore, jusqu’à la porte d’allée. Ensuite, il y a une bande de terre battue et de caillasses qui a bu ce qui ne s’est pas évaporé, mais ça doit reprendre sur le goudron de la rue. C’est le cas, ça passe sous une voiture et ça traverse. De l’autre côté, ça se perd dans un bas-côté fait d’herbe et de canettes, de mégots et de papiers. En longeant le mur, il va forcément retomber sur une trace. À droite, il y a tout de suite un croisement avec une rue tout à fait civilisée, s’il a de la chance, ça repart par là-bas.

Courbé et scrutant le sol à chacun de ses pas, distinguant peut-être là une goutte sur une feuille, peut-être une auréole sur une pierre, il arrive comme ça jusqu’à l’intersection à l’instant où une énorme voiture noire fait crisser ses quatre pneus pour s’arrêter à pas un mètre de lui. Ça, ça n’arrive pas ici par hasard… soit ce sont des petites cailles de la cité d’à côté qui ont senti la flicaille, soit… la fenêtre conducteur s’ouvre et une espèce d’adepte du SM-cuir, mais jaune à pois noirs, montre son museau et plisse les yeux pour lire la plaque de rue :

– Rue des Prés, on y est. Pardon Monsieur, vous pouvez m’indiquer le 4 ?

– Vous y êtes, c’est cet immeuble-là. Mais je crois que la police a barré l’accès.

– C’est ce que nous allons voir.

Elle doit faire une petite manœuvre en marche arrière pour tourner dans la rue, et elle n’a pas le compas dans l’œil, parce qu’elle s’y reprend à deux fois, mais bon c’est un tracteur, sa bagnole. Sitôt mieux engagée dans la rue des Prés, elle se range sur le côté le long du mur. S’il y avait des traces à retrouver là, elle a roulé dessus, sans vergogne. Mais Houard laisse faire. Puisqu’elle n’est pas estimée qu’il pouvait ressembler à un flic, finalement, il n’est pas flic, il est au spectacle. Et il n’est pas déçu. De la porte passager, un mastodonte se désincarcère plus ou moins déguisé en poisson-papillote, et à sa suite la bombasse compassée, moulée, mais très très moulée… trop moulée dans une combinaison… non, mais ce n’est pas possible, ça lui rentre dans le frifri, ce n’est pas un vêtement, c’est un plastique qu’on a dû lui couler en fusion dessus. Pathétique, indécent, tellement morue… elle dit au grand costaud de l’attendre là, et fffuiiit en un éclair, elle entre dans l’immeuble.

OK, la patronne a failli l’avertir, et elle aurait dû le faire. Toujours le nez au sol, il prend son téléphone, et le commandant Cellor répond à la première sonnerie.

– Houard ? Je viens d’arriver devant chez Rodriguez. Pas de signe de vie à l’intérieur. Bon, pas de signe de vie tout court, mais bon c’est très banlieue, et c’est très dimanche. Et de votre côté?

– De mon côté, rien de spécial. Ah si ! j’ai les superhéros du BIOS qui viennent d’arriver. J’ai failli oublier. Vous comptiez m’avertir quand qu’ils devaient débouler ici ?

– Je ne savais pas qu’ils vous trouveraient… Oui bien sûr, je comprends votre contrariété. Parce que, contre toute attente, visiblement ils vous cherchent, Houard.

– Ah bon ? Et pour quoi faire ?

– Je ne sais pas, vous me direz ? Ce qu’il faut, quoi qu’ils cherchent, c’est que vous gardiez en tête qu’ils ne sont pas dans leur juridiction. Il n’y a qu’une autorité compétente dans le secteur où vous êtes, et c’est vous. Ne vous laissez pas impressionner par les titres ronflants… et les quelques licences que ces gens-là prennent avec la physique élémentaire. C’est de la poudre aux yeux, vous êtes lieutenant de police. Ne leur dites RIEN. Je compte sur vous.

– OK, de toute façon, ils ne m’ont pas vu.

– Tant mieux. Parce que vous êtes où ?

– Je suis dehors, je suis sur une piste.

– Une piste ?

– Oui, une piste plutôt promet… Ah !!!

La Guéparde dans un sifflement d’air vient pratiquement d’apparaître devant lui. Elle sourit, mais elle fait peur. D’abord, elle est grande, et puis à son âge on ne s’habille pas comme ça, bordel.

– Bonjour ! C’est vous que je cherchais.

– Oui ? Re-Bonjour, on s’est vu tout à l’heure. Enfin juste à l’instant, quoi.

– Lieutenant Houard, vous me connaissez ?

– Oui, comme ça, de vue, vous êtes la Panthère ? Non ? La Couguar ? Non, trop connoté, pardon. Je donne ma langue au chat, à la cha… au chat !

– La Guéparde.

– Oui, quel boulet je suis ! Vous courez super vite. D’ailleurs ouh là là, c’est fou : vous courez vraiment super vite. Mais vraiment.

– Oui voilà, d’où le nom : Guéparde. Mais la personne que vous avez au téléphone continue à parler, à couiner même un peu, et je connais cette voix.

– Oui, mince c’est ma…

Il n’a pas le temps de finir sa phrase, son téléphone disparaît de sa main et se retrouve dans celle de la Guéparde, et déjà contre son oreille.

– Commandant… Coustaud ?

– Cellor.

– Oui Cellor. C’est L’hor de laisser votre aimable lieutenant avoir une conversation entre adultes consentants. Et comme c’est pour public averti, je vais devoir vous demander de ne pas rester là, madame.

– Vous êtes en train de commettre une grave erreur.

– Oui, oui, nanani nanana, je vous raccroche à la gueule. Voilà.

Elle tend son téléphone à Houard et se délecte de le voir serrer les fesses comme ça. Elle sait que la peur le dispute à la gêne et à l’incompréhension. Mais dans un premier temps, se fait un petit plaisir et mise sur la seule gêne. Elle tire sur les pans déjà bien échancrés de sa combinaison et fend un décolleté presque glaçant. Houard recule d’un pas, mais elle est déjà, soudain, juste à sa droite, son visage contre sa joue, et elle le lèche, un grand coup de langue dégueulasse, et dans la même seconde elle est à nouveau devant lui avec un sourire affable, en sorte qu’il est obligé de se toucher la joue pour être sûr :

– Mais c’est dégueulasse ! Vous m’avez léché ? Comme ça ? Mais pourquoi vous faites ça, madame ?

– Pour vous montrer mon côté gentil. On va marcher un peu, prenez mon bras, il faut que vous vous détendiez. J’ai l’impression de vous crisper avec ma gentillesse. Promis je ferai attention. La gentillesse, c’est fini fini fini. C’est mieux ?

– Non, mais vous savez que je suis officier de police ?

– Ah d’accord, sans palier, on enchaîne directement sur la méchanceté ? D’accord.

– Non, mais on n’est pas obligé d’être méchant non plus. Il paraît que vous me cherchez, c’est vrai ça ?

– Oui, c’est vrai.

– C’est bizarre, non ?

– Oui, c’est bizarre. Ah voilà, on arrive, je voulais vous présenter mon ami Teflon. Alors… ce n’est pas vraiment mon ami, mais il est vraiment en Teflon. C’est comme ça, on ne sait pas comment les choses se mettent des fois. Et lui, de toute façon, ce n’est l’ami de personne. D’abord il est con. Mais con, pffff. Et puis il a ses histoires d’humeurs, on ne sait pas les gestes qu’il fait des fois si ce n’est pas de l’athétose, ou si c’est vraiment l’envie de nuire aux personnes.

Elle claque des doigts en direction du grand Teflon, et lui fait signe d’enlever son casque. On bosse quand même, on se réinsère dans la société, mais ça passe par le travail, hein ? Le gamin comprend un peu qu’il faut qu’il s’emploie. Alors il croise ses énormes bras sur son énorme poitrine et fais apparaître, juste le temps de faire peur, son côté sombre, son côté compact. La Guéparde joue sur du velours :

– Alors, lieutenant Houard, est-ce que vous connaissez MDK ?

– Pas personnellement…

– Non, bien sûr.

– Mais je vois qui c’est. En fait, c’est marrant l’enquête sur laquelle je suis, implique… oui non, je n’ai rien dit.

– Implique quoi ? Qui ?

– Rien. Je suis officier de police.

– Oh, ça sent la bagarre. On va y revenir. Est-ce que MDK a lancé un appel de détresse avec votre téléphone.

– Hein ? Vous voulez dire le vrai MDK ? Avec mon téléphone ? Ce téléphone-là ? Non.

– Si.

– Non non.

– Si si. Et sinon, vous me disiez… votre enquête ?

– Je ne vous disais rien du tout.

– Non, mais vous allez me dire, sinon mon « ami » (elle signe les guillemets avec les doigts) Teflon ne va pas être content, et qu’est-ce qu’il se passe quand il n’est pas content, mon ami ?

– Je ne sais pas.

– Et bien il va nous montrer. Tu montres au monsieur ce que tu fais, quand tu es très en colère, Teflon s’il te plaît. oui oui, tu montres. Oui, comme ça, lâche-toi.

Et le jeune homme dans un soupire de soulagement, d’aise, noircit presque entièrement, lève ses deux énormes poings ensemble et les abats dans un fracas industriel… sur le capot du Hummer. Le gigantesque véhicule noir manque de culbuter vers l’avant sous l’impact, toutes les vitres fumées s’émiettent en mille morceaux, et cette pauvre grosse chose rebondit sur ses suspensions dans un bruit de tôle au martyre.

La Guéparde referme son décolleté et souffle dans ses mains qu’elle broie devant son visage : le capot est presque éventré, le moteur est encore accroché, mais pend sous la caisse, l’essieu avant est en V, et on entend des chutes de pièces dans la chute d’huile. Elle regarde effarée Teflon qui est redevenu tout rose et…

– Non, mais pas le Hummer… pas le Hummer… mais putain, Tef’… le Hummer