Vanina §13

§13

Vanina Celesti ne tient pas en place sur sa chaise, il faudrait presque la ligoter. On l’a vue à son intranquilité coutumière depuis ce matin, et c’est vrai qu’elle a un tropisme usuel de petite proie aux aguets, de maillon le plus faible dans la chaîne alimentaire, mais là, depuis qu’elle est installée dans le bureau du commandant Cellor, sa tension intérieure est montée d’un cran, est devenue électrique. D’ailleurs quand l’agent Cristo l’a conduite jusqu’ici, il a glissé à l’oreille de la patronne :

– Faites attention à elle, je la trouve perturbée.

– Et bien, il était temps…

– Non je veux dire, je crois qu’elle n’est pas bien.

– D’accord, je ferai attention. Vous faites quoi avec cette chaise ?

– Je la rapporte dans le bureau d’Artaux, je lui avais empruntée pour faire la causette à la demoiselle.

– Et évidemment, elle est sur roulettes, mais c’est tellement plus chouette pour votre dos de la porter sur le bras.

– Non, mais ça va.

– Ouais ? Faites-moi rouler ça, espèce de dingo.

– Oui chef !

Le fait est que Mademoiselle Celesti a été piquée par une bête. Elle est sens dessus dessous. Alors, le bon côté, c’est que ça permet à Houard de faire son consolant, son rassurant… son désespérant… non, mais il faut le voir, le chevalier Bay-Houard, espèce de Geek à duvet, qui ce matin encore nous parlait de la grossesse de sa femme, et que ce serait bien que ce soit encore une fille, parce qu’un garçon qui arriverait avec deux soeurs déjà grandes comme ça, que c’est un coup à vous faire des petits préférés, surtout avec Madame, qui est quand même beaucoup dans l’affectif et l’expression corporelle… et oui bien sûr, quelle surprise… sans affectif, et sans des hormones en vrilles, on fait comment pour épouser un flic de 58Kg, qui est fort en informatique, qui mange ses crottes de nez si on lui tourne le dos, qui a un tiroir fermé à clé de son bureau ici-présent qui contient un stock presque syllogomaniaques de bombecs (pas des photos pornos, non, juste des bombecs : crocodiles, petites bouteilles de coca, fraises et bananes Haribo et pseudo réglisses anglaises) ?

Ce relatif bon côté mis à part, le fait est qu’on ne comprend pas. Ce n’est pas comme si l’on avait compris avant comme elle fonctionnait, mais là, elle a largué tout le monde. Et ce qui se profile c’est que c’est pour longtemps en plus. On n’arrive pas à recoller, elle ne veut plus qu’on s’approche.

– Mais vous vous êtes souvenu d’un coup de quelque chose ?

– Pourquoi vous dites ça ? Qu’est-ce que vous appelez… « souvenu d’un coup » ?

– Je pense juste à la soirée d’hier. Quelque chose vous est revenu ?

– C’est à dire ?

 – Je vous demande juste s’il vous est arrivé quelque chose.

– Hier soir oui, mais on en a parlé. Si vous demandez de re-re-re-raconter, moi je ne vais pas y arriver. Vous savez, on n’est pas égaux face à… enfin vous voyez, déjà je ne sais pas comment finir cette phrase. Vous voulez qu’on reparle d’hier ?

– Oui, pourquoi pas ? Mais je préférerais qu’on parle de vous. De ce qu’il se passe pour que vous paniquiez d’un coup ? Vous étiez calme tout à l’heure…

– C’est vrai ? Vous ne pouvez pas me faire plus plaisir. Vous avez trouvé que je dégageais quelque chose d’un peu affirmé ? Non ?

– Est-ce que vous voulez, un café ? Ou un thé ? Est-ce que vous voulez que le lieutenant Houard vous raccompagne chez vous et qu’on se reparle plus tard ? Ce soir ? Demain ? Si vous préférez, ça peut être l’agent Cristo qui vous ramène chez vous ?

– Qui ?

– Daniel.

– Oh oui. Mais en fait non, je veux rester ici. Laissez-moi rester ici s’il vous plaît.

– Ah là là… écoutez, moi j’espérais qu’on pouvait avoir cet entretien et venir à bout de toutes les petites choses à préciser, et puis qu’après, je vous aurais laissé rentrer chez vous. Tranquillement. Mais là, d’évidence vous n’êtes plus en disposition de coopérer. Et ça nous complique la vie, à vous et à moi. Je pense qu’il s’est passé quelque chose et que vous nous le cachez. Est-ce que vous avez eu des nouvelles de votre ami Djone Smice ?

– Pas du tout, alors là… pas du tout.

– Doucement, je posais juste la question. C’est cohérent que vous n’en ayez pas puisqu’il est dans l’avion…

– Oui, en plus. Pour les States.

– Oui, d’ailleurs, on a épluché les vols en partance de ce matin. Il y a effectivement trois Smith enregistrés qui survolent l’Atlantique. Une Margarett, mais effectivement deux John. L’un des deux est probablement le vôtre, et l’autre, peut-être un agent du FBI sous couverture. Mais je ne sais pas si ce n’est pas une autre légende urbaine ça… quoi qu’il en soit, vous imaginez bien que si ça s’avère nécessaire, nous ferons toutes les démarches pour le retrouver et l’identifier. Et vous savez que nous pouvons être très efficaces. Je vais vous laisser vous ressaisir, respirer, gamberger à toutes les implications de votre présence ici, et à la nécessité de ne pas brouiller nos pistes… une des jeunes filles de cette nuit est morte. C’est très important qu’on retrouve celui qui a fait ça. Allez, le Lieutenant Houard va vous raccompagner dans votre petite pièce du fond. Quand vous serez prête à me parler, vous me le faites savoir. Mais moi, je n’ai pas la journée, et je n’hésiterai pas à employer les moyens de la procédure, si j’estime que vous me faites perdre mon temps.

Vanina Celesti a baissé le museau tout le temps où elle a compris qu’on la grondait et que le ton était en train de changer. Mais la petite menace de fin, elle l’a sentie aussi, et elle s’est redressée : une menace ? Qui peut la menacer, elle ? Qui ? Personne. Et le regard de défi qu’elle a maintenu en quittant la pièce n’est passé inaperçu de personne. OK, on a une ado qui ne veut pas ranger sa chambre ? On va faire avec, on a géré pire.  Le commandant Cellor chuchote à son lieutenant.

– Tâchez de mettre un gars devant sa porte, et pas de café, pas de chocolat, et pas un de vos sourires niais, d’accord. La demoiselle m’énerve. Et ce qui m’énerve vous énerve. C’est le papa fâché, déçu, que je veux voir, OK ? Et puis vous irez toquer à la porte de Rodriguez et Darlan. Pour savoir où ils en sont. Vous me remettez Rodriguez en cellule, sous bonne garde lui aussi.

– Vous ne voulez pas l’interroger ?

– Non, je crois en son amnésie, mais je crois aussi, quand même, qu’il nous cache des choses. Et comme la petite Celesti nous en cache aussi, on va tenter la confrontation. Et quel meilleur endroit pour une confrontation un peu drama que notre sordide cellule de dégrisement ?

– Il y a tout Maubeuge, mais ça fait loin.

– Aller filez, n’oubliez pas : papa est fâché.

Angel Houard fronce le cerveau, mais ça n’a pas beaucoup d’incidence sur ses petits sourcils. Il rattrape Vanina Celesti qui regagne ses quartiers d’un bon pas, effectivement comme une sale gosse fâchée. Elle est déjà dans la petite salle d’attente et il la rejoint juste à temps pour l’empêcher de lui claquer la porte au nez.

– Hé ho, ce n’est pas la peine de faire ce cinéma, ça ne prend pas avec moi.

– Cinéma ? En tout cas, ce n’est pas moi qui fais ma commandante.

– Hein ? Vous parlez de la commandante ? La commandante fait sa commandante c’est ça ? Oui ? Et bien, il va falloir vous y faire, parce qu’elle est payée pour ça. Ça vaut peut-être le coup que vous partiez de ce principe même. Ici, c’est elle qui décide. Elle décide de ce que je dois faire, elle décide de ce que tous les agents doivent faire, et elle décide de ce que vous devez faire. Ce n’est pas parce qu’elle a l’air gentille qu’elle laisse tout passer.

– Ça lui sert à quoi d’avoir l’air gentille alors ? Dites, il est encore là le type d’hier soir ?

– Le type d’hier soir ? Celui que vous avez identifié au tapissage ? Oui, mais on vous l’a dit, ici vous ne risquez rien. Vous êtes sous la protection bienveillante du commandant Cellor. Vous voyez que ça a du bon qu’elle fasse sa commandante. Et puis de toute façon, quand on ne l’interroge pas, il est en cellule.

– Des cellules, comme en prison, avec des barreaux et tout ? Je n’ai pas vu ça, je n’ai vu que des bureaux, et une salle de baby-foot.

– Alors non, ce n’est pas une cellule avec des barreaux, mais une cellule quand même. Et au sous-sol juste en dessous de vous. Et pour accéder au sous-sol, il y a une porte avec des barreaux, et des caméras et des agents de garde. Donc voilà, maintenant vous allez être raisonnable, arrêter de vous faire des films et réfléchir un peu à votre comportement. Je vais mettre quelqu’un devant votre porte, quand serez descendue de vos grands chevaux, vous lui direz, et il vous conduira à nous.

Et il referme la porte avec toute sa dignité montée en neige. Il trouve qu’il s’en est bien tiré, il espère juste ne pas l’avoir perdue avec l’expression des « grands chevaux ». Quoi que non, elle n’a pas tiqué, elle doit la connaître. Ou alors c’est qu’elle est vraiment fâchée.

Vanina Celesti a l’oreille collée à la porte. Elle n’entend rien, mais estime que le lieutenant a eu le temps de s’éloigner. Alors elle inspecte la pièce. Il y a deux chaises en bois qui font bien mal aux fesses, un porte-manteau, et sous la grande glace sans tain, un bureau rétractable, comme sur les sièges de train, mais en plus grand et en bois. Bon, comme elle l’a vu dans « Buffy et les vampires » chez sa soeur, elle prend une des deux chaises et tâche d’en caler le dossier sous la poignée. Théoriquement, si elle a compris, ça doit empêcher les gens d’entrer. Elle ne voit pas bien comment. La chaise est penchée bien comme il faut, mais quand elle entrouvre la porte, tout ce qui peut se passer c’est que la chaise bascule… ça y est, elle le tient : c’est parce que celle porte-là, à la différence de la porte de Buffy, elle s’ouvre vers l’extérieur. Ce n’est pas de chance.

– Ça va mademoiselle ?

Ah , ça, c’est une voix qu’elle ne connaît pas. Mais par contre elle sent que c’est le policier qu’elle a soulagé du venin d’un aoûta tantôt. Il ouvre la porte et la trouve en train de s’asseoir à l’envers, les coudes sur le dossier pile en face de l’entrée.

– Oh là, on m’a prévenu que vous êtes stressée, mais détendez vous, hein ? Si quelqu’un doit arriver jusqu’à vous, il faudrait qu’il me passe à travers. Vous croyez que je suis du genre à me faire passer à travers ?

Vanina Celesti, se retient de répondre, « Vani, vani, Vani, tais toi », elle montre ses deux mains grand ouvertes, comme elle signifierait qu’elle se rend, elle est trop mignonne celle-là, tu lui donnerais le Bon Dieu sans confession, et tu ne lui donnerais pas que ça. L’agent de faction referme la porte sur lui avant de trop adhérer aux images qui lui viennent. La demoiselle Celesti est déjà debout et tourne en rond. Qu’est-ce qu’il a dit le lieutenant qui ressemble à un gamer ? Il a dit, la prison c’est en sous-sol, il a dit que ce n’était pas une prison, mais pas loin. Et il a dit juste en dessous. Agir vite, penser après, s’il y a des restes à l’action. Elle prend au mur un calendrier pendu par une ficelle à une punaise. Et le pose à plat par terre. Pour ne pas se salir les genoux. Et aussi pour avoir un repère de matière. À quatre pattes, les tibias levés et les mains près des genoux, elle essaye de tenir toute que le rectangle de carton. C’est bon. Alors elle plonge sa main gauche dans le sol. Lentement, tout ressentir. Le carrelage, la chape, ensuite du bois, ensuite elle ne sait pas ce que c’est, on dirait de la terre, bois à nouveau, isolant faux plafond, et l’air libre. Sa main est en dessous et son bras est enfoncé jusqu’à la moitié du biceps. Ça se tente. Si elle reste concentrée sur la sensation du carton glacé du calendrier, elle ne « partira » pas, elle restera en contrôle.

Allez !

Par réflexe, elle prend une grande inspiration, et en apnée bascule son buste devant ses genoux, elle plonge sa tête dans le sol. Comme pévu, elle ne voit que du noir pendant une seconde puis la lumière électrique apparaît. C’est bel et bien une cellule, mais ce n’est pas la bonne. Là-dessous, allongé par terre, et qui la regarde comme une apparition de la vierge, il y a un type énorme et tout dépenaillé, mais coiffé tout en arrière et qui sent le savon. Il parle fort, beaucoup trop fort :

– Je n’ai rien fait, pour une fois que je n’ai rien fait !!! Pourquoi ? Pourquoi ?

Pourquoi quoi ? Elle ne sait pas répondre, il doit la confondre avec quelqu’un d’autre. Il va alarmer tout le monde et ça, il ne faut vraiment pas. Elle se redresse prestement et s’assoit sur ses talons. En dessous, le type fait un barouf du diable, et se met même à prier : je vous salue, Marie, gnagna, tout le couplet. C’est ça, il l’a confondue.

En attendant, le gars est sur le chemin, et il risque de faire plus de bruit encore si elle lui passe au travers. De l’autre coté de la porte, pas de mouvement, pas d’alarme. Elle se relève et va allumer la salle de tapissage, de l’autre côté de la glace sans tain. Peut-être que par là… Elle ramasse le calendrier par terre et le fait glisser à travers le miroir, comme si elle y avait opéré une fente. Si elle se lance, elle se lance, il ne faut pas faire les choses à moitié, c’est comme ça qu’on les foire. Et qu’on se fait mal. Et qu’on se fait gronder. Enfin, la liste est longue, trop longue pour qu’on n’oublie pas au bout d’un moment pourquoi on l’a commencée. Enfin, c’est comme ça que ça se passe pour elle :

– Vani, Vani, Vani, il faut faire vite et bien. Si tu replonges la tête, il faut que le corps suive. Déjà parce que si quelqu’un entre à l’improviste, il vaut mieux qu’il ne te voit pas du tout, plutôt qu’il te voie cul en l’air.

Si MDK était là, il aurait la bonne décision et les mots pour ordonner le courage requis – jusqu’à la plus grande des intrépidités. MDK nous sortirait de là.

Comments

No comments yet. Why don’t you start the discussion?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.