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Vanina Ah Ah – épilogue et FIN

ÉPILOGUE

Elle s’est enfin endormie. Mais elle continue à marmonner, mâchonner, dans son sommeil. Il a bien cru qu’elle n’arrêterait jamais de parler. C’est impossible qu’il y ait autant de choses à dire à l’intérieur d’une seule personne. Ça ne doit pas venir du dedans, ça doit être dans l’air, dans tout l’espace, et elle, c’est juste une caisse de résonnance et qui restitue ce qu’elle peut du bruit cosmique. Elle a pris d’autorité sa main et la tient serrée dans les deux siennes, sur l’oreiller juste devant son visage, des fois que dans la nuit elle soit reprise de cette envie de la couvrir de baisers comme elle fait. Elle a un visage un peu tendu quand elle dort, elle l’aura probablement encore cette tension dans la mort, et elle a une très jolie trogne même si elle bave un peu. Merveilleusement jolie.

Son chat qui louche s’est endormi aussi entre ses pieds. Elle l’a méthodiquement appelle Tutu, après avoir essayé de lui faire reconnaître plein d’autres noms, et Tutu est une gentille bête extrêmement collante qui se tient pour l’instant à l’écart de Syllabe et Bikini qui sont encore beaucoup dans l’invective et l’incompréhension quant à son intrusion. Ça va que la maison est grande, et que le terrain à l’entour est infini à l’échelle d’un chat d’appartement. Le Mas est posé en plein maquis, et il n’y a qu’un toit sur la colline d’en face, et rien sur ce flanc-ci jusqu’au fond du petit canyon à trente minutes de marche. Demain, Vanina veut voir la rivière, et s’acheter une canne à pêche au village, et puis Paris-Match parce qu’il paraît qu’il y a un article révélation sur elle, et qu’elle est avide d’apprendre. Cette maison, Jean-Georges l’a acquise à son premier million blanchi. Ici, tout le monde le connaît depuis plus de dix ans comme Jean-Joseph Bianchi, Jean-Jo pour les parties de boule et les apéros, avocat du Creuzot spécialiste en propriété industrielle, et sa mère aussi qui s’est choisi comme nouveau prénom Loren en hommage à une vague ressemblance à Loren Baccal dont elle n’a pas démordu. Ils vont apprendre à connaître sa jeune et belle maîtresse, qui travaille encore sur son identité d’emprunt et qui ne veut pas se tromper, parce que c’est définitif. Et qu’on ne pourra pas faire des fausses cartes d’identité tous les jours. Pour le prénom, Pocahontas tient la corde, mais elle aime bien Lacy aussi, même si c’est un nom de chien. Pour le nom de famille, elle est sans équivoque :

– Je veux le même que toi, Jeanjean. On dira qu’on s’est marié à Las Vegas, et puis c’est tout. Alizée l’a fait et personne n’a trouvé ça bizarre. Alors qu’elle est américaine, Alizée ? Non.

Les choses sont peut-être bien allées un peu trop vite ces quarante-huit dernières heures. Il a fallu tout quitter et balayer sur ses traces de pas. Clôturer des comptes et transférer des fonds et des compétences aux Caïmans et Jersey. Et puis, surtout, il a bien fallu plonger dans cet improbable de se rapprocher l’un de l’autre comme ça. La nuit a été terrible. Longue et émouvante, oui. Mais éprouvante aussi. Vanina Celesti a été un bloc de pudeur et d’émotion qui s’est beaucoup beaucoup dématérialisé pendant tout le moment où elle s’est donnée. Il a même fallu la ramener du plafond tant l’intensité l’a sortie d’elle-même, et Jean-George est plus d’une fois passé à travers elle pour tomber dans les draps. Au bout le la nuit, il a fallu renoncer à mieux. Il a fallu compter qu’avec le temps ça finirait par arriver tout seul. Alors elle a un peu pleuré, et elle a soufflé :

– Je t’aime, Jeanjean.

Et puis, après, comme elle était lancée, elle a commencé à dévider tout son cœur, et puis le reste, et puis les restes des restes.

Ça va aller…

FIN

Vanina Ah Ah §39

– Agent Cristo ? C’est encore moi, pardon de vous déranger à une heure aussi tardive. J’espère que je ne vous réveille pas.

– Non, commandant, du tout. C’est difficile de dormir après une journée pareille. Comment va Lerdon ?

– C’est bon, elle se retape, mais notre justicière masquée à voix de Minnie Mouse a fait des miracles. Elle va juste revivre la scène pendant quelques lustres, mais ça aurait pu tellement être pire. Mais vous avez du monde ?

– Non, c’est la télé, ne vous inquiétez pas. Vous avez besoin de nous… de moi ?

– Non, pas immédiatement, mais je sais que vous serez à la brigade à huit heures, et je voudrais solliciter votre sens de la rondeur. Il faudrait que vous accédiez aux auditions de mademoiselle Celesti et monsieur Rodiguez. Houard fait toutes ses saisies en réseau, et vous savez comme il est organisé.

– Oui. Et vous voulez que je les détruise ?

– Non, mais je veux bien que vous les tourniez à votre sauce, sans les trafiquer à mort non plus, mais juste les rendre anodines et cohérentes… Bénignes, si vous voyez ce que je veux dire.

– Je vois oui. Le témoignage de la petite confirmera ce qu’on a vu sur place, on oublie l’ami Djone Smice, et on remet un peu d’ordre, et merci mademoiselle on vous rappellera. Et quant à Rodriguez : ivresse sur la voie publique, je peux tourner ça en deux lignes.

– Oui, c’est parfait. Et puis il faudra imprimer deux bons de sortie.

– Et vous voulez que j’imite des signatures ?

– Non, vous les mettez dans des enveloppes timbrées, et puis vous les expédiez à leurs adresses aux deux. Avec un post-it pour leur demander de vous les réexpédier, signés. Et puis un autre post-it : “avec nos remerciements”.

– Je vois, je vous fais ça en arrivant.

– Merci, Daniel, cette fois bonne nuit.

Cristo attend d’être sûr que la patronne a bien raccroché de son côté, et que son écran tactile se mette en veille sur une page d’accueil sans rien en instance. Puis il pose son téléphone sur la table de nuit.

– C’était la patronne.

– Oui, j’avais compris. Elle t’aime bien, la patronne. Moi, elle ne peut pas me blairer.

– Oui enfin, je la comprends un peu aussi.

– Forcément… et elle voulait quoi à cette heure ?

– Rien ; de la paperasse. Rien qui te concerne.

– Tant mieux. Pourvu que ça dure.

Cristo rebaisse son coussin dans son dos et se rallonge avant de rabattre les draps sur lui. Puis il passe son bras sous la tête de Thelma Bedarride, qui vient se coller à lui, et poser sa joue sur son sein. Elle est toute légère, même de la tête, et elle a des toutes petites mains. C’est quand même dommage qu’elle soit si méchante.

Vanina Ah Ah #38

Ce soir, c’est la fête au village. La télé nationale est là, dédaigneuse et bégueule, étalée de toute son importance sur le parvis de l’église et sur le monument aux morts. Ils ont même obtenu de la patronne du petit Café de la Poste qu’elle ouvre et qu’elle sorte des tables et des chaises sur la place pour poser les caméras et les perches. Dans les coins, les Taravouériens (habitants de Haute-Rivoire) les plus télégéniques livrent leurs impressions sur ce qu’ils ont manqué, puisque personne n’a rien vu, et sur la famille Benito que chacun aurait dû voir venir :

– Surtout le petit, le Jethro, on le voyait qu’il allait mal tourner. Mais toute la famille c’était de cette farine-là. Moi j’ai toujours dit à ma fille de ne pas les fréquenter, et en général de se tenir à l’écart de cette maison. Leur abri antiatomique dans le jardin, on ne savait pas trop à quoi ça leur servait. Et bien, on sait maintenant. C’était une idée du père, ça, le vieux, baba antimilitariste, on voit où ça mène… ça trafiquait là-dedans. C’était évident que ça allait mal finir.

En fait, c’est l’arrivée de la police qui a donné à ce début de nuit une tournure d’évènement ; les coups de feu et la bagarre, c’est à peine si les voisins s’en sont inquiétés. Ensuite, la presse, la télé, sont arrivées, et bien sûr c’est devenu une kermesse. Mais tout est allé tellement vite. La Spectre Noire et MDK sitôt posés sur le toit ont vu le neveu déguisé en MDK, mais avec des Nike, et Évanescent,retraverser le jardin en direction de leur petite chambre souterraine secrète. MDK a voulu théâtraliser un peu le moment et a profité de ce que le jeune Jethro portait son casque pour lui envoyer une petite sommation par radio, mais pour le fun, pas pour lui donner une chance de se rendre :

– J’en connais un qui va pisser sa trouille dans ma combinaison.

Le jeune homme s’est arrêté, stupéfait, au milieu du chemin, cherchant partout qui pouvait lui avoir parlé à l’oreille, et a à peine eu le temps de voir MDK atterrir devant lui et lui administrer une ruade de quelques kilojoules dans la rotule pour commencer. Le bruit seul de l’os qui s’émiette comme une biscotte, ça a été tellement intense… bon visiblement, la douleur aussi, le garçon a poussé un soupire vraiment terrible qui s’est fini en sanglot, et les deux mains et le genou restant à  terre. Du coup, il a raté tonton Évanescent qui a tenté de s‘invibiliser. Mais tintin, bien sûr… ce n’est pas une découverte, on l’a assez agonie et moqué du temps où il faisait partie du BIOS et n’acceptait de missions que de mi-mai à mi-septembre ; le pouvoir d’Évanescentne donne sa pleine mesure que lorsqu’il est nu. On le sait, mais c’est toujours un moment d’incrédulité de le voir disparaître et de voir ses vêtements tenir debout tout seuls. Bon, en l’occurrence, debout, c’est un bien grand mot, parce que son pantalon se met à genoux aussi et que sa veste lève les bras en l’air pour se rendre. Mais la Spectre ne négocie pas. Elle fond sur lui d’un bond et lui plonge aussitôt sa main dans l’entrejambe pour en ressortir un poing arracheur et sanglant. Elle l’a dénoyauté, ni plus ni moins…

Mais c’est à ce moment que le premier coup de feu retentit. La détonation n’est pas forte, mais l’attitude de la capitaine Lerdon qui tient à peine sur ses jambes écartées et qui a tiré en l’air en guise d’avertissement, ça, c’est impressionnant, ça, ça pose une bonne femme :

– Mais vous êtes qui, bande de cintrés ? Qu’est-ce qu’il se passe ici ?

La situation s’est figée et il faut bien reconnaître que si l’on tombe là-dessus en n’étant pas initié ça peut être glaçant de prime abord. Les deux qui sont debout habillés plus ou moins chez Saint-Maclou, ce sont les plus menaçants à l’instant, mais elle a l’impression de les connaître. N’empêche que la fille en cuir, elle a toute la main maculée de sang, et ce qu’elle serre dans son poing, vraiment ce n’est pas net. Par contre, la silhouette à genoux et prostrée devant elle est en train de changer, comme de rechampir du fond l’air,  et cette tête grimaçante et terrifiée… c’est lui… c’est l’un des gars qui l’ont droguée et c’est celui qui la pelote salement  depuis… depuis… elle ouvre le feu à nouveau, bim, en l’air à nouveau. La Spectre, prise de court d’abord, se rend intangible et s’avance vers la policière, qui, prise d’une vraie trouille, a le temps de lui tirer “au travers” une fois avant qu’elle ne pose la main sur l’arme pour la dématérialiser aussi et lui enlever des mains.

– Doucement, si vous voulez tuer quelqu’un, vous pouvez. Vous ne l’avez pas volé. Mais il ne faut tuer pas tout le monde. Je sais que c’est tentant, mais non. Vous, vous pouvez tuer celui qui a le casque là, mais attention pas l’autre. Celui qui tire sur le rouge, c’est le vrai, et l’autre c’est le faux. Donc je veux bien vous rendre votre pistolet, mais vous me promettez de tirer sur celui qui est à quatre pattes. Pas celui qui tire sur rouge… oh là là, quand je dis “tire sur le rouge”, ça ne veut pas dire qu’il faut tirer sur le rouge… c’est en train de devenir une situation in extremis. Méca, vous pouvez m’aider ?

– Oui, je crois.

MDK attrape le casque du neveu, et l’arrache, en veillant bien de ne pas arracher la tête avec, avec les démultiplications de force de son exosquelette. Quand le capitaine Lerdon reconnaît le garçon qui l’a abondamment droguée, et qui a drogué aussi ses confrères, elle a un mouvement de recule et d’incompréhension, et elle reprend son arme des mains de la Spectre, et le braque aussitôt à deux mains droit devant elle. La Spectre Noire l’applaudit en se hissant sur la pointe des pieds :

– Oui voilà, là vous pouvez, clic et boum. Après, si vous ne le sentez pas, nous ça ne nous dérange pas. On peut le faire. On a fait le déplacement tout exprès. Mais si ça peut vous faire du bien, moi c’est quelque chose que je comprends. Enfin moi, je sais que j’aime bien ces petites montées d’hémoglobine, après quand ça redescend, je suis toujours détendue, comme après un bain moussant ou après avoir regardé Rocky. Mais Rocky, le film, pas le dessin animé avec le renard. Ça vous fait ça aussi, commissaire ?

La capitaine Lerdon est au point culminant de son incrédulité. Elle vient de se réveiller, il y a les salopards qui l’ont droguée et enlevée qui sont à genoux et gravement blessés devant elle, un gars casqué et vêtu de cuir avec comme des tuteurs métalliques et des vérins à chaque membre, et une espèce de dingot casquée, ultra canon, qui débite des choses insensées avec une voix de cagole. Elle raffermit sa position, ferme un oeil et :

– Je vous préviens, cette fois je tire sur le premier qui bronche.

Et personne n’a le temps de broncher. Le neveu, sur lequel elle braque quand même le gros de son attention, et l’essentiel de son flingue, tend une main vers elle, pour l’implorer peut-être, mais quand on a la saloperie de pouvoir de faire gicler du GHB de ses mains, on s’arrange pour implorer avec les bras dans le dos. Lerdon s’est faite avoir une fois, pas deux. Elle tire. Bim une dans sa tête, et rebim une dans la poitrine. MDK, se recule et lève les bras en l’air pour ne pas prendre la prochaine, mais la capitaine Lerdon a déjà lâché son arme, totalement soufflée par ce qu’elle vient de faire :

– Il allait… gicler. Hein ?

– Mais oui, et puis l’autre aussi, il va gicler, on ne va pas non plus y passer des heures.

La Spectre tapote le bras de la policière, “bon boulot”, et envoie d’une poussée invisible Évanescent s’écraser contre le mur de la maison familiale. Une grande éclaboussure écarlate. Puis elle se penche sur le corps du neveu :

– Celui-là aussi a son compte. Oh mince, par contre Méca, votre combinaison, il va falloir lui mettre une pièce, peut-être même deux, parce que la balle a du ressortir de l’autre coté. Bon après, c’est peut-être un signe, que ce soit celle-là qui est trouée. Ça veut dire qu’il faut que vous gardiez celle qui tire sur le rouge. Du coup, je suis bien contente que ce ne soit pas la rouge qui a été visée, parce que vraiment je la préfère. Et en plus, je réalise, en plus… vous étiez à l’intérieur. Double signe.

– D’accord, Spectre. Des signes, on n’en a jamais assez. On devrait faire rentrer cette jeune femme au chaud à l’intérieur, et peut-être pourriez-vous vous occuper d’elle en attendant l’arrivée de ses confrères.

De fait, la capitaine Lerdon s’était mise à grelotter d’accumulation de stress et de peur panique. Et elle frémit encore un peu avec toutes les couvertures qu’elle a sur le dos, mais au moins elle est a retrouvé un semblant de figure. Et la Spectre lui a fait un bien fou, et idem pour les collègues à qui elle a fait grand peur. Et même ce couillon de Houard, elle a eu un plaisir sans mélange à le voir débouler. La Spectre a pris une couverture de survie aux pompiers et a dû promettre de la dédicacer avant de la leur rendre. Elle ne sait pas exactement ce qu’ils ont voulu dire par là, mais elle ne s’en soucie pas. Elle est sur le toit de la maison. Comme d’habitude, mais cette fois MDK, a passé plus de temps avec elle qu’en bas. Il voulait avoir son avis avant de faire sa déclaration à la presse. En général, il ne lui demande pas son avis, mais c’est sûr que maintenant les choses ont changé. Elle le sent au plus profond de son coeur : il y a comme ça des jours à marquer d’une pervenche. Par contre, elle n’a pas bien saisi sur quoi Jeanjean voulait son opinion, et en a presque regretté le temps où il ne le lui demandait pas. Elle l’a trouvé grave, préoccupé, donc elle a fait son possible pour l’écouter. Mais bon…

– Et vous êtes obligé de parler à la presse ? On ne peut pas juste rentrer à la maison, enfin chez vous, ou chez moi, et laisser le BIOS, faire un communiqué ? Non ? C’est parce que la Guéparde est morte ?

– Chez vous, et chez moi aussi, on va y faire un saut oui, si ça vous va. On va prendre quelques affaires et puis votre chat, et puis les deux miens, et puis on va se mettre au vert un peu.

– Au vert vert ? 

– Oui, si ça vous va. Je crois que le BIOS, c’est fini pour nous. Et ce n’est pas tant qu’il y a de fortes chances qu’ils nous blâment ou nous virent, je pense avoir compris en tout cas que quant à moi ils n’attendaient qu’un faux pas. Et le faux pas…

– Faut pas.

– Non, mais trop tard. Et puis trop tard pour eux d’abord. J’en ai marre de porter le BIOS à bras le corps, je pense que vous me connaissez et que vous devez le sentir ces derniers temps…

– Le bras le corps, c’est quand on n’a pas le droit de se pencher ? Non, je vous ai coupé, pardon.

– Je crois que ça ne sert à rien d’essayer de tirer ces gens vers le haut. Vous savez, ce qu’on dit : la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a.

– Vous parlez de qui ?

– Je parle du BIOS en général, je pense que je vais faire une annonce, qu’ils vont apprendre ma démission par la presse, et qu’ils ne valent pas que je sois autrement formel. J’espère juste qu’ils me laisseront récupérer ma mule. Vous savez mon exosquelette de secours qui est au QG ?

– Oui, votre mule, je sais ce que c’est, c’est même le passage que j’ai le mieux compris. Il est au QG, mais si vous voulez, moi je vous le rapporte, hein ? Alors pas en partant d’ici, parce que je ne sais pas bien où on est. Mais de chez moi, alors là… moi, je me suis toujours dit que si je devais quitter le BIOS, je partirais avec un souvenir. Quand j’ai quitté l’hôtel IBIS… vous êtes venu chez moi, vous voyez le seau gris dans la salle bain, avec le balai Mop-serpillière et l’essoreur, et bien je ne devrais pas vous le dire parce qu’on est les forces du bien… mais tant pis : je l’ai volé en partant. Et si je devais me faire virer du BIOS, et bien la fontaine à eau… j’adore, ça fait “plop” quand on se sert un verre d’eau. Rien que pour le bruit, je boirais toute la journée. Bon après, c’est pipi comme s’il en pleuvait. Mais vous ne parliez pas de ça. Ils vont nous virer ?

– Et si l’on partait avant qu’il nous vire, Vanina ?

– Oh…

– De toute façon, vous êtes en train d’éclore, et le BIOS n’est pas un écrin pour le bijou que vous êtes en train de devenir. C’est tellement étriqué, tellement petit bras, tellement provincial. Vous devez évoluer solo, ou vous trouver des partenaires à votre hauteur. Vous allez éblouir le monde… est-ce que vous êtes consciente de ça ?

– Je ne sais pas Jeanjean, à vrai dire j’ai arrêté de vous écouter quand vous m’avez appelé Vanina, et j’aurais pu raccrocher, mais vous m’avez appelé Bijou juste après, et moi vous n’avez pas idée, comme ça me m’envoie dinguer, quand vous êtes attentionné comme ça.

– Ah… pardon… le commandant Houard a fini de parler à la presse.

– Oh non, vous n’allez pas m’abandonner sur le toit pour elle. Pas maintenant. S’il vous plaît.

– Non, on n’a qu’à la faire monter là.

– Chiche ?

– Chiche.

Le Spectre disparaît à l’instant. Punaise elle s’est téléportée en bas. MDK, imaginait voler jusqu’à la Commandante et lui proposer de la porter dans ses bras en promettant de voler doucement, mais hop là… elle est là… cul en l’air, pendouillant sur l’épaule de la Spectre, qui l’a téléportée là, et il n’est pas exclu qu’elle ne lui ait pas demandé son avis. La Spectre la dépose sur le toit en pente :

– Hé ben ma cochonne, il vaut mieux vous ranimer que vous nourrir.

Jézebel Cellor se retient à l’épaule de sa téléporteuse, le toit est pentu, les tuiles sont très bombées, très hostiles à ses chevilles, et ni l’altitude ni la téléportation-surprise ne font partie de ses compétences immédiatement disponibles, mais elle s’adapte. Elle a compris qu’elle est convoquée par ceux-là du super-héroïsme, et qu’ils ont des manières étranges. Auxquelles elle doit une fière chandelle.

– J’ai juste parlé à la télévision, je n’ai rien fait de mal, messieurs-dames. Si ? J’ai dit une connerie, Monsieur Méca ?

– Pas du tout. On n’en sait rien, on ne vous écoutait pas. On a juste pensé que ce serait plus confortable ici pour parler.

– Et de fait… qu’est-ce que c’est confortable ! C’est très surfait la terre ferme. Vous voulez un résumé de ce que j’ai dit à la face du monde, ou vous préférez le voir en replay ?

– Les grandes lignes, on prend.

– Rien de bien rare : vous avez sauvé les miches de la capitaine Lerdon et la nation se joint à moi pour… enfin Lerdon, c’est une chouette fille, et la nation s’en fout, et on se fout de la nation. Mais je peux vous dire que mes gars et moi, on vous en doit une. Je n’ai pas donné de détails sur les moyens employés dans notre trac, j’ai juste dit que ça avait été une collaboration fructueuse avec la préfecture, les hautes autorités du BIOS, et, mais dans une mesure moindre, de l’ex-Commission européenne. À vrai dire, je n’arrive pas à savoir s’ils ont été pour ou contre nous ceux-là, mais j’ai eu un couplet pathétique assez réussi sur le décès de leur grande poêle à frire. On ne sait jamais. Par ailleurs, j’ai abondamment cité vos noms à vous, héros du jour, et de toute façon toutes les questions dont j’ai été bombardée ensuite ne concernaient que vous. Enfin surtout vous, Madame Spectre… Mademoiselle Spectre ?

– Madame. Enfin bientôt.

– Vous savez qu’ils vous attendent en bas ? Et je crois qu’ils ne vont pas tarder à scander votre nom, et allumer des briquets, tellement ils sont à un niveau de ferveur qui tient de la fièvre. Vous allez les retourner… ah, il faut que vous sachiez, les vôtres m’ont appelée, ils sont en route ; au bruit de fond qu’il y avait pendant la conversation, je pense qu’ils sont au moins en hélicoptère. Ou alors en soucoupe volante.

MDK grimace, si l’hélicoptère est de sortie, c’est que toute une délégation est en chemin, et il n’a pas le coeur ni les nerfs pour d’interminables arguties, surtout avec ce semi-intello de Mental et cette courge intégrale de Libellule. Ces gens qu’il a dû vanter et vendre pendant des années au gouvernement et à la presse, et de la proximité desquels il a dû feindre de s’enorgueillir, d’un coup débarrassés de la surbrillance de son seul engagement, lui font enfin l’effet de ce qu’ils ont toujours été : des ringards, des parvenus, des enfileurs de perle : juste une bande de tocards en collant, taillés pour les soirées mémorielles entre tocards en collant. Un peu comme la petite société des artistes et plasticiens sans oeuvre ni engagement qui font  le gros de la population des vernissages et des pince-fesses.

– On ne va pas les attendre, commandant. On vous les laisse sur les bras, désolé. Vous avez tout dit à la presse, tout que je pourrais ajouter, ce serait un peu de sensationnel. Et quant à ma partenaire ici présente, il n’est pas temps encore qu’elle réponde de l’extension de ses pouvoirs. Surtout dans un contexte comme celui-là. La presse a déjà beaucoup à se mettre sous la dent. Deux super-vilains défaits, deux justiciers morts plus tôt dans la journée, évidemment, ils ont déjà bien assez de matière pour se foutre éperdument de la jeune fille qui est morte dans la nuit, et des trois autres jeunes filles qui ont le reste de leur vie pour se débarrasser de cette nuit. Et de ce monsieur, mort en slip dans son salon, juste parce qu’il habitait en face de la maison du crime. Parler de la Spectre Noire à ces gens, c’est de la confiture à des cochons. Voilà ce que c’est.

– Je comprends. Comment est-ce qu’on peut rester en lien, pour la suite immédiate ?

– Nous vous contacterons.

– Il va le falloir, oui. Vous avez des petites choses à me signer.

– Si vous parlez du fait que j’ai récupéré ma combinaison et mon casque sur le cadavre de Jethro Benito, c’est de la force majeure. Mais je vous signerai une décharge, si c’est ce que vous voulez.

– Entre autres choses oui, mais on en reparlera. Bon filez, je retiens la foule pour vous.

– Merci Commandant.

– Merci à vous. Comment on fait ? Quelqu’un me descend ou je demande aux pompiers de sortir l’échelle ?

Vanina Ah Ah §37

§37

Elle a enlevé son casque pour pouvoir chuchoter, alors MDK enlève le sien, et lui tend son oreille :

– Alors ils sont là, tous les deux, et la fille est vivante, elle n’a rien, elle est juste bizarre, vous savez, gueu gueu, comme ça. Ils l’ont enfermée dans un genre de.. Vous, vous sauriez dire ce que c’est. C’est au fond du jardin, on y accède par un escalier qui descend sous terre, il y a une porte en fer en bas de l’escalier, mais on n’entend pas de musique quand on l’ouvre. Et il faut changer les draps. Vous appelez ça comment, vous ?

– Je ne sais pas.

– Ah, il n’y a pas que moi. C’est bizarre ici. Ils sont retournés dans la maison, et j’ai pu regarder en passant la tête. Le vieux il a pris des cachets, des draps, et une bouteille dans le congélateur et ça, je connais trop bien. Vous aimez la vodka ?

– Pas trop, non.

– Tant mieux parce que ça me fait trop penser à mon père. Et vraiment, je n’aimerais pas ça.

– Et le jeune ?

– Le jeune il est entrain d’enfiler votre costume de MDK. Et je ne devrais pas vous le dire, mais il n’a pas gardé ses sous-vêtements. Bonjour l’hygiène. Ah, et puis il a vraiment le dos et les fesses qui ne sont pas séparés. C’est toute une même poche de peau, et l’on se demande ce qu’il y a dedans. Aussi bien ça pourrait être des petites boules de polystyrène. Ah, et puis encore il a des petits soucis au cœur, et je l’ai guéri ; j’espère que ce n’est pas trop grave. J’ai pensé que non, puisqu’on va le tuer. Et le vieux, Évanescent, il en train de perdre la vue. Alors je l’ai un peu guéri aussi, mais il me faudrait plus de temps pour lui.

– Mais son temps est compté. Et c’est tant mieux.

– Oui, d’autant que maintenant que j’ai commencé à le guérir, transparent, pas transparent, je sais où il est. Je le vois du dedans. Donc je me dis, si on veut partager cette bagarre entre nous, et se retrouver… pas dans une répartition des tâches… mais on ferait avec les envies et les compétences de chacun, et je pense que c’est important… enfin, je n’en sais rien. Mais bref, moi je prends Évanescent et vous vous prenez son neveu.

– Ça me va, Spectre, si vous êtes sûre de pouvoir battre Évanescent toute seule, ça me va.

– Vous rigolez, chéri, je l’éclate, Évanescent. Mais vous ? Vous allez vous en sortir avec le neveu Gicleur ? Dites-moi, hein ? Parce que je l’éclate aussi. Et puis il ne faudrait pas que je vous retrouve à vous battre tous les deux et à ne pas savoir comme hier soir lequel est mon Jeanjean, et lequel n’est pas mon Jeanjean, n’est le Jeanjean de personne, et n’est pas un Jeanjean du tout.

– Si. Vous ne pouvez pas vous tromper, mon costume tire sur le rouge et pas le sien.

– Oui ! Bien vu la guêpe. Mais c’est pour ça qu’on est complices… enfin moi. C’est comme si vous commenciez mes phrases. Et ça a toujours été comme ça, toujours à deux mille mots, c’est fou ce qui nous arrive.

Et cette fois, MDK l’a vu venir, elle est folle, mais elle merveilleusement belle et ses lèvres s’envolent  dans le très peu de vide qui les séparent, et il devrait reculer, mettre sa main grande ouverte entre eux, et dire quelque chose comme “pardon Spectre, mais non”. Mais il ne dit pas ça du tout. À la place, il entrouvre un peu la bouche pour accueillir en plein ce baiser et le garder tant qu’il voudra bien rester. Et il soupire, et il souffle :

– Vanina…

Vanina Ah Ah §36

§36

La Spectre noire est en plein lâché de ballons émotionnels, elle vole en souriant et à même fait des figures autour de MDK, feignant de s’accrocher à ses épaules (alors qu’elle est intangible quand elle vole) ou à ses pieds pour se faire tracter en l’air, puis tournant, dansant autour de lui. Elle est bien toquée quand même, mais ça n’entame pas qu’elle arrive à être gracieuse avec ces simagrées. MDK a eu des petites réminiscences d’un vieux Tarzan avec Maureen O’sullivan et Johnny Weismuller, où tous deux dans une scène d’un érotisme éblouissant partagent un bain dans le fleuve. Il faut vraiment qu’il redescende. Oui, elle l’a embrassé sur la bouche, et oui elle est en train de grimper à sa propre colonne d’air chaud, mais d’abord ce n’est pas le moment, et deuxième d’abord, il ne peut pas y avoir de moment pour ça. C’est sans issue.

MDK a d’autres réminiscences alors qu’ils passent au large de Saint-Laurent de Chamousset. C’est vrai qu’il a pris bonnes doses du pouvoir guérisseur de La Spectre pendant qu’il était sur le toit de l’hôpital, et que le fait d’avoir pu remettre des visages sur ses agresseurs de la nuit dernière a levé un voile. Il se revoit jeté sur ce canapé, et déshabillé avec précaution, il réentend les exclamations du plus jeune sur la qualité de son déguisement :

– Non, mais rien que le casque, c’est fou, comme c’est bien fait. Et puis c’est du costaud. Toi qui le connais en vrai, ce n’est pas juste trop ça ?

– Si c’est bluffant. Et le pire c’est que le mec, une fois en slip, c’est exactement l’idée que je me suis toujours faite de ce connard. Regarde-moi ça, ça pue la salle de sport et le fitness, ça pue le syndrome de Peter Pan. On va bien laisser en slip ce boloss, en slip dans le canapé du vieux, ça va leur faire un chouette réveil à tous les deux. Bon, on va se l’attraper, cette petite Spectre ?

– Je ferme la combinaison, et go go go, il ne faut pas la rater celle-là.

– Oh non

Et ils l’ont laissé comme ça, demi-conscient, et le corps flasque et hors de son contrôle. Et c’est là qu’il a dû focaliser et se ramasser. Ces deux salopards sont peut-être en train d’inanimer et de kidnapper la Spectre, et lui est MDK et il doit les empêcher. Il doit les tuer. Il a réussi à se rouler sur le côté et se laisser glisser sur le tapis, à côté du propriétaire de la maison. Peut-être qu’à ce moment-là il était déjà mort. En slip lui aussi, mais probablement était-ce sa tenue pour dormir, bouche et yeux grand ouverts, pour le moins il était parti au-delà de loin. MDK a réussi à se mettre à quatre pattes et à repérer dans le flou et le tournoyant, une première porte, qui s’est avérée être celle d’une chambre à coucher. Sur une chaise, des vêtements pliés soigneusement, il a pu s’en emparer en les faisant tomber jusqu’à lui. Un pantalon trop grand et une veste trop grande aussi, qu’il a pu passer en se tortillant sur le dos. Et il a réussi à s’asseoir puis à se rapprocher sur les fesses de la poignée de porte à laquelle il a pu s’accrocher pour se lever. Il lui a semblé que les effets de la drogue se dissipaient vite et que ça pouvait expliquer qu’on ait eu besoin de l’asperger en de telles quantités. Se tenant aux murs il est retourné au canapé, et a trouvé ses bottes abandonnées là… C’est l’avantage de faire du 41, ça sied à peu d’hommes. Il les a ramassées et les a coincées sous son bras, trop périlleux de tenter de les enfiler. Alors il a trébuché jusqu’à la porte d’entrée. Plus de fête dans l’immeuble d’en face, la panique et la consternation sans doute à la place, en attendant les secours. Pas de Spectre en vue, ni en l’air ni sur le toit… La benne.

Alors, marchant sur son bas de pantalon, titubant, et tombant d’un pied sur l’autre, s’obnubilant sur la traînée giclée de drogue que l’autre malade mental avait laissée derrière lui, l’étalant à chaque pas, il a marché, il est tombé, il s’est relevé, espérant à tout instant voir l’ombre de la Spectre le survoler, mais rien. Et droit devant lui, rien non plus. disparus dans la nuit, les deux salopards. Il a fini par atteindre le portail du parking, et s’y accrocher, et s’y tenir debout. Pas un mouvement vers la benne. Pourvu qu’il ne soit pas trop tard. Il a trouvé la force de se hisser et de passer ses coudes et ses bras au sommet de la barrière. Et une fois que son buste a basculé de l’autre côté, il s’est laissé tomber tête la première. À ce moment-là, il suppose qu’il a eu un nouveau black-out, parce que l’instant d’après son corps était lourd, plié, pendant et ballotté, porté comme un paquet, et puis à nouveau les voix de ses deux hommes au-dessus de lui.

– Il n’est pas grand, mais il lourd cet enfoiré.

– Ça pour un lourd c’est un vrai lourd. Il ne va pas nous lâcher. On va le foutre à la benne et cette fois tu lui mets la dose.

– De toute façon, la dose, il va l’avoir j’ai les mains qui n’arrêtent plus de couler.

– Oui et bien calme toi, ça va se finir que c’est moi que tu vas envoyer dans les vapes.

– Hé, je fais ce que je peux, moi le stress, ça me fait ça.

– T’inquiète, on va te trouver quelqu’un pour te déstresser. Si ce n’est pas la Spectre, on va bien te trouver une wonderwoman, ou une spidergirl. Tu n’as qu’à demander.

À ce moment de la conversation, ils ont dû unir leurs forces pour soulever le corps de MDK et le faire tomber dans la benne. Ils s’en sont vu, parce que ce ne sont pas des costauds, et qu’effectivement les mains du plus jeune imbibaient de drogue tout ce qu’il touchait, et que le vieux en a manqué de tomber dans les pommes.

– Punaise, Jethro, reprends-toi.

Jethro s’est repris et s’est employé pour achever de basculer MDK sur le tas de cartons et de papiers. Et c’est là que les sirènes se sont fait entendre. Beaucoup de sirènes, police et pompiers. Les deux hommes se sont hâtés de grimper dans la benne à leur tour.

– Merde, ils sont déjà là. Qu’est-ce qu’on fait ?

– On a nos affaires dans la maison du vieux, on les récupère et on se barre.

– On va faire ça juste sous le nez des flics ?

– Oui ne t’inquiète pas ils vont être bien occupés, les flics, avec le merdier qu’on leur a laissé là-haut. Et je te dirais même que les flics, on s’en fout. Qu’ils s’y frottent.

– Oui tu as raison. Du coup, ce serait presque dommage qu’on quitte la fête, on commençait juste à s’amuser. De la maison d’en face, il y a peut-être moyen d’alpaguer quelque brebis égarée.

La suite immédiate, MDK ne l’a pas eu, il a reçu ses bottes dans la figure puis ça a été un torrent de ce liquide abject sur tout le corps, des trombes et puis la nuit noire. Dans l’image suivante, la police est là, il est sauvé. la Spectre aussi peut-être. Il ne sait pas, il ne sait pas non plus comment il est arrivé sous cet échafaudage, il sait juste que la police est là. Et puis c’est la nuit à nouveau.

Il reste des manques en somme. Mais pour l’heure, il va falloir se préparer au combat, Haute-Rivoire est en vue. Il pensait tomber sur un village un peu plus grand, mais de haut comme ça on ne se rend pas forcément bien compte. Il y a une église au centre du village et la périphérie est vite là, le premier rond-point très peu excentré, parkings, locaux d’activité et commerciaux en dur, et puis ouf des fermes, et des prés à vaches, et on peut même espérer une petite odeur de fumier. Si MDK a bien lu la carte, la maison familiale des Benito est dans une petite rue courbe qui part de la place derrière l’église. Il va falloir être sûr et survoler sans se faire repérer dans le ciel très étoilé ce soir.

Spectre ? On va tâcher de se poser sur un point haut, vous avez une idée ?

– Non.

Ok ok, elle n’a pas dû comprendre la question. Le plus simple c’est de viser le clocher et de tâcher d’atterrir en souplesse et sans trop de bruit. La Spectre anticipe le mouvement et se pose comme un pétale et se met en position de le réceptionner lui, ci-besoin. Ça, c’est une coéquipière d’élite.  MDK, lui montre la petite rue courbe et compte trois maison à haute voix et :

– C’est la quatrième, celle avec les volets bleus.

– Moi je les vois verts.

– Disons turquoise ou paruline.

– Je ne connais pas. Alors d’accord, ils sont bleus.

– Il faudrait que vous alliez voir, vous êtes plus furtive que moi.

– Furtive ? Oui je vois, c’est quand on marche en reniflant et en regardant partout. Ou je confonds. Mais je vais voir là-bas sans me faire voir.

– Voilà, et si vous pouvez passer votre tête dans les toits et les murs, pour être sûre qu’ils sont là.

– Et si je les vois ? Je les tue ? Non, non non, je le sais, je le sais. Je reviens vous chercher comme ça on les tue ensemble.

– Oui, voilà, s’il vous plaît, que je participe un peu. Et puis j’ai une dent personnelle contre ces deux enflures. Mais attention, il va être important qu’on prenne Évanescent par surprise. Enfin qu’on ne lui laisse pas le temps de se rendre invisible… transparent. Enfin à peu près. Il fait nuit, c’est son élément. On n’aura qu’une chance avec lui. Vous vous sentez prête ?

– Avec vous, je me sens toujours prête.

– Et moi aussi avec vous, Spectre, soyez prudente, je vous en conjure. Et n’oubliez pas de revenir me dire ce que vous aurez vu.

– Ah oui, vous faites bien de me le rappeler.

Et elle lui met un coup de casque dans le casque, mais il n’est pas exclu qu’à la base ce fût un projet de baiser. Il va falloir débriefer ça, rapidement, une petite analyse de pratique, avant qu’on n’ait plus le moindre repère.

La Spectre Noire s’envole, remonte la petite rue courbe en comptant les maisons. Ils sont quand même bien verts ces volets. Après le scientifique dans le couple… dans le duo, c’est plutôt Méca. Elle a pensé “couple”, hein ? Ça, c’est le subconscient qui parle, ou tous ces trucs psychiques qui font que des fois les choses qu’on ne sait pas qu’on les sait, on les sait sans le savoir, et il y a toujours au moment, il faut que ça sorte, quoi. C’est les forces de la nature, qui font que les chats ne s’assoient jamais sur les personnes mortes à cause du froid et que les araignées elles mangent leurs maris. Enfin pas toutes. Le documentaire était un peu évasif là-dessus. C’est vrai qu’elle s’est toujours vue avec un vieux. Et puis sa soeur lui a toujours dit qu’il lui faudrait un “sénior”, comme elle dit, pour s’occuper d’elle, et pour lui apprendre des choses. “Sénior” ça doit vouloir dire vieux en espagnol. C’est marrant, qu’on utilise des mots étrangers des fois. Comme Ouataire, pour ne pas avoir l’air de dire qu’on va faire pipi. Ou comment il a dit Méca à l’instant ? Oui “Turquoise”, pour ne pas dire vert. Mais attention…

À peine a-t-elle effleuré le toit du bout du pied qu’elle entend une voix qui vient de derrière la maison. Elle monte haut dans le ciel et découvre un jardin clos de mur. Pas très grand, mais arboré et dallé d’un chemin de pierre qui relie la maison à un cabanon de jardin en dur sous lequel descend un escalier. Elle reconnaît les deux hommes,  l’oncle et le neveu, ils portent à deux le corps sans vie d’une jeune femme, probablement la policière – en tout cas elle a une arme à la ceinture.

– Tu as changé les draps depuis la dernière fois ?

– Non je les ai juste enlevés, il faut refaire le lit.

– Oui et bien, c’est ton tour.

– Oui oui oui. Avance elle est lourde quand même.

Et ils descendent sous l’abri de jardin. La séquence échappe un peu à la Spectre. Ils ont parlé de changer les draps, donc ça ne doit pas être un tombeau familial ni un égout. Il y a une grosse porte en fer. Peut-être que c’est un club privé. Mais ce serait bizarre, dans un village comme ça, et puis ça doit être petit. Ou alors c’est très profond, et c’est plein d’étages, en duplex ou truplex, ou plus même. Mais non, de toute façon ça ne colle pas avec les draps. À moins que maintenant on puisse dormir dans les clubs. À son époque ce n’était pas le cas, mais à son époque il y a avait des lumières clignotantes et peut-être que ça ne se fait plus du tout. Ça y est, elle parle comme une vieille, ça, ça devrait rassurer Jeanjean. Parce que qu’est-ce qu’il est tendu. Elle le savait qu’il était un peu réservé comme ça. Les gens qui disent “je vous en prie”, “pardon”, “turquoise”, c’est souvent des gens qui crient quand ils se brûlent. Mais attention… voilà les deux qui ressortent. Et qui se dirigent vers la maison à nouveau. De là où elle est, si elle envoie son espèce de grosse poussée d’énergie, elle les écrase pas terre, et on n’en parle plus. Mais qu’est-ce qu’il a dit MDK ? Oui, il a dit qu’il veut en être. Et c’est important de faire des choses à deux, sa soeur, elle lui dit : c’est le ciment du couple. Alors elle laisse partir d’elle-même son pouvoir de guérison, pour la fille dans le club en truplex. Et s’en retourne retrouver son Jeanjean.

Vanina Ah Ah §35

§35

– Commandant Cellor ?

– Monsieur Mécanic, contente de vous entendre. J’ai craint un temps que vous ayez choisi de rompre le contact.

– Non, je n’ai rien eu de nouveau pendant un moment. Juste un travail de fourmi.

– Et les choses ont changé ?

– Oui, je crois que oui. Et vous ? Du nouveau ?

– Oui on a retrouvé le biper de notre capitaine Lerdon vers le parc de Lacroix Laval. Et ce n’est pas bon, ça veut dire qu’ils ont quitté la ville.

– Oui, ça corrobore nos avancées. On a survolé Lacroix-Laval il y a peu.

– Comment avez-vous pu savoir ?

– Ça va être un peu long et beaucoup trop étrange à vous expliquer. Nous allons mettre la main sur les deux fuyards, et avec un peu de chance libérer dans les temps celle des vôtres qui est leur prisonnière. Vous pouvez envoyer ambulances et quelques-unes de vos forces dans un patelin qui s’appelle Haute-Rivoire.

– Haute-Rivoire, c’est la Loire, ça ?

– Non, c’est encore le Rhône, mais de peu et on s’y croirait. Nous y serons dans 10 minutes quant à nous, si ma partenaire n’a pas trop de trous d’air.

– Et vous est-il possible de nous attendre avant de procéder à quoi que ce soit ?

– Non, justement j’ai pris toute cette avance pour être sûr que vous et vos hommes ne vous trouverez pas au milieu. Les deux individus que nous traquons sont dotés de capacités qui les rendent extrêmement dangereux.

– Les deux ?

– Oui, sous réserve que nous ne nous soyons pas fourvoyés dans nos déductions, le deuxième homme est un ancien justicier du BIOS, en fuite et recherché par Interpole, du nom de Évanescent.

– Oui, je connais l’histoire, c’est cohérent avec le profil de nos fugitifs… mais puisque vous parlez du BIOS

– Aïe…

– Oui, ils m’ont appelée, enfin j’ai eu droit à une conférence avec un gars de chez vous avec une tête d’oeuf, le genre à fumer la pipe…

Mental

– Voilà lui, et le préfet pour faire le chaperon. Et je dois vous demander de ne pas vous mêler de cette enquête qui est du ressort de la police.

– D’accord, et donc ?

– Et donc je vous demande de ne pas vous mêler de cette enquête qui est du ressort de la police. Voilà. Voilà voilà. Moi, j’ai fait ma part.

– Oui, c’est impressionnant. Vous savez que votre préfet n’a aucune autorité sur nous, les justiciers masqués ? Ce n’est pas qu’il est quelques échelons trop bas, c’est juste une histoire de compétences.

– Non, je ne le savais pas, mais à vrai dire en fait de compétences, j’ai dû lui demander quels genres de compétences il me faudrait à moi pour empêcher un justicier de classe 3 et une justicière de classe 5 de faire ce que bon leur semblent. Et c’est là que ça ne va pas vous plaire : votre vieux gars “Mental” m’a dit de ne pas m’inquiéter, que quelqu’un était déjà en route pour vous faire revenir à la raison. Que je n’avais qu’à attendre. Je crois qu’ils prennent les choses très au sérieux et qu’ils envoient quelqu’un de l’ex-Commission européenne.

– Qui n’a pas plus autorité sur vous que sur moi. Mais quoi qu’il en soit, le temps qu’ils arrivent, je me serai déjà mêlé de vos affaires. Mais je dirai bien que vous m’avez prévenu de ne pas le faire sous peine de… de…

– De mort ?

– Allez, ne mégotons pas.

– Je pars immédiatement avec mon équipe, Haute-Rivoire c’est à une heure de route, ça vous laisse le temps… le temps de faire quoi au juste ?

– De tuer ces deux salopards et peut-être de sauver votre confrère.

– Sauvez-la, s’il vous plaît.

– Oui, promis. Et quant aux deux qui lui ont mis les mains dessus, comme dit ma partenaire : on va leur faire manger les chicos par le cul.

– C’est un peu dégueu. Mais faites, donc.

Vanina Ah Ah §34

À peine arrivée et son casque de Spectre ôté, et pendant que MDK allumait ses ordinateurs, Vanina Celesti s’est précipitée au sous-sol pour débarrasser la table et elle fait la vaisselle en chantonnant un très exaspérant “lali lala” sur deux notes en boucle.

– Vous avez un torchon pour essuyer la vaisselle JeanJean ?

– Non, je n’ai pas. Mais je vous en prie, vous me gênez. Laissez, ça séchera sur l’évier.

– C’est embêtant pour les verres, parce que des fois dans l’eau il y a du calcaire, et si on n’essuie pas tout de suite, je ne sais comment ça se fait, mais on dirait un voile blanc comme dans les yeux d’un vieux chien.

– L’eau n’est pas calcaire ici. Et quand même… venez, je voudrais vous montrer quelque chose.

– Quelque chose mieux qu’un torchon ?

– Non, regardez.

– Ah non, pas du tout. On connaît ce monsieur, beurk.

MDK a tapé “Jethro+Lyon” dans sa barre de recherche et exclu les occurrences commerciales, idem dans un annuaire en ligne qui permet la recherche par prénom, et enfin la même chose dans Facebook, pariant sur la rareté du prénom en terre rhodanienne. Et de fait, en tout, il a pu discriminer onze “Jethro”, dont cinq utilisant le prénom comme pseudonyme ou surnom. C’est dans Facebook qu’il a son premier match. Enfin cette impression de déjà-vu qu’il attribue à sa mémoire en flashs, presque à sa persistance rétinienne. Il a ouvert le profil de Jethro Benito, un jeune homme à mèche qui pourrait être un “jeune avec Pompidou”, mais pas empaillé, bien vivant. Par contre il est de son temps par l’égotisme et les moultes photos de lui qu’il partage sur sa page rien qu’à lui, mais dans le web à tout le monde : Jethro fait du ski, Jethro boit un verre place des Terreaux, Jethro témoin de mariage… mais surtout Jethro se déguise en superhéros avec des amis. Visiblement, la Spectre le reconnaît aussi :

– Je ne sais pas comment vous arrivez toujours à déjouer les embrouillaminis. Pour moi, vous êtes un magicien. Mais maintenant qu’on sait qu’il a Facebook, on fait quoi ? On le demande en ami ?

– Non, mais par contre on va regarder les amis qu’il a. Peut-être que l’autre en fait partie.

Évanescent ?

– Oui

– Mais il est presque invisible Évanescent .

– Pas tout le temps. Dans vos visions, vous avez bien quelqu’un en chair et en os ?

– Ah parce que quand il est transparent il se transforme en… en quoi d’ailleurs ? En vitre ?

– Non. Enfin, je ne sais pas. On regarde les photos de ses amis ?

– Oui. Je vois qu’il en a plus de 200. Il en a plus que ma sœur. C’est dingue, on en a pour une semaine. Comment est-ce qu’on peut être ami avec 200 personnes ? En plus des personnes différentes. Enfin, je ne sais pas si on peut être ami 200 fois avec une même personne. Vous pensez, vous ? Non, ça se voit, ce ne sont pas les mêmes. Pour s’y retrouver avec toutes ces têtes, ça doit être dur, et puis ils ont tous des noms différents, moi je ne pourrais pas. Ou alors, il faudrait que je les connaisse… tiens, lui je le connais !

– Lui, là ? Jean-Luc Benito ? Oui, vous avez raison…

– Ah on est d’accord, hein ? En plus, ils ont le même nom de famille. Ils sont peut-être mariés. Ça m’étonnerait, il y a une trop grande différence d’âge. Après, ça se fait.  Regardez, vous et moi. Moi, si les gens sont choqués c’est peut-être eux qui ont des poutres, vous en dites quoi vous ?

– Moi je dis que c’est notre homme. Regardez cette photo où ils sont ensemble : “toujours des bons délires avec mon oncle”. Tu parles de bons délires… petits viols en famille, c’est monstrueux. Et le pire c’est que les deux ont des pouvoirs.

– Ah bon ?

– Oui, le jeune, je pense qu’il sécrète et produit un genre de GHB, qu’il a l’air de pouvoir projeter avec ses mains sur ses victimes.

– Le GHB, c’est un genre de chlorophylle ?

– Chlorophorme ? Oui, c’est la drogue du viol.

– Ah d’accord, c’est pour ça cette impression de froid et ce sifflement. Et l’autre, c’est quoi son pouvoir ?

– L’autre, c’est Évanescent.

– Sans déconner ? Alors lui aussi, on le connaît comme on se connaît vous et moi ? Mais en ce moment, je ne sais pas ce qui se passe, c’est scoop sur scoop. Non… mais lui, on ne l’aime pas, on pourrait le balancer aux gens du BIOS. On les appelle, je fais la voix de quelqu’un d’autre, en me pinçant le nez comme ça : “bonjour, Évanescent, il s’appelle Jean-Luc “Pépito” en vrai”, et clac je raccroche, comme ça ils n’ont pas le temps de tracer l’appel. Et reclac, Évanescent exclu du BIOS.

– Et si on allait plutôt leur casser leurs gueules de cons à ces deux-là ?

– Oh oui, meilleure idée, meilleure idée ! Et après on les balance au BIOS. Comme ça double-pelle.

– Oui, et puis on peut peut-être encore sauver cette policière.

– C’est vrai, punaise, il faudrait que je me mette des post-its. Comment vous faites pour vous rappeler de tout ?

– Il faut qu’on sache où ils sont. Je vois que le jeune Jethro habite avenue de Saxe. On peut déjà aller voir là-bas. Par contre, le vieux n’est pas dans le bottin. Sur Facebook, voyons les photos. Peut-être qu’on peut reconnaître des lieux.

– Ou encore des gens, j’aime bien les photos de famille, comme là, ce mariage. Bon, les mariés sont moches, oh et puis alors la petite fille qui tient la robe derrière, qu’est-ce qu’elle est tarte, on dirait une danseuse et ça tire un peu sur la saucisse aussi, on ne sait pas si c’est leur fille ou s’ils ont prévu de la faire en méchoui. Et puis elle est pleine de morve, ouerk, ça ne vous donne envie de vomir, une petite fille comme ça ?

– Tiens, c’est intéressant, ils se ressemblent un peu tous là, on dirait que toute la famille vient de ce village : Haute-Rivoire.

– Oui c’est ça, Haute-Rivoire.

– Haute-Rivoire quoi ?

– Ce n’est pas ce que vous avez dit ?

– Si, mais ce nom-là, vous l’avez déjà entendu ?

– Oui, quand j’ai soigné les policiers dans la cave. C’est le vieux qui a dit, attendez… nanana, mettre au vert, nanana Haute-Rivoire.

Spectre, vous êtes un génie.

– Oh, c’est gentil. On ne m’a jamais dit ça. Vous avez toujours les mots, des fois, vous me transpercez le coeur, tellement vous êtes…

Et sans crier gare, sans même peut-être s’en rendre compte d’abord, et peut-être même après coup non plus, c’est tellement dingue, elle avance son visage lentement vers celui de MDK et l’embrasse à pleine bouche sur la bouche. Mais pas un baiser, un gros bisou pétaradant de tata Rodriguez, mouak… mais sur la bouche.

Vanina §33

Le lieutenant Houard se remet. C’est dommage que La Spectre Noire ne soit plus là pour évacuer les bobos à mesure qu’ils adviennent. Il a encore fait un début de malaise à brasser tous ces papiers qui ont été un temps imprégnés de GHB.  Mais c’est sans doute psychologique, parce qu’il n’en reste que la trace, l’auréole, et effectivement cette odeur têtue. Mais celle-ci n’a aucun effet sur le commandant Cellor et l’agent Cristo. La sergente Bedarride est restée hors de la benne bleue, estimant qu’il y avait déjà bien assez de monde au mètre cube. Et puis elle s’est déjà fendue d’escalader le portail du parking, et la grimpette ce n’est pas ce qu’elle préfère :

– Vous trouvez quelque chose, patronne ?

– Non, à part les reliquats de drogue. Je vais envoyer du monde faire des relevés d’empreintes. Je commence à me dire que ces justiciers masqués ont des choses à nous dire que nous savons déjà. La manière dont les évènements se sont enchaînés depuis ce matin commence à dessiner une image bien tordue de ce qui a pu se passer. Bon, vous récupérez, Houard ?

Le lieutenant fait oui de la tête, mais à vrai dire, il faudrait qu’il sorte de là et qu’il marche un peu. L’agent Cristo, leste et vif comme un vieux et gros cabri, se hisse tant bien que mal sur le bord de la benne et lui tend la main. Il décline l’aide, hisse sans mal ses 63 kilos et retombe sans grâce sur le parking ; et avec sa tête qui tourne, ça l’oblige à mettre les deux mains au sol. Son téléphone portable en tombe de sa poche. Jézebel Cellor saute à côté de lui, l’aide à se relever.

– Ça va aller mieux ? Vous voulez que je sonne les pompiers ?

– Non, c’est bon, il faut retrouver Lerdon. J’ai peur que ces gens masqués nous fassent perdre du temps. Même si sans eux, je ne serais pas là pour m’impatienter.

– Et moi, je crois qu’ils sont la piste à suivre. Non pas que je les soupçonne. Mais ils sont impliqués d’une manière ou d’une autre. Peut-être à leur corps défendant, comme vous, Houard.

– Comme moi ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

– Juste que les deux cadavres masqués qu’on a sur les bras vous cherchaient, et vous filaient le train avant de passer de vie à trépas.

– Oui, mais je ne sais pas pourquoi, je vous le promets.

– Je vous crois, c’est pour ça que j’ai parlé de votre corps défendant.

Houard est quand même bien gourd avec tout ça, son téléphone manque de lui échapper avant qu’il le remette dans sa poche, et du coup s’allume. L’écran tactile s’emballe et ouvre applications et onglets à la volée. Qu’est-ce que c’est pénible ces trucs, aussi ! Houard ferme un lecteur de QR-code, un navigateur internet, la calculatrice et son journal d’appel… non, un instant : il  a tous ses appels à Lerdon, tous les appels du commandant Cellor, son aînée à midi et un numéro plus long que les autres l’interpelle. Il date de ce matin.

– Un numéro qui commence par 044, c’est un numéro à l’étranger ?

– Oui, c’est l’Angleterre.

– Alors quelqu’un a appelé l’Angleterre avec mon téléphone ce matin. Je ne pense pas avoir pu composer le numéro accidentellement. Et ce matin, j’étais à la brigade, et à part vous patronne, peut-être vous, Cristo, je ne sais plus, il n’y a que deux personnes qui ont pu s’approcher de mon téléphone, voire l’utiliser à mon insu.

– À quelle heure l’appel ?

– 9h37…

– Rodriguez.

– Oui. Qu’est-ce que je fais ? Je rappelle ? Pour voir qui répond ?

Les trois autres se sont rassemblés autour de lui, alors il met le haut-parleur. La numérotation n’est pas si longue et la sonnerie pas si différente, un entend un clac de transfert d’appel. Puis quelqu’un décroche, une voix d’homme, un accent anglais prononcé :

– Je vous écoute.

– Bonjour, Monsieur, lieutenant Houard, de la police nationale Francaise, puis-je vous demander qui vous êtes ?

– Derek Penitent, que puis-je pour vous, Monsieur ?

– Quelqu’un vous a appelé avec mon téléphone ce matin, pouvez-vous me le confirmer ?

– Oui, et j’ai reconnu votre numéro, c’est d’ailleurs pour ça que je vous ai répondu en français. Avec mon affreux accent.

– Savez-vous qui vous a appelé ce matin ?

– C’est pour une enquête ? Vous êtes vraiment de la police ? Non, je ne sais pas qui m’a appelé, je sais seulement que ce n’était pas vous. La personne parlait anglais, mal, mais anglais. Un homme.

– Et que voulait-il ?

– Je me le demande encore, Monsieur. Je pense que c’était une erreur.  

– Pourriez-vous me dire ce qu’il vous a dit ?

– Hélas non, je n’ai pas compris. Il était bizarre, essoufflé et son accent… ça ne voulait rien dire. J’ai essayé de lui parler en français, mais il s’est excusé et il a raccroché.

– Bien merci monsieur, et pardon pour le dérangement. J’espère ne pas avoir à vous rappeler.

– Ainsi j’espère. Bonne nuit, monsieur.

Quand il raccroche, c’est à celui qui tord le mieux la bouche autour de lui. Personne n’y croit de trop au bobard Derek Penitent. Il y avait des bruits étouffés derrière lui, il n’était pas seul. Le commandant Cellor claque sa langue et choisit de parler à voix basse :

– Bon, j’ai l’impression qu’on pense tous la même chose. À deux ou trois détails près, je pense qu’on est tous d’accord qu’on vient de mettre le nez sur un sale petit secret d’État. Moi je suis d’avis que tout ça, c’est comme le linge sale, on n’a pas de raison de l’étaler au grand jour. Je crois que nos héros masqués sont là pour nous aider. Je parle des deux auxquels vous pensez aussi. Ils sont là pour nous aider, parce qu’ils sont là un peu malgré eux. Je crois qu’ils ont été pris dedans. On va jouer leur jeu, et tenir nos langues. Sauf bien sûr s’ils imaginent pouvoir nous rouler dans la farine à l’avenir. Est-ce qu’on est d’accord ? Houard ?

– C’est bon pour moi, s’ils nous aident à retrouver Lerdon. Sinon…

– Sinon, je suis d’accord, on avise.

Bedarride et Cristo aiment bien le plan aussi, et Cristo dans l’enthousiasme donne même sa main à toper à la petite sergente. Mais elle le calme bien vite, et juste avec ses sourcils.

Vanina Ah Ah §32

Elle ne revient pas, il n’aurait pas dû la laisser seule. Cela dit, c’est la première fois qu’elle prend une initiative d’autorité et qu’elle lui demande d’avoir confiance et d’attendre. Quand lui la fait poireauter dans un coin à chaque mission. Elle est en train de prendre une tout autre dimension, et l’accumulation de ses pouvoirs, plus extraordinaires les uns que les autres, et qui chacun pourrait suffire à une carrière honorable dans l’héroïsme ou la vilenie, le caractère pléthorique que c’est en train de prendre, l’ont peut-être mise en confiance. En soi, c’est bien, mais MDK, ne pas s’empêcher de savoir aussi à qui il a affaire. C’est vrai que le bouton de la guerre atomique a été sous des doigts bien plus terrifiants, et ce ne sont pas les noms qui manquent, ne serait-ce qu’en France. La pléthore de pouvoir pouvait plus mal tomber. Qu’aurait-il fait lui-même avec autant de possibles ? Il n’est pas sans faiblesse, peu s’en faut. Il n’y a qu’à voir l’espèce de concupiscence qui en train de lui faire germer le cerveau, parce que la petite Vanina Celesti est câline et tactile avec lui. Beurk, vraiment, vieux dégueu, reprends-toi, on ne vit pas dans les pages psycho de Marie-Claire.

 Il boucle la dernière sangle de son exosquelette, le changement de batterie s’est fait sans mal, c’est juste qu’elle risque de bouger un peu en cas de choc, parce que les attaches ne sont pas exactement les mêmes. Mais pour les connecteurs, c’est bon, et il se félicite d’avoir fait en sorte que son matériel reste compatible à lui-même de génération en génération. Comme quoi on peut apprendre par défaut  et en creux des vices des grands modèles de ce monde vicié et de l’obsolescence programmée. Contact, le squelette répond au doigt et à l’œil, une petite pression du pouce et il est stabilisé à deux mètres du sol, et les armes s’enclenchent, prêtes à l’usage massif et dévastateur. Ça fait du bien au moral, d’autant que le coup de fil au QG a piqué un peu. C’est officiel, ça n’aura pas été le meilleur moment de sa carrière, et si c’est son chant du cygne, ça ressemble fort à un enterrement de troisième classe.

C’est ce con de N’a-qu’un-oeil qui a répondu :

– Ben merde, Méca, on essaye de te joindre depuis hier. Je te jure, j’ai l’oreille et la joue en feu à force de tenir le combiné. Et toi, tu appelles avec ton ancien identifiant. Merde, mais préviens, on est l’intendance, mais on est aussi des personnes.

Tu parles, l’autre syndicaliste d’opérette, planqué parmi les planqués, qu’on n’a jamais su qu’être d’accord avec celui qui a la plus grosse, ça y est, c’est devenu Che Guevara ? Il va redescendre tout de suite le similimollusque.

– Oui oui, on a tous des soucis. Tu as idée que si je n’ai pas pu appeler c’est parce que c’était compliqué ?

– Oui, bien sûr.

– Oui, bien sûr, nous aussi des fois sur le terrain, on a des crampes au poignet à force de tenir le téléphone, et d’autre fois quand on met trois minutes au micro-ondes, l’assiette est super chaude et la brandade de morue, elle est encore un surgelé. C’est dur, hein ?

– Ça va, tu n’es pas obligé non plus de te foutre de ma gueule.

– Non, je ne suis pas obligé, mais passe moi Libé, si elle est dans le coin. Et sinon, passe-moi quelqu’un, n’importe qui, le livreur Deliveroo si tu n’as que ça sous la main.  Juste quelqu’un d’autre.

Pendant les bruits de manipulation du combiné là-bas, et alors que N’a-qu’un-oeil pensait étouffer sa conversation avec la paume de sa main, il a bien entendu que ça paniquait un peu et que son ton de bégueule majeure avait fait l’impression requise. Maintenant qu’il n’y a plus la Guéparde, le contre-pouvoir de la petitesse et de la revendication stérile va devoir recruter une nouvelle grande gueule. Et il a reconnu la voix un peu hystéro de Libellule mais finalement, surprise, c’est Mental qui a pris le combiné. Allons bon. On lui envoie Sa Majesté Moulougou 1er pour négocier…

MDK, heureux de vous entendre, nous avons été bien anxieux ces vingt-quatre dernières heures. Où étiez-vous passé ?

– On a eu quelques ennuis dont je vous rendrai compte dès que la situation le permettra à nouveau.

– Qu’est-ce qui empêche ?

– La Spectre Noire et moi sommes sur la piste des deux criminels qui ont sévi cette nuit à Villeurbanne, et qui détiennent actuellement dans leur fuite une capitaine de police.

– Justement ça, c’est l’affaire de la police. Ce qui concerne le BIOS, c’est le… terrible malheur, l’assassinat presque sous vous yeux de cette pauvre Guéparde. Ça, ça relève de notre responsabilité, de votre responsabilité. D’autant que selon les informations que nous avons, c’est vous qui avez sollicité l’appui de l’ancienne Commission européenne. Et de ça aussi, nous allons devoir parler.

– Parler de quoi ? Du psychopathe bon teint que la Commission européenne nous a envoyé en renfort ? On en parle quand de leur irresponsabilité abyssale à eux ? Vous n’avez pas vu comment il l’a tuée ? Non, moi j’y étais, ça a été une boucherie. Et moi, je dois des comptes à des gens qui nous ont foutu un malade sanguinaire dans les pattes ? Réveillez-vous Mental, ça n’arrivera pas.

– Pourtant, il faudra bien, MDK. Et toute affaire cessante même. J’ai la commission en ligne, et je pense qu’une délégation de leurs émissaires, voire un de leur commando est déjà dans l’Eurostar.

– Et bien, vous les faites patienter, j’ai une enquête sur le gaz.

– Non, MDK, la Spectre Noire et vous-même, vous devez rentrer au rapport.

Mental ? Est-ce que vous vous sentez bien ? Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous.

– Justement, si, la situation de crise étant donnée, le ministère m’a chargé du commandement de notre unité.

– Vous ? Ils sont tombés sur la tête. Regardez-vous, vous êtes déjà en train de vous noyer dans un verre d’eau.

MDK, mesurez vos propos. Cette conversation est enregistrée.

– Ah bon ? Mais je tombe de ma chaise ! Toutes nos conversations sont enregistrées, Mental, depuis le tout début du BIOS, je le sais, c’est moi qui ai mis toutes les procédures en place. Et puisqu’on y est, ce qu’on va faire, c’est qu’on va procéder. Vous allez commander l’accueil de la délégation de la Commission européenne, et commander toute manoeuvre visant à les faire patienter d’ici à mon retour. S’il vous reste un peu de temps, vous relierez nos statuts et découvrirez peut-être que le ministère ne peut en aucun cas se mêler du fonctionnement de notre unité. Nous avons un directoire pour cela, et vous n’êtes pas dedans. Moi oui.

– Vous ne pouvez pas me traiter comme ça, MDK. Je tiens mes ordres de tout en haut, et j’ai la confiance et l’aval de nos pairs. La Libellule ici présente pourra vous le confirmer.

– Si Libé accepte que vous preniez les manettes, dites-lui de ma part qu’il faut qu’elle arrête les antidépresseurs. Je vais vous laisser, je suis justicier masqué moi, et il y a du boulot.

– Ce n’est pas de notre ressort de cavaler après des criminels communs. Ce qui nous incombe c’est de faire la lumière sur la mort de l’une des nôtres. De deux des nôtres, même. Et, surtout de comprendre comment la Spectre Noire a pu tenir secret un pouvoir d’une telle importance pendant tout le temps où elle a été votre binôme.

– Ah voilà, c’est ça qui fait des vapeurs à notre petit ministre.

– C’est ça aussi. Et c’est de se dire que si la Spectre Noire avait tourné avec moi, comme ça a été prévu un temps, on n’en serait pas là.

– Ah bon ?

– Je vous rappelle que je suis Mental.

– Oui oui, Mental, le fameux détecteur de mensonges à la fiabilité de 50% que même les Américains nous envient, le magicien qui sait vous dire, mesdames et messieurs, ce que vous avez dans vos poches, et qui a été infoutu d’arrêter un voleur de mobylette sur tout l’exercice 2023.

– Oui, mais j’étais en dépression, cette année-là, est-ce que je dois vous le rappeler à chaque fois ?

– Non merci, d’ailleurs ne me rappelez pas tout court. Je coupe la liaison. Ah oui, un détail, vous allez adorer : un des criminels “communs” comme vous dites que nous poursuivons a des super-pouvoirs, contre lesquels vous ne pourriez rien, ni vous ni aucun des planqués à côté de vous, ni même toute la fine équipe réunie. Mes respects, Chef.

La liaison coupée, il lui a fallu de très longues inspirations pour décolérer un peu. Mental nommé commandant de son BIOS à lui pendant qu’il a le dos tourné. Mental cette raclure libérale moite, superhéros pour cirque et cabaret, baptêmes, bar-mitsva, enterrement de vie de jeunes filles, ambitieux tripoteur, et grand abuseur de la note de frais et du repas d’affaires. Le gars n’a pas mis un neurone et pas une goutte de sueur dans l’édification et le maintien de la structure qui l’a nourri pendant vingt ans, ne lui a pratiquement rien apporté que son parasitisme et son sens du lamento et du lamentable, et ce gars en prendrait la tête, pas caprice ministériel ? Si c’est le cas, il a été choisi parce qu’il est faible et manipulable, comme d’autres l’ont été à des postes d’une autre importance. Et sinon, on ne peut pas mieux prévoir une bien pathétique guerre des chefs. Et MDK sait qu’il ne devra pas trop compter avoir des alliers dans la place. Si la chefferie est remise au vote, et qu’il perd, le BIOS peut d’ores et déjà se résoudre à son déclin.

N’empêche, si lui ne craint pas le pouvoir très fluet de Mental parce qu’il a équipé son casque d’un brouilleur d’ondes cérébrales qui s’active automatiquement en sa présence, c’est une autre limonade pour la Spectre. Il n’est déjà pas besoin d’être télépathe avec elle, qui est un livre ouvert. Des systèmes de brouillage il en a deux en état de marche. Mais l’un d’eux, le dernier modèle, est dans le casque qu’on lui a volé cette nuit avec sa combinaison. Il en a bien un à l’atelier, mais il est vieux et peu fiable. Et surtout, il pèse près de deux kilos, et n’entrerait en aucun cas dans casque de la Spectre. Il faut retrouver ces deux types, et puis c’est tout. Déjà pour leur briser les noix, et puis pour être équipés et auréolés d’une victoire de haute lutte devant les merdouillons qui ont l’air de s’ériger en juges. Et l’on verra bien qui a des comptes à rendre.

La perspective de voir débouler une délégation de l’ancienne Commission européenne est beaucoup plus préoccupante. Ces gens-là sont encore dans l’illusion de leur splendeur passée. Et d’ailleurs, plus elle est passée, plus ils semblent pouvoir tout oser. Ça fait dix ans qu’ils ne sont plus, qu’ils font rire dans les coursives et conseils d’administration, mais dix ans que pour eux c’est un baroud d’honneur. Ils tentent tout. Tout ce qui n’a jamais marché dans leur rêve européen, ils se font plus que jamais fort de démontrer que c’est la seule solution. Du coup, ils recrutent avec le dernier des cynismes des benêts comme ce pauvre Teflon,  ou comment s’appelle-t-elle cette Italienne siphonée qui ressemble à un phasme ? Oui, la Mantide Religiosa qui n’a ni plus ni moins de pouvoir qu’une trancheuse à Jambon et la retenue vestimentaire d’Elvis Presley.  Mais bon, ils ont aussi et encore Marechal Europe, qui est le deuxième classe 5 du vieux continent, et il ne faudrait pas qu’ils aient idée de le mandater pour faire le ménage par ici. D’autant que MDK et lui ont un petit contentieux personnel, que ce monsieur se ferait un grand plaisir de régler si on lui donne le prétexte. Et là, sans la moindre honte, ça fait très  peur. Parce que ce gars est probablement invincible. Et totalement sadique.

MDK n’est pas précisément un pétocheux, il a parfois des pointes de vertiges, des appréhensions, mais qui passent dans le feu de l’action. Là, non, en face du Maréchal Europe, il a toujours eu une peur viscérale, à en perdre toute tenue. Il mouille les couches. La seule chose qui pourrait le rassurer un peu c’est la présence à ses côtés et le dévouement sans faille de la Spectre… pour dire à quel niveau de bassesse ça peut le rendre : il serait prêt à s’abriter derrière cette jeune femme crédule qui ferait tout pour lui. Rien que d’y penser, il se débecte. D’autant qu’il est bien possible que même elle ne fasse pas le poids en face du Maréchal. Il a quand même dégommé à lui tout seul l’Essaim, et fait mordre la poussière au robot géant du professeur Poupinet. Personne n’est en mesure d’évaluer une limite à sa force. Pour l’instant, tout ce qu’on lui a donné à soulever ou à déplacer, tout ce qu’il lui a fallu enfoncer ou réduire en miettes, dépasse de très loin le simple entendement. On dit qu’il pourrait soulever la tour Eiffel. Alors c’est sûr, que La Spectre Noire peut se rendre intangible et voleter, elle peut guérir les foules aussi… et se téléporter bien sûr, c’est nouveau ça vient de sortir, mais tout ça ne lui servirait qu’à ne pas être défaite. Mais pourrait-elle gagner avec sa seule projection de champs de forces ? Rien n’est moins sûr. Il est rustique, le Maréchal, et solide sur ses appuis. À moins qu’elle ait un pouvoir en réserve, avec elle on n’est plus à une surprise près. Et puis la question est prématurée et tellement lâche. MDK aimerait avoir le courage de la pousser derrière lui pour la protéger si un tel combat devait être inévitable.

Il en grimace de dégoût anticipé pour lui-même. Ce n’est pas d’actualité et c’est tant mieux. La Spectre ne revient toujours pas. Il aurait presque eu le temps de faire un tour à son atelier pour poser en sécurité son matériel obsolète. C’est un peu dommage de se le trimbaler en vol, alors qu’il est plus que jamais temps de garder ses mains libres. En même temps, c’est la nuit, il y a peu de chance que quelqu’un quelque part monte sur un toit d’ici à demain matin. Il faudrait juste trouver un toit plus près du QG ou de l’atelier.  MDK, clenche son propulseur et s’élève un peu au-dessus de l’hôpital. En allant vers les Buers ou vers le sixième arrondissement, ce qui culmine ce sont les deux tours de l’ensemble des Gratte-Ciel. Où qu’on aille ensuite, quelque direction qu’on prenne, ça vaudra la peine de faire le crochet. On n’est même pas obligé de se poser. Il connaît les toits en terrasse de là-bas qui sont faits en gravier et qui amortiront sans dommage un largage en rase-mottes.

Quand il se pose, elle est là. La Spectre est assise par terre, elle a enlevé la blouse verte qui la déguisait et s’en sert de mouchoir. Elle n’a pas l’air de pleurer, mais d’essuyer son visage. MDK s’assoit près d’elle et passe son bras sur son épaule. Alors elle se blottit comme une petite bête dans ses bras. Évidemment, lui ne sait pas quoi faire, sinon lui caresser sa joue humide avec le dos de son index.

– Ne m’en veuillez pas, Jojo. Elle m’en a refait vivre des vertes et des pas mûres la petite Rica. Mon Dieu qu’elle est malheureuse cette petite et comme elle va être malheureuse pour toujours maintenant. J’ai essayé mon pouvoir, mais ça ne la guérit pas de ça. C’est comme ça, c’est nul. Je suis nulle.

– Ne dites pas ça, vous l’avez tirée du coma.

– J’aurais mieux fait de l’y laisser. Au moins, elle aurait la tête et le coeur vide. Mais allez, il faut être forte.

Et elle prend la main de MDK, et l’embrasse à pleines lèvres, mais sans arrière-pensées. Puis se voyant faire, elle se pétrifie un instant, et cette fois serre la grosse main, et la porte à son visage pour se caresser encore un peu la joue et ne la libère pas sans un baiser plus appuyé encore.

– Ça me ferait du bien de voler un peu, mais de toute façon, on ne va pas rester là. Les soignants sont à ses côtés maintenant, et ses parents aussi.  Je pense qu’ils se sont demandé qui j’étais, qu’ils m’ont prise pour une copine, mais comme elle ne voulait plus que je parte, ils m’ont laissée tranquille.

– Elle vous a parlé.

– Oh là là oui, elle m’a dit tellement de choses… vous savez que je suis incapable de retenir la moitié de ce qu’on me dit. Mais là, ce ne sera même pas la moitié de la moitié de la moitié. D’un autre côté, elle s’est beaucoup répétée. Par exemple, que sa vie est foutue, elle l’a dit plein de fois. J’espère que je n’ai pas retenu toutes les fois où elle l’a dit au lieu de retenir d’autres choses. 

– Et elle a pu vous décrire son agresseur  ou ses agresseurs ?

– Non

– Mince.

– Mais moi je peux.

– C’est à dire ?

– Bon. Vous allez me prendre pour une folle, mais… quand je l’ai soignée, quand elle a retrouvé un peu des images de sa sale nuit, enfin des ambiances d’abord, je l’ai senti. Mais j’étais très concentrée sur elle.

– Vous avez senti le bien que vous lui faisiez ?

– Non, j’ai senti ce qu’elle sentait. En fait, j’ai eu des images. Des sons. Et des sensations… enfin vous voyez ? Non, vous ne pouvez pas voir.

– Vous voulez dire que vous avez revécu ce qu’elle revivait ?

– Pas tout, heureusement. Mais déjà beaucoup trop, oui. Trop trop même.

– Mince Spectre, je suis désolé.

– Moi aussi. Mais ça va, hein ? C’est pour de faux.

– Et vous sauriez décrire les deux agresseurs ?

– Non, mais j’ai reconnu une des voix. J’avais eu un doute quand je vous ai soigné vous, et un autre doute quand j’ai soigné les policiers, et une des filles qu’on a trouvée avec eux tout à l’heure. Celle déguisée en chauve. Et puis ce policier bizarre… enfin, je ne sais pas s’il était policier, c’était celui avec le débardeur rouge et la barbe pleine de pellicules et de plancton. Et bien avec Rica aussi, j’ai eu un doute. Et puis me suis dit, mais Vani, ça fait plein de fois le même doute. Peut-être que ça marche comme les signes du destin. Sauf qu’évidement moi les signes du destin, je ne vois pas trop ce que c’est. C’est un peu comme quand on regarde les nuages et qu’il y en a un qui a la forme d’un Kangoo ? Vous savez la voiture ? Ça m’est arrivé une fois, mais pour moi, ce n’est pas très clair comme signe. C’était quoi votre question ?

– Vous me disiez que vous aviez reconnu une des voix.

– Oui, voilà. Ce n’était pas l’abbé Pierre d’ailleurs qui entendait des voix ? Oui non, je confonds. En plus là, moi, ce n’était pas des voix qui venait d’en haut comme dans les supermarchés : “le petit Kylian attend ses parents à l’accueil du magasin”. Moi c’était des voix réelles de vraies personnes. Pas des dieux. Et figurez-vous qu’une des voix, je la connais. Et vous aussi.

– Quoi ? 

– Vous ne devinez pas ? Ça commence par un “é” et ça finit par un “an”. Tan tan tan tan, quatre lettres. Non, pas des lettres, des heu…

– Des syllabes.

– Punaise, je le savais.

MDK bute sur un mur. Pourtant des gens que la Spectre connaît et que lui connaît aussi, il n’y en a pas des masses. À moins, et elle en est capable, qu’elle parle de gens connus, comme des chanteurs ou des ministres. Non quand même. Punaise… punaise… Il l’a…

Évanescent ?

– Voilà ! vous gagnez votre poids en beurre et votre poids en cul de la crémière, on applaudit Jojo Méca, qui reviendra en deuxième semaine face à un nouveau challenger.

– Mais vous êtes sûre, Spectre ?

– Sûre de quoi ?

– Que c’était Évanescent ?

– Non, je ne suis pas sûre, comment voulez-vous ? Par contre, je suis sûre que c’était sa voix, et puis sa manière de parler aussi. Et puis, vous savez comme il était. Il parlait de fesse tout le temps. Pas qu’à moi, si ? Et bien, il n’a pas changé. En plus, là il parlait de cul salement, mais bon, c’était aussi le contexte. Avec cette pauvre fille toute nue. Je me fais mal comprendre, c’est ça ?

– Non non.

– Non, comme je vois votre tête globuleuse…

– Non, c’est simplement que je me dis, si c’est vraiment Évanescent, comme vous l’avez entendu, c’est quand même un pouvoir que vous avez qui est bien barré. Est-ce qu’on peut s’appuyer dessus ?

– Sur ?

– D’un autre côté, comme piste on n’a rien d’autre. Mais comment savoir ?

– Oui, comment ?

– D’un autre côté, il faut quand même que le hasard soit sacrément farceur pour qu’on soit tombé pile sur lui dans cette vaste ville.

– En plus pour une fois qu’on sortait.

– D’un autre côté, visiblement son truc à lui, c’est les justicières masquées… et plus précisément vous. Vous aviez remarqué ça ? Que vous étiez son truc ?

– Pardon ?

– Est-ce que vous aviez remarqué que vous plaisiez spécialement à Évanescent à l’époque où il était encore membre du BIOS ?

– Ah ça oui. Après, moi je plais spécialement à plein de gens. Il n’y a que certains petits chiens avec qui je sens de la distance. Mais oui, avec Évanescent, mon pouvoir d’intangibilité m’a rendu bien service à l’époque, et j’ai dû me garder plus d’une fois de ne pas lui enfoncer ses deux mains dans le carrelage. Cela dit, j’aurais dû le faire à l’époque. On n’en serait pas là. Oui, mais non, si j’avais fait ça, vous m’auriez probablement virée du BIOS, et peut-être m’auriez-vous attaquée, et j’aurais été obligée de vous tuer. Donc non, je retire.

– Oui merci… en fait, le seul hasard, c’est que nous soyons tombés sur Blind.

– Pas dessus, à côté. Et puis ce n’était pas la vraie Blind, vous vous souvenez ?

– Mais quand on est Évanescent, une sacrée ordure donc, et qu’on fantasme sur la Spectre Noire, et qu’on sait qu’on ne pourra jamais l’avoir, une soirée déguisée, thème superhéros, est-ce que ce n’est pas une pure aubaine ? Comment aurait-il pu avoir vent de la fête ?

– Bon, je pars du principe que vous parlez à haute voix en me regardant fixement, mais que ça ne veut pas dire que vous me parlez. Parce que moi, je ne vous comprends pas du tout. Le vent de la fête, je vous jure que je ne vois pas de quoi ça retourne. Vous voulez dire quoi en fait ?

– Que l’un des deux violeurs connaît de près ou de loin le garçon qui a organisé la fête !

– Gétro ?

– Quoi ?

– Celui qui s’appelait Gétro ? Évanescent, son copain, il l’appelait Gétro. “Gétro, endors-la, cette petite salope” par ci, “Gétro, doucement frérot” par là.

– Jéthro vous dites ?

– Oui, c’est bizarre, hein ? Comme nom. Ça fait japonais. Gé ! tro ! Kung-fu !

– Oui, ce n’est pas commun. Et justement… on le tient peut-être…

 – Ah ?

– Vous êtes toujours partante pour voler un peu ? On retourne chez moi.

– Oh oui !

Vanina Ah Ah §31

Trois coups, puis deux coups fermes, c’est le signal. Tant mieux parce que la Spectre commence à en avoir un peu marre d’attendre ; elle dématérialise la porte et passe sa main au travers pour attraper le bras de MDK et l’attirer de son côté. Bon, ce n’est pas MDK, puisqu’il n’a pas son masque, mais ce n’est pas Jojo non plus, puisqu’il a une blouse verte et un machin qu’on met dans les oreilles pour écouter les gens tousser de l’intérieur.

– Vous êtes docteur ?

– Non, j’ai volé la blouse, pour passer inaperçu, parce que ma combinaison tire quand même bien sur le rouge.

– Moi, j’aime bien.

– J’ai trouvé la chambre de la fille, il y a deux policiers qui font le pied de grue devant, mais je pense qu’avec vos pouvoirs, on peut les contourner. Tenez, je vous ai apporté une blouse aussi.

– Et un machin, là ?

– Le stéthoscope ? Je n’en ai trouvé qu’un, mais je vous le passe. Par contre, il faudra enlever le masque. On va tout laisser là, j’espère que personne n’aura idée de monter sur le toit. Il y a quand même deux propulseurs et deux exosquelettes dont un augmenté d’un arsenal de guerre.

– Je me dis un truc, mais peut-être que je mets la charrue avant les œufs… on n’aurait pas pu faire la mission comme ça avant.

– Vous voulez dire qu’on a un gros avantage maintenant qu’on n’est plus tenu d’être masqué l’un pour l’autre ?

– Oui, je ne l’aurais pas dit comme ça, mais c’est ça. Maintenant qu’on se connaît et qu’on est les seuls à se connaître, on est plus détendu avec les nonymats des uns et des autres. Je parle de la vôtre et la mienne. Je trouve que c’est un signe.

– Un signe de ?

– Un signe d’un peu tout ça. Vous croyez au destin ?

– De base non, mais depuis que je vous connais, je n’en suis plus si sûr.

– Oh, vous êtes trop gentil, Jojo. Moi aussi, ça me fait ça, pour vous. Et sinon, moi je ne sais pas si j’y crois non plus au destin. Mais c’est-à-dire que je ne suis pas sûre de savoir ce que c’est.

Comme un blanc pourrait s’installer, elle enlève son casque et va le déposer avec le reste du matériel. Quand elle revient, elle a déjà le stéthoscope dans les oreilles, et elle pose le pavillon de l’appareil sur la poitrine de MDK :

– Boudoum boudoum boudoum, ça vous fait plaisir de me revoir ?

– Bien sûr.

Elle sourit et dématérialise la porte. Un escalier brut de béton descend jusqu’à une autre porte, et au-delà, c’est le couloir d’un service de réanimation où des soignants débordés s’affairent. En passant devant un chariot, MDK récupère une enveloppe pleine de radios, en extrait une et la montre à la Spectre, pour cacher au mieux son visage le temps d’atteindre l’escalier central :

– Vous voyez, pour moi ce n’est pas flagrant.

– De quoi ? Ah oui. Donc j’annule l’amputation ?

– Oui, c’est mieux.

Les voilà dans l’escalier, MDK repasse sous son bras sa radio de boîte crânienne sauvée de l’amputation. La jeune fille est à l’étage du dessous. Et c’est là qu’il va falloir jouer serré.  La porte de la chambre est juste à l’angle du couloir à droite. Donc, si l’on va tout droit dans le mur juste en face, on devrait arriver pile à son chevet. La voie est libre à droite et à gauche. Alors la Spectre passe son visage dans le mur. Et en ressort :

– Oui, elle est là et elle est seule. Je ne peux pas la reconnaître, elle n’a plus son casque, mais elle a un genre de masque.

– Ça ne peut être qu’elle, c’est la seule chambre sécurisée de tout le bâtiment.

– Alors après vous.

MDK entre dans la demi-pénombre et les bips de la chambre. La jeune fille allongée a l’air morte, sinon sa poitrine qui monte et descend, assistée par une machine qui respire à sa place. La Spectre, s’approche à son tour, elle a l’impression de reconnaître le bas du visage de la fille si souriante d’hier soir. La pauvre, qu’est-ce qu’il va être devenu, ce sourire ? Elle se concentre un peu, et ressent très vite une énorme charge. Il y a beaucoup beaucoup de gens à soigner tout autour. Mais vraiment beaucoup. Elle va essayer de se concentrer sur cette jeune fille dont elle prend la main, mais elle ne pourra rien faire si la “vague” déborde et dure. MDK a calé son pied fort contre la porte pour en interdire l’accès si quelqu’un avait l’idée d’entrer. Et il sent le petit frémissement du pouvoir de la Spectre le traverser. Elle a les yeux fermés dans la demi-pénombre, et un air de Sainte Thérèse du Bernin, à ceci près que son visage est orienté vers une diode assez puissante et qui dépose un rond de lumière verte pile sur son nez. Mais même comme ça, elle est splendide. MDK doit se reprendre à tout prix, il se rend compte qu’elle le rend contemplatif. Il se rend compte qu’il a l’âge où les vieux cons dans son genre pètent des boulons et s’amourachent de petites danseuses. Tout ça est pathétique. Et tellement prévisible ; et tellement dispensable.

La petite môme s’agite, et elle essaye d’arracher le masque qu’elle a sur le visage. Alors la Spectre, l’en débarrasse en faisant attention de ne pas lui tirer les cheveux. Elle a des gestes de maman ourse, et une voix douce pour murmurer “voilà voila”. Alors la jeune fille revient à elle se met à pleurer en appelant :

– Maman ? Maman ?

MDK, s’approche, elle fait trop de bruit, mais en fait il y a du bruit partout. Tout l’hôpital se met à bruire de réveils et de guérisons, ça commence à courir dans tous les sens. Quelqu’un peut entrer d’une minute à l’autre, il faut faire vite.

– Mademoiselle ?

Mais la demoiselle ne sait que pleurer, et la Spectre ne sait que la bercer contre son sein.

Méca ?

Spectre ?

– Je vais vous demander de sortir, s’il vous plaît.

– De sortir ?

– Oui, c’est mieux pour elle.

– Mais comment ?

– Ah oui.

Elle dépose  la tête de la jeune fille sur l’oreiller, lui promet qu’elle revient tout de suite. Puis elle se lève, et prend les deux bras de MDK.

– Vous me faites passer le mur et je vous attendrai dans l’escalier, en espérant ne pas trop me faire remarquer.

– Non, j’ai une meilleure idée. Mais je vous préviens, ça va être bizarre.

– C’est à…

Il n’a pas fini sa phrase, qu’ils sont sur le toit.

– … dire ? Vous avez fait quoi, Spectre ?

– Je nous ai téléportés.

– Comment vous…

– Je vous dirai après, il faut que j’y retourne. Je risque d’être un peu longue. Mais bon, vous avez ce coup de fil au QG à passer, que vous n’avez pas pu faire en vol puisque nous étions chargés. Et puis vous avez votre exosquelette préféré à enfiler aussi.

– Vous savez téléporter… mais depuis longtemps ?

–  Je ne sais pas. Il faut que j’y aille, elle m’attend et elle a mal.

Et avant qu’elle disparaisse à nouveau, MDK a juste le temps de se rendre compte qu’elle pleure elle aussi à chaudes larmes. Et pouf.