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Vanina Ah Ah §11

§11

Ils reviennent « à la nage » de Corbas, la Spectre Noire et Lui. Ils volent à basse altitude seulement pour entretenir les sensations de leur vitesse, et ça se passe remarquablement bien depuis le début du périple et spécialement depuis dix minutes où la Spectre flotte à sa manière à côté de lui comme à deux doigts de le doubler. Le vol de concert avec la Spectre, « en escadrille », c’est souvent compliqué attendu le « feeling » comme elle dit qu’elle doit engager pour aller droit tout en négociant comme en voile (même si elle dit que ce n’est pas tout à fait ça) ce qu’elle appelle les courants spectraux qui lui arrivent le plus souvent de biais. Mais là, elle est bien, elle maîtrise mieux que jamais, et elle dégage vraiment quelque chose de vivifiant quand elle comme ça. Il faut dire aussi qu’elle est spécialement agréable à regarder voler. Mais surtout, elle flingue de moins en moins souvent le plaisir du vol. Ce soir en plus, ils sont gâtés, c’est un survol inespéré d’un coin où ils vont peu, même s’ils n’ont quand même pas réussi à passer au-dessus de la maison de la mère à MDK – ça s’est joué à trois cents mètres ; mais après tout, ce n’est pas si mal, elle n’aime pas le voir en l’air et c’est même pour ça qu’elle l’a fait charpenté et costaud ; et lourd.  Il l’appellera à son arrivée. Ils seront au QG avant la nuit et, si aucun orage de Mars ne s’invite à la fête, seront même gratifiés d’une arrivée dans l’incendie céleste d’un soleil couchant. Une nuit rousse et blanche est en vue.

Ils survolent Bron, les Essards, Parilly, MDK a  repéré ce château d’eau à trois jambes qu’il aime tant, quand la Spectre fait une « embardée » à sa façon : il la voit partir d’un coup en haut et en arrière comme happée par un élastique invisible… à moins qu’elle ait heurté un iceberg spectral. Le pouce de MDK est ankylosé sur l’accélération depuis un moment et du coup ça tombe bien : il relâche tout. Un peu de silence, juste l’anti-vent, lui qui entre dans l’air, une flaque de souffle dans laquelle il tourne la tête le temps d’apercevoir la Spectre Noire qui s’est ressaisie et fond déjà sur lui pour le rattraper et se remettre à sa hauteur . Alors il remet les gaz et… rien.

Deuxième fois : rien. Son pouce s’affole sur le poussoir qui cliquette dans le vide. Rien ne vient.

Bon. Autant c’est une basse altitude pour voler, autant pour tomber ça fait haut. Mais pas encore assez pour le parachute qui n’aura pas le temps de s’ouvrir. Reste la réserve d’air comprimé, mais il faut qu’il se remette dans le bon sens et qu’il attende le tout dernier moment pour appuyer sur la solidité du sol l’expulsion d’un coussin d’air qui du moins devrait amortir sa chute. Il manque d’arracher la tirette de secours du compresseur, il entend l’énorme bruit espéré, psshhhhhouufff, couvrant l’impact de ses bottes sur le bitume et celui de ses genoux projetés violemment contre son casque et sa poitrine. Ensuite, un voile noir, plus de souffle, il sent qu’il s’effondre en arrière sur son propulseur, les bras ballants en croix. Il tangue, sans tenue, puis bascule sur le côté. Et il se recroqueville, se ratatine, cherchant une lueur en lui.

Il l’a, il est vivant, sonné et gourd, sans respiration qu’un râle, mais vivant. Il ne serait pas étonné d’avoir le menton et les genoux fracturés tellement ça a cogné fort, mais fort, mais au moins d’un coup de reins douloureux, il peut s’asseoir sur son séant, et deviner l’ombre de la Spectrequi se pose sans un bruit près de lui. Elle a la voix blanche de peur.

– Ça va là-dedans ? J’ai essayé de vous rattraper, mais vous savez ce que c’est, soit je tiens en l’air et je suis immatérielle. Soit je vous attrape et nous tombons tous les deux. Vous avez mal ? Bien sûr que vous avez mal.

– Je suis seulement sonné, Spectre. Et puis je me suis fait une belle petite trouille, j’ai cru que vous alliez me ramasser à la marinette.

– Je ne sais pas ce que c’est, la marinette, mais vous ne pouvez pas savoir comme je m’en veux.

– Spectre, vous ne pouviez rien faire.

– N’empêche que j’ai dématérialisé le sol sur au moins 10 mètres de profondeur sous vous avant que vous tiriez sur votre réserve d’air. Heureusement que j’ai eu le réflexe d’arrêter. C’était tellement bête de faire ça. Pas que vous tiriez sur votre petit câble, ça, c’était bien, chapeau, vous êtes toujours au top. Mais dématérialiser le sol ? Mais qu’est-ce que je suis bête. On vous aurait retrouvé comment ? Vous vous rappelez que j’avais fait ça à la funestea… fani ? Tri ?

– La Phoneutria Fera… Ah c’est sûr que le nom latin en jette plus. C’est vrai qu’araignée banane c’est moins crédible pour une harpie comme elle.

– N’empêche que la charpie, la banane, je l’ai mise dans le sol, et qu’on n’a eu aucun moyen de l’en extraire.

– Et c’est tant mieux, vous avez débarrassé l’humanité, et les espèces intermédiaires d’une belle infamie. Vous voulez bien m’aider à me relever s’il vous plaît, je crains d’avoir un ou deux os cassés. 

Mais au moment où il lui tend la main, il se rend compte qu’il n’a pas si mal, ce que lui confirme le coup de bassin qui le remet sur ses jambes. En fait, il n’a pas mal du tout. Il tire sur son bras pour regarder son coude, sa coudière est fendue en éclat, mais il ne saigne pas et l’articulation joue en plein sans le lancer. Idem pour ses fesses, le cuir à bien râpé, mais lui est indemne, pas une douleur, pas une goutte de sang. C’est juste incroyable…

– Je pensais m’être brisé en quelques morceaux, au moins avoir laissé quelques copeaux d’os sur le bitume. Je vais finir par croire qu’on ne veut pas de moi tout là-haut. Et que mon équipement est plus sécure encore que ce que j’avais prévu.

– Oui, et c’est peut-être aussi parce que vous êtes fort et entraîné. Votre acharnement à l’entraînement paye. De toute façon, c’est comme ça que vous faites la différence.

– Vous me flattez encore, Spectre. Je vais finir par m’y croire. Par contre mon propulseur…

– Il est cassé ? Là, je ne vais rien pouvoir faire. Là non plus, je veux dire.

MDK défait les boucles croisées sur son torse et en se tortillant fait passer le propulseur devant lui et l’allonge par terre pour un examen. L’aileron droit de stabilisation est tordu et doit pouvoir se redresser, l’axe de commande est cassé, les diodes sont HS, et de toute façon il n’y a plus de jus. Et ce n’est pas la chute qui a endommagé l’alimentation, c’est le contraire, c’est la panne qui a provoqué la chute. Et ça, ça n’annonce rien de bon. L’exosquelette est encore alimenté, mais aux bruits inquiétants qu’il émet il ne devrait pas non plus faire long feu. Ça augure une sacrée séance de manutention pour trimbaler à bras d’homme les 50Kg de bardas qui sont pensés pour permettre de porter sans trop de mal jusqu’à trois tonnes. Pas de tonalité dans le casque, et la radio est muette, même sur les fréquences publiques. Pas moyen de joindre le QG, et c’est le moment de regretter d’avoir interdit à la Spectre de prendre son portable pendant les missions et les patrouilles. On est en galère.

L’exosquelette pour l’instant tient encore, il faut mettre à profit le temps qui lui reste pour se rapprocher du QG en courant. Si ça tient jusque là.

– Spectre, vous savez à peu près où nous sommes ?

– Non, je vous avoue que je ne regardais pas la route, je vous regardais vous. Enfin je vous suivais, je n’ai pas votre sens de l’orientation.

Ils sont sur le parking désert d’une société fermée pour le week-end, en pleine zone d’activité, le périphérique est juste au-dessus, le canal ne doit pas être loin. Ils sont à la limite de Vaulx, ce qui fait une trotte pour atteindre le parc. Et il n’y a pas de chemin discret : de là où ils sont c’est Salengro/Philip la ligne la plus droite pour atteindre le boulevard des Belges. Ce n’est jamais bien de se montrer en difficulté à la population qu’on est censé protéger – ça signe du malheur.

– Spectre ? Est-ce que vous vous sentez de voler seule jusqu’au QG pour les prévenir. Il va falloir venir me chercher.

  – Si vous me pensez capable de le faire, alors je le ferai.

C’est comme ça que la question est la mieux posée. Est-elle capable de se repérer ? A priori oui, elle a ses points de repère dans la ville, et le parc de la Tête d’Or en est un fameux. Et au pire, elle aura l’idée de se poser et de demander son chemin à quelque passant. Après, elle doit mémoriser l’endroit où revenir chercher MDK et son attirail. Ce parking-là ça pourrait être une très bonne idée, c’est discret, et il y a la place pour un atterrissage si N’a-qu’un-oeil trouve pertinent de sortir l’hélico. Il faut juste savoir où on est. On doit bien pouvoir trouver l’adresse de cette boîte.

C’est un bâtiment en brique et en tôle, il doit y avoir quelques bureaux, et probablement un entrepôt et des quais de chargement. Pas d’enseigne ni de logo apparent. Sur la porte, il est indiqué « accueil », et voilà ce qu’il nous faut : une boîte à lettres. Quand MDK se met en marche, son exosquelette lui obéit, mais saccade son obéissance. Il ne tiendra plus longtemps. La boîte à lettres ne porte pas de nom, bien sûr ça aurait été trop facile. MDK passe sa main dans la fente et tire d’un coup sec, pensant arracher la porte. Mais c’est toute la boîte qu’il arrache du mur. La Spectre ne comprend pas au juste ce qu’il cherche, mais se garde bien d’intervenir. Quand il est comme ça, il faut le laisser tranquille. En plus, l’espèce de tremblote qui secoue son armature, ça doit le mettre en rogne. Et tiens. Le voilà qui s’acharne sur cette pauvre boîte aux lettres, il ne l’ouvre pas, il la déchiquette. Mais elle est vide. C’est le week-end, c’est normal.

– Bon, il nous faut l’adresse de ce parking. On va déjà essayer d’avoir le nom de la rue. Spectre, vous voulez bien voler jusqu’à la benne là-bas, et me rejoindre pour me dire ce qu’il y a dedans ?

– La benne bleue ?

– Il y en a une autre ?

– Non, la bleue, elle est bien.

Pendant que MDK s’en retourne vers son point de chute récupérer son propulseur, La Spectre Noire monte une assez jolie vrille en l’air, qu’on verrait bien ralentie, et dans l’eau,  et s’arrête en vol stationnaire au-dessus de la benne pour en faire un inventaire appliqué. MDK peut se maudire d’avoir jugé superflu de s’encombrer du drone et de son armement pour une mission d’apparat. Le drone aurait déjà donné l’alerte et leurs coordonnées GPS. Il aurait peut-être même commandé un taxi. En plus, La Spectre aime bien le Drone 2, plus que le 1 qui est à l’atelier en ce moment. Elle lui trouve des « comportements », et ce n’est pas la peine d’essayer de la détromper. Elle sait que c’est bête. Mais n’empêche :

– Le 2 n’a pas la même personnalité que le 1. D’ailleurs, le 1 n’a pas de personnalité. Il est comme moi, il fait ce que vous dites. Alors que le 2…

Oui oui, alors que le 2 aurait besoin d’une petite réinstallation informatique, parce qu’il a des bugs. Son petit caractère quoi. Le plus rageant dans le contexte, c’est que l’atelier à vol d’oiseau est à moins d’une borne d’ici. Les Buers, c’est juste là. Et le drone 1 serait vite remonté et remis en service. Mais voilà, il faut que l’exosquelette le porte jusque là-bas. Et surtout, il ne faut pas que La Spectre Noire le suive. L’entrepôt qui lui sert d’atelier est loué au nom de Jean-Georges Rodriguez, et lui a son nom sur la boîte et sur la porte. La Spectre revient au rapport en feuille morte :

– Il y a une chose que je ne sais pas nommer ni même vraiment décrire. Ça pourrait être une photocopieuse, mais avec du papier à rayures bleu clair et perforé sur le côté. Sinon il y a un téléphone à tortillon, mais ça j’en avais déjà vu. Tout le reste en surface c’est des papiers dans des boîtes en carton et une chaise à roulettes, mais il manque deux roulettes. Je pense que c’est pour ça qu’ils l’ont jetée. Et il y a un calendrier du Crédit Agricole, mais ce n’est pas la bonne année.

– Merci Spectre. C’est parfait.

MDK prend une lanière de son propulseur et le stabilise sur son épaule, mais avant qu’il ait pu faire un premier pas, l’alimentation de son exosquelette rend soudain l’âme, et le voilà bloqué net et tout raide dans son élan. Forcément, il bascule en avant et forcément il ne peut faire aucun geste pour se retenir ni pour enrouler sa chute. Il tombe comme un arbre face contre terre et avec tout le poids de son propulseur qui lui fracasse la nuque. Cette pauvre Spectre Noire qui l’a connu plus souple pense immédiatement à une attaque et met ses deux mains sur ses tempes pour hurler comme une Mama du grand Sud, mais soudain s’en remet au qui-vive : elle a déjà vu les effets du rayon paralysant du terrible Docteur Michon. Rien à l’entour, c’est donc une crise cardiaque, et ça elle sait encore moins le gérer que le Docteur Michon. Mais MDKraide comme un piquet n’est pas mort puisqu’il a la force d’articuler :

– Spectre ?

– Oui, je suis là Méca.

– Vous voyez le levier de débrayage-moteur de mon squelette ?

– Non… Mais en fait, je n’ai compris ce que je dois voir.

– Dans mon dos juste en dessous de mon casque il y a le bloc moteur, comme une grosse boîte avec des jauges et des cadrans et surtout une petite manette grise.

– Oui j’ai. Je tire ou je pousse ?

– Je ne sais plus, essayez les deux.

Elle tire, fort, et c’est décevant, et le petit clic que ça fait, et le fait que le résultat escompté n’est pas le démembrèrent complet de cette ossature en carbone et acier. Mais au moins, ça permet à MDK de bouger, lentement, comme il aurait pris un coup de vieux d’un coup. Il s’assoit fourbu et lourd, et se laisse aller à un râle :

– Quelle galère. Cette fois, on y est pour de bon, Spectre. Et en plus, je me suis éclaté le nez contre la visière de mon casque. Je crois que ça pisse le sang à l’intérieur. Et puis alors le coup du lapin administré par mon propre propulseur, n’en jetez plus, la coupe est pleine.

La Spectre propose son bras pour l’aider à se lever, mais il décline.

– Merci, mais je ne vais pas me trimbaler ce truc-là sur le dos. Je vais d’abord me l’enlever et le plier, ce sera plus facile. Je crois que je me fais vieux, Spectre.

– Ne dites pas ça. Et ne laissez personne dire ça, ça m’énerve. Vous êtes dans la force de l’âge, je ne suis pas sûr de ce que ça veut dire, mais je trouve que ça vous va bien.

– Je ne sais pas, en tout cas fausse alerte pour mon nez, l’hémorragie est déjà finie.

– Vous voyez ? Vous avez le corps qui dégénère comme celui d’un nourrisson.

– Qui régénère ?

– Oui oh… Sûrement.

MDK se masse la nuque et fait tourner sa tête sur son cou, il a quand même une sacrée constitution, ou alors une chance hors norme, l’incident va se terminer qu’il aura à peine quelques contusions et quelques bleus. C’est un petit miracle. Il doit être plus vigilant quant à lui depuis qu’il doit veiller à ramener la « gamine » intacte au bercail. Il n’y a pas si longtemps il ne savait pratiquement pas rentrer de missions sans y avoir laissé une côte. Sa carrière a même pâti de ça : on ne peut pas espérer se maintenir dans les classements et dans les têtes des gens qui décident en étant blessé et éloigné du terrain tout le temps. Ces derniers temps, il se gère mieux ; en fait, il faudrait qu’il ait la force et l’explosivité de sa jeunesse et sa maturité d’aujourd’hui. Peut-être serait-il encore en catégorie 4. La Spectre s’est retournée, pendant qu’il défaisait les lanières qui tiennent son corps et son exosquelette ensemble, ses deux squelettes. Par pudeur ? Peut-être imagine-t-elle que c’est comme s’il se déshabillait, et le fait est qu’elle ne l’a jamais vu sans son tuteur articulé et ses vérins.

– Vous pouvez vous retourner, Spectre, ça reste tout à fait décent, vous savez.

– Ça fait drôle quand même. Comme quoi, ça habille, hein ? Mais maintenant que je vous vois comme ça, je crois que je vous aime mieux sans. Je vous trouve plus souple. C’est dommage que vous gardiez vos grosses bottes parce que ça vous fait toujours une démarche balourde, alors que vous donnez l’impression d’avoir gagné en vitesse. Après c’est sûr, vous n’allez pas marcher pieds nus. Mais pensez-y , si vous devez sortir comme ça sans tous vos trucs et vos machins, il y a moyen de trouver de la basket noire bien costaude, mais plus dans le ton. Ils en ont une chez Nike, mais je ne sais pas s’ils la font pour homme.  Mince oui, mais non, vous n’allez pas sortir sans vos machines… Oui, c’est bête ce que je dis. Comment je peux vous aider ?

– Je pense que vous pouvez porter mon propulseur. Moi, je me charge de la batterie et du squelette. On va les porter à la benne.

– Pour de bon ?

– On va juste les cacher, le temps de trouver le nom de cette rue.

– Vous m’avez fait peur.

La benne est loin d’être pleine, et le fait que l’essentiel de son contenu soit de cartons et de papiers est une chance pour un ensevelissement pratique et total. La spectre ne ménage pas ses efforts qui a sauté dans les cartons, alors qu’ils sont pleins de poussières, et alors que son étonnant pouvoir d’intangibilité fait que c’est la plus propre et la plus hygiénique des justiciers masqués. Même quand elle arrache un organe des entrailles d’un vilain, elle arrive à s’arranger pour que le sang qui gicle lui passe au travers. Et là, il faut la voir à quatre pattes tasser les cartons pour lisser les reliefs créés pas les machines de MDK.

– Je crois que c’est bon, Spectre. Au pire, on est de retour dans un quart d’heure.

Il se hisse sur le bord de la benne et tend la main à sa partenaire avant qu’elle ne s’envole. C’est moins pratique, mais ça lui fait plaisir. L’accès au parking est barré par un portail à commande électrique, qu’il n’est pas plus difficile de franchir. Depuis leur atterrissage forcé, ils n’ont pas vu ni entendu passer une voiture dans la rue. Au moins, la discrétion leur est acquise. À droite et à gauche, la rue s’étend sur une longue ligne étroite et très droite, sans trop de croisements, qu’avec des ruelles et des impasses. À droite, ça va vers Bron et la première rue perpendiculaire est assez loin. Alors ils partent à gauche. Tout au fond, loin droit devant il y a un rond-point, la civilisation, mais il faut espérer qu’ils n’auront pas à marcher jusque là. Le premier croisement est une première déception. C’est une impasse bordée à droite et à gauche de garages et de box. Pas de plaque de rue, nulle part. La prochaine rue à droite, MDK la sent bien, on dirait qu’il y a des habitations. Et, de fait, la rue a un nom. Elle est assez longue et s’enfonce loin vers, ou déjà dans, Vaulx-en-Velin, et elle est habitée, si l’on en juge à la musique un rien trop forte qui émane d’un petit immeuble fraîchement ravalé. Par contre, pas de plaque pour la rue de l’entrepôt.

– Bon, Spectre, on a cette petite rue qui s’appelle « Rue des prés ». Si vous indiquez ça à N’a-Qu’un-Oeil et qu’il vous conduit ici, vous saurez retrouver l’entrepôt ?

– Oui, quand même. Rue des Prés, et tout au bout, à gauche. Sauf si on la prend dans l’autre sens, auquel cas c’est à droite. Non, non non pas du tout, si on la prend dans l’autre sens on s’éloigne. Donc à gauche. À Gauche ! Oui, je saurai vous retrouver.

– Alors, je vais retourner sur le parking là-bas et vous laisser vous envoler. Attendez que je me repère. Voilà, si vous volez tout droit dans cette direction, vous allez passer le périph’ et le mieux ce serait de viser la colline de la Croix Rousse. Normalement, vous devriez vous repérer facilement. De toute façon, prenez tout le temps qu’il vous faut, moi je serai tranquille à vous attendre. J’ai une totale confiance en vous. Hop attention…

Une voiture arrive du fond de la rue des prés, musique à fond, et c’est heureux qu’elle se signale autant parce la Spectre et MDK n’avait pas vu une autre personne arriver à pied de la même direction. Ils s’esquivent derrière le mur de la maison qui fait l’angle. Mais La Spectretrébuche, et a hésité :

– Méca ?

– Oui ?

– Vous avez vu qui c’est ?

Non, MDK, n’a vu qu’une silhouette, alors il repasse la tête et regarde mieux : la silhouette entre dans l’allée de l’immeuble qui répand la musique à la ronde. C’est une femme, elle a un sac bizarre en bandoulière et tient un genre de tube en métal dans ses mains, et son visage… son visage est un sac de jute, ce qu’elle tient c’est un lance-flamme, c’est elle…

– Punaise, c’est…

– Oui ?

– Oui, c’est Blind. C’est elle !

Vanina Ah Ah §10

§10

L’agent Cristo met les pièces que Vanina Celesti lui a données dans le distributeur ; il a fait son rapport le plus rapidement et le plus informellement possible, il doit maintenant retourner  vers la jeune femme. Le commandant Cellor, le comprend :

– Vous avez peur qu’elle s’inquiète ? Ou qu’elle fasse une bêtise ?

– Allez savoir, Patronne. Je n’arrive pas à me faire une religion, et j’avoue que je n’arrive pas à la cuisiner. Ou alors c’est que c’est trop facile et que je n’arrive à prendre pour argent comptant rien de ce qu’elle peut me raconter. Si ça se trouve, elle m’a balancé, le fin mot de l’histoire sans le vouloir, elle me l’a livré sur un plateau, et je ne l’ai pas détecté au milieu de tous les fins mots de toutes les histoires qui constituent l’essentiel de ses propos. Elle ne hiérarchise rien, dirait-on.

– Oui, j’ai remarqué ça.

– Et vous avez remarqué comme c’est contagieux ? C’est un petit Jésus, cette môme. Elle vit dans quelque chose de tellement bisounoursal qu’on a envie d’en être. Un moment, je l’écoutais, et j’essayais de la prendre au mot, enfin de prendre ses errements au sérieux, un peu comme des lapsus. Et je me suis dit, si ça se trouve, cette gamine, c’est la vraie Spectre Noire. Vous imaginez ?

– Punaise, non, ne parlez pas de malheur.

– Oui, voilà. N’empêche, imaginez. Allez, je vais lui porter son chocolat, je crois qu’elle n’a pas démérité d’un peu de douceur. Et puis je la laisserai tranquille, je ne sais  rien en tirer. Surtout, je ne sais rien faire de tout ce qu’il y a à en tirer. Vous vous en sortirez mieux que moi.

– Merci, Cristo, vous me la gardez au chaud. J’en ai oublié le café et l’aspirine de mon client à moi.  De toute façon, Houard l’a conduit en cellule, le monsieur est fatigué. Je crains qu’il nous faille le reconduire à l’hosto, pour un examen… fouillé . C’est bien qu’il prenne des forces. Je vais faire un saut à l’appartement de la fête, je pense que la scientifique y est encore. J’espère qu’ils auront trouvé les verres de GHB. Je ne m’explique pas comment ils sont passés à côté.

– Je porterai son café et son médicament à votre gars, on fait le service en chambre. Et ne vous inquiétez pas, je veille à ce que lui et la miss Zinzin ne se croisent pas.

Et le voilà qui file vers l’exiguë salle de tapissage avec ses deux gobelets trop pleins et un rien trop chauds aussi. la porte est fermée, le bouton de porte n’est pas manoeuvrable avec le coude, alors il met des petits coups du pointu du pied dans le bois de la porte :

– Mademoiselle ?

Elle ouvre prestement et lui prend les cafés des mains :

– J’étais en train de me dire : mais il est allé les chercher en Arabica, ces… Ah oui non, c’est des chocolats. On s’assoit comme dans un salon de thé ? C’est dommage, à la maison je vous aurais fait goûter mes sablés. Je ne les réussis qu’une fois sur deux, et de toute façon je ne les fais jamais pareil. Mais tout le monde s’accorde à dire qu’ils sont excellents. Enfin, ça dépend des fois. Et ça dépend des gens. Mais quand c’est les bons gâteaux avec les bonnes personnes, croyez-moi que je peux avoir les oreilles qui sifflent. Non les oreilles qui sifflent c’est pour autre chose, ça n’a rien à voir avec les gâteaux ni la cuisine en général. Mais asseyez-vous très cher.

Elle dit ça avec une voix de petite marquise irrésistible, mais l’agent Cristo doit décliner :

– Non, la station assise ne me réussit pas. Et puis j’ai peur de ne pas pouvoir me relever.

– Ah oui ?

À la grimace de Cristo, Vanina celesti sent que c’est du sérieux, et elle n’y peut quasiment rien de « suivre son regard ». Elle ne sait pas dire ce qu’elle ressent dans la fesse et la cuisse de cet affable bonhomme, mais ça ressemble à une inflammation, et ça à l’air d’être comme un fil rouillé tendu entre l’arrière du crâne et le talon. Alors pendant qu’elle souffle sur son chocolat chaud, allez tant pis pour ses promesses. Ce pouvoir-là ne peut faire de mal à personne ici. Il n’y a que des policiers, des gens venus poser une main courante, ou une plainte, récupérer une amende et l’adresse de la fourrière, et les quelques vilains qui sont là, sont soit menottés, soit en cellule. En tout cas sous bonne garde. Elle inspire lentement, et laisse sa petite lueur partir. Ce n’est pas à proprement parler une lueur, ce n’est pas chaud, pas froid, ce n’est rien de dicible, mais au moment où ça traverse l’agent Cristo, il le sent, quand ce n’est pas un frémissement, et sur le coup il ne se rend pas compte qu’il n’a plus mal tellement il vit avec sa douleur. Et puis ça passe la porte, ça passe dans les murs, par la fenêtre, ça va sous terre, ça s’envole, et ça fait un sort à la petite tumeur à l’aine du brigadier Saïdi, ça remet les poumons du lieutenant Kozsak dans de bonnes dispositions pour en reprendre pour trente ans de tabagisme aggravé, ici un furoncle au cul, là un ongle incarné, plus loin encore juste une morsure d’aoûta, et puis ce n’est pas bégueule ou discriminent, puisque ça irradie jusqu’aux repris de justice, et assimilés.

Jean-Georges Rodriguez, les index sur les yeux et les pouces sur les tempes, essaye de faire le vide. Il ne peut pas s’en rendre compte, mais dès cet instant, et ça n’aura même pas fait un bruit : il se souvient de tout.

Vanina Ah Ah §9

§9

Jean-Georges Rodriguez a la tête qui va exploser. Il faut qu’il appelle sa hiérarchie, enfin au moins une de ses hiérarchies. Il sait qu’une garde à vue lui pend au nez et ne comprend pas pourquoi le duo de flic ne lui pas encore signifiée. Pourquoi, ils l’ont laissé seul dans le bureau, pour chuchoter derrière la porte. Il doit y avoir du nouveau… Si ça se trouve quelqu’un est venu leur dire qu’on a son ADN sur un attentat au couteau, et ses empreintes sur un fusil à lunette qui a tué le gars qui a tué le gars qui a tué Kennedy. Si ça se trouve, en 24 heures il a complètement pété les boulons le Jean-Jo, si ça se trouve il laisse une traînée de sang…

Mon dieu, il ne peut pas s’empêcher de penser à cette pauvre Spectre Noire. Il aimerait trouver le moyen d’en avoir des nouvelles sans éveiller les soupçons. S’il lui est arrivé quelque chose, la presse doit en parler. Cela dit, il est en train de lui arriver quelque chose à lui, lui MDK, et ça devrait faire du bruit aussi. Probablement pas autant, mais quand même. La presse doit le savoir qu’un justicier de son acabit a disparu. Il y a les primaires de la gauche, mais ça laisse de la place pour encore un peu d’infos paillettes. Il lui faut un prétexte pour demander, et en attendant il lui faut une ligne à tenir. Est-ce qu’il ne partirait pas sur une version totalement improvisée de sa soirée et de sa nuit afin de se donner du temps ? Ce n’est pas le roi des menteurs, mais avec sa double vie, les plaies et bosses de sa vie nocturne à justifier en plein jour, et les missions commandos à l’improviste, jusqu’à présent il s’en est plutôt tiré honorablement, même si le mot « honorablement » est mal adapté à ce genre de savoir-faire. Mais il ne sait pas les billes qu’ont les flics, et lui n’a que son cerveau encore engourdi et dominé par un mal de crâne.

Ou alors, il joue cartes sur table : il ne sait pas où il en est, mais il veut bien partager les images qu’il lui semble avoir gardées de la nuit, des fois qu’elles évoquent quelque chose aux deux policiers. Peut-être que le carrelage à damier fera sens pour eux, ou le gars torse poil sous sa veste de costume. Peut-être Blind aussi vu qu’ils ont parlé de justiciers en costume. Après tout, s’il a fait quelque chose de mal, il faudra bien l’assumer. Autant l’apprendre le plus tôt possible, et de la bouche des gens les mieux informés.

La conversation derrière la porte s’éternise. Visiblement, le commandant et le lieutenant ont été rejoints par cet agent au caractère et aux joues tout en rondeurs. Il reconnaît sa voix presque anormalement douce. Il se lèverait bien pour écouter à la porte. Après tout, costume ou pas costume, il est un héros, et un héros, ça tente des choses. Comme il se lève, il voit sur le meuble métallique à archives juste en dessous de la carte de l’agglomération un téléphone portable. Il n’est pas verrouillé, l’écran d’accueil est une photo de deux ados renfrognées. La plus grande a les hormones en panique et la petite un appareil dentaire, et les deux sont la fierté de leur papa. Elles ressemblent à Houard, ne leur manque que la moustache. Jean-Jo a un créneau, il n’en aura pas deux, il le tente : 44 pour l’Angleterre, puis le numéro en espérant que l’amnésie de la nuit n’est pas rétroactive. La couverture sur place est une agence de pub, et le poste dédié aux opérations est tenu par cinq personnes en rotation. Pas de chance, c’est Molly qui répond. Elle débite son baratin d’attachée de direction dans la pub et déjà c’est la panique. Elle doit être Galloise ou d’un de ses coins où on parle l’anglais uniquement avec les joues, sans le palais et sans les lèvres. Jean-Jo ne la comprend pas du tout. Bon il faut dire qu’il a fait allemand première langue comme tous les bons élèves, et une fois qu’on a dit ça, il faut ajouter qu’il n’est pas meilleur en allemand qu’en anglais. Il faut dire les choses, il est une vraie quiche en langues. Il s’identifie.

– Vercingetorix 22… twenty-two

Il ne comprend pas la réponse, mais il entend le mot « colonel » ce qui indique qu’au moins elle sait qu’il s’agit de lui. Ensuite, elle laisse un blanc, son charabia devait être une question. de toute façon, il faut qu’il se dépêche, ça sortira comme ça sortira, avec l’accent de Tata Rodriguez :

– It is an emergency, i am actually prisoner of the french police, i have lost my memory. the police officer in charge of  my affair… No, not my affair… the name off the police officer is commandant Cellor, cellor like heu… sailor… popeye, spinach, tût tût. And i call you with  the phone of the other police officer, and this one is lieutenant Houard, Houard like Tupper-war… Punaise, ça n’a aucun sens. I have to quit, they are just in the door… In front of the door… Oh et puis, pffff.

Et il raccroche, trouve le bouton pour remettre le téléphone en veille, le balance sur le bureau et se rassoit pour être bien à son aise pour prendre sa tête dans ses mains et la broyer. Mais quel con il fait. Mais quelle idée de génie… l’autre là-bas, la Molly, avec sa mèche bleue, son chandail à grosses mailles, et ses dents de lapin, qu’est-ce qu’elle peut avoir compris ? Est-ce qu’il y a seulement quelque chose à comprendre dans ce qu’il vient de dire ? Mais quel con, mais quel con, mais quel con. Il est MDK, le french-Méca, Colonel de l’armée expérimentale, Colonel… On ne parle pas du clodo de ta rue, là. On parle du gars qui a mis sa branlée à Luke-Main-Gauche en direct devant les caméras de CNN. Ça date un peu, mais les replays font encore des cartons. Des cartons ! Et ça, c’est pour le côté télé-média, presque people du métier, ce n’est tellement pas important tout ça, enfin ça passe, et ce qui reste, une fois que ça, c’est passé, c’est aussi, d’abord même, sa fonction à l’ONU, sa médiation et son expertise, qui lui valent de siéger dans quasi toutes les commissions qui prévoient des sièges. Le gars est parrain du téléthon !

N’en jetons plus : il vient de se disqualifier, pour dix ans, pour cent ans, et dans mille ans ce n’est pas la peine d’y revenir.

La porte qui s’ouvre le sauve de lui-même et de sa honte qui reste à boire. Le commandant Cellor et le lieutenant Houard le trouve plus prostré encore que quand ils l’ont laissé. On dirait qu’il s’est ratatiné sur sa honte et son incompréhension. Il fait presque peine à voir.

– Monsieur Rodriguez, vous êtes avec nous ? Vous n’êtes pas en train de nous faire un malaise… si ? Monsieur Rodriguez ?

– Oui oui, foutez-vous de moi.

– Pas du tout. Je m’enquiers simplement de votre état, parce qu’on va avoir besoin de vous, dans la mesure du possible en pleine possession des moyens qui vous restent. Si vous voulez consentir l’effort de les rassembler. Est-ce qu’une aspirine vous ferait du bien ? Et un café ? Je parle d’un vrai café. Je peux envoyer quelqu’un en chercher au bistrot d’en face, ça sera toujours mieux que ceux que nous sort la machine de l’accueil.

– Je veux bien oui. Pour les deux ; j’ai le cerveau qui croustille comme un lecteur de disquettes. J’ai l’impression que vous avez du nouveau. Votre témoin s’est rétracté ?

– Non, elle maintient sa ligne. Mais dans sa ligne vous n’êtes impliqué que dans une bagarre de soirée comme il y en a des centaines tous les week-ends. Visiblement, il n’ y’ a pas mort d’homme puisque la personne à laquelle vous vous en êtes pris, s’est relevé, et s’est carapaté. Plus de nouvelle de lui. Déjà, s’il avait idée de porter plainte, il faudrait qu’il réapparaisse. Ça nous arrangerait tous. À moins que, comme vous avez disparu des radars vous aussi, quelque temps après lui, vous l’ayez retrouvé et zigouillé dans quelque ruelle sombre.

– Oh… Vous travaillez là-dessus ?

– À vrai dire non. Avec ce que vous aviez dans le corps, je doute que vous ayez pu être dangereux, sinon pour vous-même.

– C’est à dire que ne buvant pas, je ne tiens pas l’alcool. Je devrais le savoir, je me trouve tellement stupide de m’être laissé aller.

– En fait, vous n’avez pas bu. Vous n’avez pas d’alcool dans le sang. Pas un gramme.

– Avec la gueule de bois que je me paye ? Ce n’est pas une gueule de bois ? C’est un genre de grippe ? Et le black-out dont je sors ?

– C’est la drogue.

– Non, oh non, je vous arrête. Ce n’est pas le genre de la maison. Encore moins que la picole… Vos analyses disent ça ? J’ai été drogué ?

– Oui, vous avez été salement drogué même. Et vous devez à votre bonne constitution de ne pas être à l’hôpital. On vous a fait prendre du GHB.

– Du GHB, la drogue du viol ?

– Oui.

– Vous voulez dire que j’ai été…

– A priori non, mais on va vous ramener à l’hôpital dans un moment. Le temps d’essayer d’y voir clair.

Jean-Georges Rodriguez qui s’était un peu redressé est à nouveau sans tenu, dégouliné sur sa chaise. Le commandant Cellor tourne les talons et va passer commande à l’accueil d’un double café et de ce qu’on a contre les maux de tête dans l’armoire à pharmacie. L’idée c’est aussi de laisser les hommes entre eux, dans un moment comme ça. C’est délicat, mais ce n’est pas fin : le lieutenant Houard et Jean-Georges Rodriguez se reniflant mal depuis le premier instant, tout ce qu’ils peuvent partager c’est de la gêne. Et de fait Jean-Jo, préférerait être seul plutôt qu’avec ce petit con qui lui tend un verre d’eau – et pourquoi pas un mouchoir et des sels ? La vérité, c’est que son mal de crâne prend le pas sur toutes les autres sensations de son corps, et qu’il aurait presque besoin de s’inspecter à la main, pour savoir s’il a été… Non c’est impossible, il le sentirait. Ou alors la drogue l’anesthésie. C’est un cauchemar. Qui aurait eu intérêt à le droguer et pourquoi ? Est-ce que ce serait ce fameux type qu’il a soi-disant agressé?

N’empêche, il semble que, de suspect il est passé à victime possible. En soi, c’est un léger mieux, mais qui induit beaucoup de moins bien possible. D’une, si quelqu’un est parvenu à le droguer pour le neutraliser, est-ce que ce même quelqu’un n’aurait pas pu en faire de même avec La Spectre Noire. Il est question de deux filles dans le coma, et si l’une d’elles était La Spectre ? Tout invincible qu’elle soit, une fois droguée, elle est comme tout le monde la gamine, une poupée de chiffon, une proie. Le lieutenant Houard doit avoir les noms des filles, mais à quoi bon s’en enquérir ? Mettons qu’il y est une Dupont et une Dupuis, ça va l’avancer à quoi de le savoir ? À faire travailler ses méninges à blanc… La Spectre Noire n’a pas d’autre nom que son nom de justicière.

L’autre moins bien, très secondaire, c’est que du coup il a alerté l’organisation pour rien. Nouvelle faute de débutant, nouveau motif de discrédit irréparable. Avec un peu de chance, Molly n’aura pas plus compris que lui-même un traître mot qu’il a dit. Et peut-être s’en est-elle tenue à un haussement d’épaules. Après tout, s’il revoit la scène il n’a rien dit d’intelligible, il n’a pas épelé les noms qu’il a cités, n’est même pas sûr de s’être correctement identifié. Molly l’a-t-elle appelé « Colonel » ? Entre son accent à elle, et ses piètres facultés d’entendement à lui, le mot qu’il a identifié comme « colonel », c’était peut-être autre chose. Comment elle a dit ? « oueoueouelle » ? Il a peut-être un peu braqué sur ce qu’il avait envie d’entendre à ce moment-là.  Si l’organisation envoie quelqu’un démêler tout ça, et qu’il n’a que de la confusion à ajouter à la confusion, ce ne sera plus la peine d’espérer tenir son rang. Il se voit déjà au placard, comme tous ceux avant lui qui se sont avérés faillibles. Le petit monde des justiciers est sans pitié. Un jour, vous êtes au sommet, le lendemain vous n’existez plus, que dans des rumeurs et des blagues recyclables.

Mais peut-être aussi que l’organisation aura le truc, la chimie secrète, la machine à ranger les synapses, qui pourrait lui permettre de renouer le fil de sa nuit. Du moment où il quitte l’aéroport de Corbas avec la Spectre au moment où il se réveille dans le noir à côté du grand et gros Monsieur Caca. Il s’en remettrait plus facilement à leur absence de vergogne expérimentale qu’à la justice des hommes pour faire la lumière dans ce foutu trou noir. Le profond soupir qu’il ne sait contenir fait lever des sourcils circonflexes au Lieutenant Houard.

– À ce point ?

– Plus que ça même, je le crains. Je pense que j’aurais besoin de m’allonger dans le noir et de fermer les yeux. Vous pensez que c’est possible ? Ça pourrait remettre mon cerveau en marche, comme un reboot, si vous voyez ce que je veux dire.

– Je ne pense pas que la patronne verra d’objection à ça dès lors, que nous pouvons vous interroger dans de meilleures conditions. Par contre, je n’ai que la cellule à vous proposer, mais cette fois on peut vous dégotter une couverture, pour que ce soit moins drastique.

– Tant que je ne partage pas l’espace avec votre habitué que vous appelez Chérubin, tout me va. À cette heure-ci vous avez dû le remettre en liberté jusqu’à ce soir, je suppose.

– Non il dort encore. Mais rassurez-vous, on l’a mis dans la cellule 2, celle qu’on dédie aux turbulents à surveiller comme le lait sur le feu. Vous aurez la cellule de dégrisement pour vous tout seul.

– J’espère me montrer digne de l’honneur que vous me faites.

Vanina Ah Ah §8

§8

Vanina Celesti a à peu de chose près l’âge de la fille de l’agent Cristo. Et ce n’est  pas qu’elle lui ressemble tant que ça physiquement, et dans le cœur de ce papa, sa fille c’est la plus belle même en face des plus belles. Mais quand même cette demoiselle-là, on dirait qu’elle a été peinte au sortir d’un rêve. En plus, cette petite est gentille. Alors oui, elle a l’air un peu juste, sur tout ce qui est… déjà le vocabulaire, on voit qu’il ne faut pas trop s’écarter de ce que la télévision la plus crasse et la pub la plus ambitieuse ont fait du langage courant. S’en tenir tant que possible fermement au seul premier degré. Et surtout éviter de croiser plus de deux idées dans une même phrase. Une fois que ça, c’est acquis, elle a vraiment un commerce très agréable, même avec son ton de voix de cruche. C’est une chic fille.

Elle a bien voulu d’un gobelet de soupe au distributeur, a précisé « sans sucre » – mais c’était peut-être une blague, on ne peut pas savoir. Elle regrette un peu son choix, c’est vraiment dégueu, mais refuse catégoriquement de revenir en arrière. On ne gaspille pas, on assume, c’est comme ça qu’elle a été élevée.

– Enfin ça, c’était les principes de mon père pour les autres. Pour lui, il était moins regardant.

Elle est extrêmement bavarde, mais elle pourrait l’être plus encore si elle ne s’empêchait pas constamment. Et ce n’est pas tant parce qu’elle craint de révéler quelque secret ou de commettre le lapsus fatal en se laissant libre cours, que parce qu’elle a acquis la conviction qu’il était de bon aloi qu’elle la ferme autant que possible en société pour ne pas faire subir au monde l’ineptie dont elle est le besogneux véhicule. On sent dans ses façons d’arrêter une phrase en route qu’elle a été moquée, rabrouée, et peut-être pire encore. Elle est très touchante. L’agent Cristo lui a parlé de sa Concha, sa grande fille à lui, qui est passée responsable à la rentrée du Starbucks du petit centre-ville, et coïncidence, c’est un endroit où Vanina Celesti a, sinon de vraies habitudes, des occasions de commander ses grands cafés et des milk-shakes à emporter :

– Le mercredi, je garde souvent les enfants de ma soeur, et je n’y vais pas les mains vides. Je crois que je vois qui est votre fille, elle est aussi brune que moi, pétaradante et elle a toujours deux stylos glissés dans le tablier.

– Ça peut lui ressembler, oui.

– Ah et puis elle a des cors aux pieds, enfin elle en avait, c’est pour ça qu’elle portait toujours ces croquenots un peu… moches, surtout avec l’uniforme. Mais c’est vrai que dans son métier, on piétine tellement…

– Oui, c’est elle. Vous la connaissez donc, le monde est vraiment petit.

– Non, je ne la connais pas non plus vraiment, pour les cors aux pieds c’est juste que je l’ai entendu en parler avec sa collègue. J’ai tendance à écouter les conversations. Enfin, je n’aime pas tellement le vide.

– Je lui dirai que je vous ai rencontrée, je suis sûr qu’elle, elle se souviendra de vous.

– Ah oui, elle est photogénique elle aussi ? Ce n’est pas photogénique qu’on dit ?

– Physionomiste peut-être ?

Vanina Celesti hausse les épaules d’impuissance apprise. La vérité, c’est qu’elle est aussi toujours un peu obligée de broder une réalité approximative, mais qui fasse tenir son monde pour crédible malgré tout ce qu’elle doit en taire. Son impératif d’anonymat, qui est la règle numéro 1 des justiciers masqués, leur condition sine qua non, avec elle ne tient incessamment qu’à un fil. À un miracle reconduit à chaque instant où elle se commet en paroles ou en actes. Mais il n’y a pas que ce secret-là qu’elle doit circonscrire dans sa tête de petite bête de la forêt. Il y a aussi ses pouvoirs dont elle a sans cesse les réflexes, les tentations, et qu’elle doit contenir de toutes ses forces et de toute sa concentration déjà quand elle est La Spectre Noire. Et en civil c’est pire : combien de fois s’est-elle mordu les lèvres pour ne pas se rendre intangible dans la cohue d’une rame de métro, ou pour ne pas voler pour traverser le périph’ et arriver à temps à un rendez-vous ? Et encore, ce ne sont là que les pouvoirs qu’elle se connaît. Mais c’est qu’elle en a à son insu. Qui apparaissent soudain et qui n’ont pas d’impératifs de discrétion. Dans la rue, devant tout le monde. C’est comme si des pouvoirs, il lui en poussait, chaque jour un peu plus. Elle respire sous l’eau, elle peut prendre les commandes neuronales de son chat et lui faire faire ce qu’elle veut, et elle peut se téléporter de sa chambre à sa salle de bain, pour le plus spectaculaire. Mais elle peut plein d’autres choses insensées. Plein. Elle ne peut pas gérer pareille profusion, et d’ailleurs personne ne pourrait. Alors elle…

Et le pire c’est qu’elle ne peut en parler à personne. Le seul qui pourrait l’entendre et l’aider, ce serait MDK. Mais il fait déjà tellement pour elle, et elle lui cause déjà tellement de souci. Vani, Vani, Vani, tu es un boulet, tu as toujours été un boulet, et tu seras toujours un boulet, se dit-elle, chaque matin à peine a-t-elle ouvert les yeux. 

L’exemple des cors aux pieds de la fille du bon agent Cristo est parlant. Elle ne l’a jamais entendu dire qu’elle avait des cors aux pieds, ce n’est pas le genre de fille à se plaindre, et moins encore si quelqu’un peut entendre sa plainte. C’est une discrète, comme son papa. Non, la vérité, c’est que Vanina Celesti  l’a « senti » son mal de pied. C’est un pouvoir qu’elle a depuis octobre. Enfin depuis un peu après ce week-end de cousinade à  Saint Symphorien sur Coise. Ça n’a aucun rapport de cause à effet, mais c’est un bon repère. Elle a découvert ça en se trouvant focalisée d’un coup sur une gêne lancinante qui ne venait pas d’elle-même, mais de la dame juste devant elle dans la file d’attente à la CAF.  Et le plus beau c’est qu’elle a compris immédiatement, alors que la compréhension intuitive ce n’est pas sa meilleure part, que la petite dame se trimbalait un ganglion qui était en train de très mal tourner. Voilà pour le plus beau. Reste le plus dingue.  Le plus dingue, c’est qu’elle l’a guéri. Comme ça, rien qu’en y pensant.

Alors évidemment, se sachant aussi fantasque qu’un peu sur le qui-vive quant à l’étrangeté de ses capacités, elle s’est dit, Vani, Vani, Vani, tu te fais des films. De fait, elle aurait très bien pu imaginer le ganglion, et imaginer ensuite sa guérison. Alors, ni une ni deux, elle est allée aux urgences de la Croix-Rousse. À sa tête affolée, et son physique a joué aussi un peu, deux infirmiers se sont précipités pour la prendre en charge dès son arrivée. Et elle a improvisé, cherchant son père partout, commençant à paniquer qu’il ne donnât plus de nouvelles depuis la veille au soir, craignant un accident, et se faisant un sang d’encre, elle a été d’autant plus crédible que c’était du vécu, sauf que ce n’était pas un si mauvais souvenir ; et pendant que les infirmiers, tellement prévenants, cherchaient partout un Monsieur Edgard Celesti, elle a ausculté les quatre malheureux, parqués dans la salle d’attente, et cette fois-là les a  guéris sans la moindre ambiguïté, deux fractures, dont une ouverte, une petite, mais profonde entaille de couteau électrique, et, plus dégueulasse, elle a fait disparaître d’un rectum un objet détourné de sa fonction initiale. Un camion-citerne Matchbox échelle 1/75. Et à part cette dernière guérison, elle a tout vu de ses yeux vu.

De là s’est ensuivie toute une semaine de grande exaltation. Voilà un pouvoir qui ne nécessitait pas de se costumer et de se cacher. Un pouvoir foncièrement discret dont elle pouvait user à discrétion. Elle pouvait enfin être une héroïne à plein temps. La nuit La Spectre Noire, le jour juste la petite Vani qui guérit les gens qu’elle croise, sans qu’ils se rendent compte que c’est elle. D’ailleurs, c’est dans cette semaine-là qu’elle a guéri le cor au pied de Concha Cristo ; ça a été une des plus belles périodes de sa vie, avec celle évoquée juste précédemment de la mort de son père, très déstabilisante pareil, mais comblée, emplie à ras bord, de cette impression de n’avoir plus de regard sur elle que le sien propre. Et puis il y a eu  le braquage nocturne du dépôt de la Brinks, et comme d’habitude MDK et elle, qui arrivent les premiers sur les lieux – c’est ça qui est bien avec MDK, c’est ce mental de ratier qu’il a, qui fait que deux fois sur trois, Élasto-Steph qui bosse solo et la paire FreezingMan/Le Ramolisseur arrivent toujours après la bataille. Quand le boulot est fait, et bien fait. Bon, « bien fait » dans ce cas là, c’est à relativiser, parce que si toute l’équipe de braqueurs s’est retrouvé assez rapidement à devoir refaire un inventaire de ses dents et de ses abattis, hélas MDK s’est pris une bastos – parce que ça carapace, inspirée de celle des coléoptères à elle aussi ses parties molles, et son mollet a été moitié arraché. Comme de juste, voyant cela, La Spectre Noire a usé du pouvoir de Vanina Celesti en imaginant que ça passerait comme une lettre à la poste. Et effectivement, MDK, assis adossé à un mur et serrant les dents pour ne pas couiner, pensant déjà à sa fin de carrière qui forcément commençait là, soudain a été comme soulagé, n’a plus rien senti, et s’est demandé si son corps lui jouait des tours :

– Je ne rêve pas, j’avais une escalope qui pendouillait sous le genou ; et un petit geyser de sang au talon et… Spectre ? J’ai pris une balle ? Ou bien ? Vous avez vu comme moi ou je me suis fait un film ?

– Je n’ai rien vu, Méca, je vous ai juste vu tomber. Vous avez pris une balle ?

– On dirait que non, c’est fou.

– Mais c’est fou bien, ou c’est fou pas bien ?

– C’est fou fou, déjà. Mais je perds la tête… Je perds la tête…

– Mais non, vous abattez un tel travail, et puis c’est moi qui vous perturbe avec mes manières bizarres de tout.. de courir, de voler, de me maraver… Déjà de parler. C’est bizarre quand je parle. Voilà, au bout d’un moment ça doit vous taper les nerfs de la tête.

Et là, s’est produit un autre truc fou, mais fou pas bien celui-ci. Les cinq braqueurs qu’on avait étendus pour le compte, s’étaient relevés intacts, entiers, guéris et deux d’entre eux avaient remis la main sur leurs Kalachs. Il a fallu s’employer fissa pour les dégommer une deuxième fois, et pour de bon ce coup-ci. Il s’était passé que le pouvoir de guérison avait été mal dosé, qu’au lieu d’une « frappe chirurgicale », la Spectre dans l’urgence de bien faire avait arrosé tout le pâté de maison. Dès lors, elle n’avait plus osé se servir de son pouvoir en mission, confortée en cela, par la réaction très suspicieuse de MDK, qui cette nuit-là, pour la première et toute dernière fois, s’était posé des questions à son endroit. Enfin pas les questions habituelles, genre « est-ce qu’elle a compris ce que je lui demande ? » ou la classique « mais que diable veut-elle dire par là ? ». Non des questions dont il n’aurait probablement pas aimé les réponses. Et La Spectre Noire, s’il y a une chose qu’elle redoute par-dessus tout, c’est l’idée de déplaire à MDK, qu’elle aime avec ardeur.

Ça aussi, elle aimerait en parler avec quelqu’un, de cet amour qui la dévore, et dont elle ne peut rien faire. Sa soeur sait qu’elle aime MDK, mais elle ne sait pas qu’elle le connaît comme partenaire, qu’elle aime vraiment MDK. Elle pense qu’elle l’aime comme la simplette de la famille doit aimer, qu’elle en est fan, comme on est fan d’une vedette. Comme d’autres aiment Kev Adams ou Édouard Philippe. Que c’est pour ça qu’elle a des posters du french-meca dans sa chambre et même un album photo où elle accumule des articles de presse. Voilà comment à sa soeur elle peut parler un peu, de traviole, de ses sentiments, mais cet amour de midinette ce n’est pas son amour.

Non, et ce n’est pas non plus… Comment elle a dit La gueparde ? Un genre de transfert ? De transfert de quoi ? Soi-disant qu’elle transférerait des choses émotionnelles et immatures sur le gars qui fait un peu autorité, un peu papa de remplacement, gnignigni gnagnagna, que ça fait partie de l’apprentissage et que gnagna le cordon, le voile qui se lève, et la cristalline (sic) qui devient papillon ou on ne sait pas quoi. L’autre elle vient jouer les grandes soeurs, mais c’est qui cette femme ? Qu’est-ce qu’elle sait de MDK ? Elle passe son temps à se foutre de lui, à le rabrouer, à le rabaisser devant tout le monde, mais elle a fait quoi de plus que lui ? Elle a fait quoi tout court avec son body panthère, son bonnet D, ses genoux qui louchent et ses fesses molles ? D’accord; elle court vite, mais si ce n’est que ça, s’il faut aller d’un point A à un point B et se chronométrer, il semble à La Spectre Noire qu’avec la téléportation elle envoie un peu tout le monde se brosser. Enfin le temps de maîtriser le sujet, et je vais t’en foutre moi du transfert. Du transfert… La vérité c’est que La Guéparde a peur, qu’elle sait qu’elle a fait son temps. Et que dans tout le temps qu’elle a eu, elle n’a pas su se rapprocher de MDK. Elle ne lui a jamais sauvé la vie, elle ne l’a jamais secondé efficacement, le BIOS depuis la mort du Golem, et peut-être même avant, le BIOS c’est MDK.  Il fait tout, il ménage la chèvre et le chou, il passe son temps au téléphone, même pendant les rondes, parce que la Libellule ne peut pas assurer sa garde parce que son fils a encore une mue (non, mais sans blague elle ne peut pas pondre un chiard qui fait seulement ses dents celle-là ?) ou que Feu-Follet a lavé ses deux tenues avec une nappe rouge et qu’il n’est pas question qu’il tourne en combinaison rose. Tous, c’est tous les mêmes, des usagers de leur fonction, des ayants droit sans devoir et la Guéparde pas moins que les autres qui n’a jamais fait que profiter en en riant du dévouement sans failles de MDK

Il ne faut pas qu’elle pense à ça, il faut qu’elle se cale sur une respiration lénifiante. C’est déjà l’angoisse que MDK ait disparu sans laisser de traces. Et il y a, surajoutée, la peur panique de commettre une bourde, d’endormir ou d’ensevelir l’état d’alerte légitime, en se laissant aller à la conversation débonnaire de ce gentil policier, qui a l’air d’avoir plaisir à sa conversation. Ce bonhomme l’écoute. C’est étonnant. D’expérience, Vanina Celesti croit savoir qu’elle est saoulante pour la plupart des gens, des mammifères peut-être : des fois quand elle lui parle de trop, au bout d’un moment son chat prend un coup de toucouc et se met à se hérisser le poil et à marcher en crabe en soufflant. Mais là, cet agent Cristo, non seulement il n’a pas l’air d’être au bord d’une rupture d’anévrisme ou d’une combustion spontanée, mais c’est lui qui remet des pièces pour alimenter et faire durer la palabre, toujours une petite question bienvenue et bienveillante, toujours une approbation, un « ah bon ? Racontez-moi ça ». En général, quand quelqu’un s’intéresse à elle, c’est souvent qu’il y a un projet derrière. Mais ce gars-là n’a pas l’air d’être un fieffé coquin. C’est dommage qu’elle ne maîtrise pas sa capacité télépathique. C’est dommage que ce pouvoir-là, faute de s’avoir l’appréhender, ne lui soit acquis qu’à la faveur de sortes de crises. Elle a des accès de télépathie, et voilà tout. Et puis elle s’est promis de n’utiliser sous aucun prétexte aucun de ses pouvoirs, tant qu’elle serait aux mains de la police. Elle est la petite Vani, témouine d’une agression, et qui a probablement échappé à une tentative de viol hier, à une heure avancée de la nuit.

– Pas comme ces pauvres filles… C’est fou de réaliser, que ça s’est passé juste à côté, pendant que les autres dansaient, et qu’on n’a rien vu, rien entendu. Rien soupçonné même. Ce type, si je l’avais en face de moi…

– Ne dites pas ça, mademoiselle, vous l’avez eu en face, et vous l’avez échappé belle. Pensez aux deux filles qui n’ont pas eu votre chance.

– Oui j’y pense tout le temps. D’autant qu’elles étaient déguisées en moi toutes les deux. Enfin comme moi. En Spectre Noire. Il y a des tordus quand même. C’est un vêtement de combat, c’est comme vous avec votre uniforme. C’est le travail.

– Oui enfin comme moi, moi je ne suis pas La Spectre Noire.

– Non. Je sais.

– Ce que je veux dire par là, c’est que la Spectre Noire, c’est une bombe atomique.

– Pas du tout, elle peut juste se rendre immatérielle. Vous savez, c’est celle qui passe à travers les trucs. Elle n’explose pas. Enfin, j’espère. Vous me foutez les jetons…

– Non pas une bombe au sens propre, je m’exprime mal. Une bombe au sens où elle a encore été élue justicière la plus sexy de l’année. Ça fait trois ans qu’elle bat la Coréenne là, qui est toujours en bikini, et qui n’est pas précisément une mocheté… mais si, celle qui envoie des épines.

– Oui, je vois de qui vous parlez, mais je ne sais pas dire son nom. Dès que c’est des noms avec des K et des tirets, je ne suis pas équipée pour. Ma soeur serait là, elle vous dirait… D’accord une bombe au sens bien bombée là où il faut que ce soit bombé. C’est gentil.

– C’est surtout vrai. Et dans la tête d’un dépravé, vous imaginez bien ce que ça peut faire d’avoir, pas une, mais trois filles déguisées en fantasme sur pattes… Pardon de parler comme ça.

– Non, ça va, on me l’a déjà dit. Et bien sûr, vous ne parlez pas de moi, mais de La Spectre. Vous pensez que quand il a attaqué mon ami, votre gars d’à côté, c’était pour s’attaquer à moi ensuite ?

– C’est difficile à savoir. Ça me paraît peu plausible. Les deux autres filles, il les a eues par la ruse, et la drogue, discrètement, au nez et à la barbe de tout le monde, pas par la violence et l’esclandre… Et puis on n’est pas sûr que c’est lui.

– Qui ?

– Le monsieur d’à côté, celui qui a attaqué votre ami.

– Si c’est lui. Je l’ai reconnu.

– Oui, mais on ne sait pas si c’est lui qui s’est attaqué aux filles. D’ailleurs, les filles il les a droguées, vous le savez ?

– Ah vous voyez que c’est lui. Oui, je le sais, il a dû droguer leurs verres.

– Oui probablement, et vous n’avez pas bu, pendant la soirée ?

– Si, moi je peux. En gardant le masque, je peux, parce qu’il y a que le nez en forme de bec qui barre ma bouche, et que je peux boire à la paille. Alors que MDK, DJone, s’il n’a pas pu boire avant de mettre son masque, et ben Tintin.  Et c’est pareil pour faire pipi, il faut qu’il prévoie. Avec tout son barda. Mais ça va, il est prévoyant. Alors que moi zip zip, j’ai une Fermeture Éclair. Mince, pourquoi je vous raconte ça ?

– Pas grave mademoiselle. Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’ait pas drogué votre verre à vous. Vous deviez être tout le temps collé à votre ami.

– Oh… Vous me trouvez collante ? J’ai toujours peur de ça, je fais attention. Mais pour parler d’hier soir, il m’a laissée seule souvent. J’aime bien danser, mais ça m’a pas mal perturbée. On n’était pas là pour ça à la base. Enfin si bien sûr. Mais c’est surtout que je ne savais pas où il était. Il est resté un moment dans la cuisine, à parler politique avec Anthrax et Dart. Enfin les deux jeunes déguisés en Anthrax et Dart. Ils avaient bu beaucoup et avaient l’air très remontés contre le gouvernement, contre le rôle de certains justiciers dans la répression de la grogne sociale. Le BIOS mis dans le même sac, parce que si on suit l’argent on arrive toujours aux mêmes qui dirigent le monde, nanani nanana. Ils nous ont bien engueulés…

– À cause de vos costumes ?

– Oui, pour eux c’était des costumes de chien de garde. Moi ça ne me dérange pas, j’aime bien les chiens. Mais Djone Smice, il ne faut lui parler mal du BIOS. Ça le met en rogne. Après quand je dis en rogne, il fait juste de la pédagogie. Mais quand il fait de la pédagogie, il ne recule jamais. Il est comme ça, grrrrr.

– Et vous n’avez jamais laissé votre verre sans surveillance.

– Je n’ai pas fait attention. Mais je trouve que c’est difficile de danser et de surveiller ses affaires. Une fois, je suis allée en boîte avec des amies de ma soeur. Il y en a toujours une qui restait près des sacs.

– Et là, comme vous étiez toute seule, si on avait voulu, on aurait mis n’importe quoi dans votre verre.

– N’importe quoi non, enfin je ne sais pas ce que vous avez en tête. Mais une drogue oui. Vous pensiez à une drogue ? Oui bien sûr. Alors peut-être, et peut-être que ça n’a aucun effet sur moi. J’ai une constitution bizarre. Une fois, toute la maison a eu la grippe, mon père, ma mère, ma soeur… et moi, rien.

– Oui peut-être, il faut rester humble face à la science, il faut se garder de généraliser et de sauter aux conclusions trop vite. Mais puisqu’on parle de verre, est-ce que ça vous dirait un chocolat chaud ? Ça ferait comme un dessert à votre soupe. Et puis ça passerait le goût.

– Bonne idée, mais c’est moi qui vous l’offre. Non non non, c’est ça ou rien, sinon je ne reviens plus.

– Vous êtes trop gentille mademoiselle, qu’est-ce que vous cherchez ?

– Mon sac, je ne sais pas où je l’ai posé.

Il est sous une chaise à côté de l’agent Cristo. Alors il se baisse et ça pourrait grincer, tellement ça lance derrière la jambe, la fesse et jusqu’au bassin. Mais ça dure ce que dure une grimace et ça passe.

Vanina Ah Ah §7

§7

Le commandant Cellor se lève et va sur le seuil de la porte de son bureau pour faire signe à l’agent Cristo. Celui-ci s’approche péniblement en se tenant la hanche :

– C’est encore votre arthrose ?

– Oui, en ce moment, ça prend tout l’arrière de la jambe, mais c’est la fatigue aussi. Et l’âge.

– Vous devriez peut-être penser à demander un poste plus assis au lieu de prendre les rondes et de faire le coup de poing. Vous savez que je peux en toucher un mot à qui de droit d’autant plus facilement que…

– Que vous êtes qui de droit. C’est gentil, patronne, mais assis c’est pire.

– Alors je vais vous faire piquer.

– Oui, je m’y prépare.

– En parlant de ça…

Elle ferme la porte de son bureau derrière elle pour ne pas que Jean-Georges Rodriguez puisse entendre ses chuchotements :

– Vous étiez de l’équipe qui a ramassé le Monsieur Rodriguez cette nuit ?

– Oui, et ramasser, c’est le mot juste, il aurait fallu une pelleteuse.

– Vous l’avez emmené à l’hosto ?

– Oui, compliqué, mais on a pu le faire. En fait, on a trouvé Chérubin juste à côté, et il a fallu faire deux voyages, parce que chérubin voulait voyager seul.

– Vous avez demandé une analyse ?

– Oui, elle a dû arriver. Mais je vous ai mis en priorité dans votre bannette celle des deux filles de cette nuit.

– Oui j’ai vu, merci, Cristo. Vous les avez regardées ? Elles sont bizarres non ?

– C’est à dire du GHB, à cette concentration, il faut reconnaître que c’est du jamais vu. Il y en a une des deux, son pronostic vital est clairement engagé. Pauvre môme. Mais vous vouliez me demander l’alcoolémie de votre suspect ?

– Son analyse oui, si vous pouvez la regarder et me l’imprimer. Je ne suis pas sûre qu’on va trouver quelque gramme d’alcool. Si j’en crois la fable que la petite demoiselle qui est en salle d’attente m’a racontée, ça ressemble plus à de la drogue.

– C’est vrai qu’elle est drôle cette petite Celesti. Je crois qu’elle a un dessin animé dans la tête, vous avez connu les Barbapapa ?

– Non, pas en direct, mais je situe. N’empêche que la Barbabelle a peut-être aussi autre chose de plus cru dans la tête. Vous avez du nez Cristo, et puis vous n’êtes pas homme à vous troubler, comme les autres gars de l’équipe. Oui, je le vois, et oui, elle les fait beaucoup jaser ces coquelets. Vous voulez bien me porter l’analyse du sieur Rodriguez, et aller proposer un thé, un café, ce qu’elle voudra à la fille affolante de la salle d’attente ? Et causer avec elle, de ci de ça, l’air de rien. Vous pouvez faire ça pour moi ?

– L’air de rien, c’est mon créneau.

Le commandant Cellor, retrouve son lieutenant et son suspect en face à face, dans ce qui ressemble à un concours de pokerface. Houard a dû tenter de le bousculer un peu, il fait ça quand elle n’est pas là, parce qu’il aime bien le faire, mais qu’en matière de bousculade de suspect, des deux c’est elle la meilleure. Elle est crédible en méchante, mais il faut voir les mains qu’elle a. Ces mains ont été conçues pour envoyer des gifles et pour étrangler les fâcheux. Avec le père Rodriguez, ça ne marchera pas. C’est un fâcheux, mais il est plus fâché encore d’être là. Et il n’a pas l’air impressionnable. Contrairement à la demoiselle Celesti, il a une sale gueule et on n’a pas envie de le croire. Mais peut-être que son histoire d’amnésie…

– Monsieur Rodriguez, on est embêté avec vous. Vous avez un profil qu’on rencontre très peu dans nos sphères usuelles, vous vous en doutez bien. On est plus rôdé à gérer les débordements de certains marlous, des situations de petit banditisme, du pochtron et du camé comme s’il en pleuvait, et des choses très sordides. Cela dit, on est très ouverts d’esprit, on est toujours partant pour avoir des surprises, des exceptions aux règles, et vous pourriez bien être un cas d’espèce. D’abord, on a envoyé des gens à nous à votre bureau dans la tour en verre juste à côté. Et pour trouver quelqu’un qui vous y a vu ne serait-ce qu’une fois, ça a été compliqué, et il s’est trouvé que ça a été un agent d’entretien. Monsieur Berlant ou Berlont. Ou Bertont. C’est écrit comme une ordonnance, désolée. Ce nom vous dit quelque chose ? Non ? Monsieur Bertruc ne tarit pas d’éloges sur vous, enfin si ne pas tarir d’éloges ça commence quand quelqu’un vous trouve très gentil.

– Je travaille beaucoup de nuit, rien dans mon travail ne m’astreint à des horaires en fait. Beaucoup de choses se font par internet, j’ai un entrepôt pour le peu de mon stock dans le quartier des Buers, et la plupart de mes rendez-vous d’affaires, je les donne au Sofitel. Les prestations que je vends sont assorties à un certain standing que Villeurbanne hélas n’offre pas encore.

– Mais vous confirmez que vous êtes gentil ?

– Si monsieur Bertruc le dit… pour vous répondre sans fausse modestie, je pense que oui. Ce n’est pas ce qu’on dit de moi de prime abord, mais…

– Oui oui je comprends. Pourtant j’ai quelqu’un dans une pièce à côté qui dit vous avoir vu agresser quelqu’un.

– Moi ? Agresser quelqu’un ? D’accord, je redescends de mes grands chevaux, je ne me souviens de rien. Si la personne m’a vu, ça doit être possible, je suis bien désolé. Mais c’était dans quel contexte ? Je promets que ça m’aiderait peut-être si j’avais le contexte. Je vous jure que je ne m’en souviens pas.

– C’est embêtant, Monsieur Rodriguez.

– Oui je sais. Et comment que je le sais.

– Je vous le dis, si ça peut amorcer votre pompe, mais la suite de la soirée, c’est vous qui me la racontez. Parce que ce n’est qu’ensuite qu’on rentre dans le sordide. La demoiselle, mon témoin, vous a vu agresser un ami à elle déguisé en superhéros, dans une soirée où tout le monde était déguisé en superhéros.

Jean-Georges Rodriguez blêmit, et s’accroche sur sa chaise à ses propres genoux pour ne pas s’affaisser. Il vient d’être soufflé par une implosion… inspiré donc. Il était bien MDK cette nuit et il était entouré de ses paires, d’ennemis peut-être, il y a peut-être bel et bien eu une bataille rangée, un combat épique dont il a perdu tout souvenir.

Le commandant Cellor et le lieutenant Houard échangent un regard, ils sont rentrés sous la garde du suspect, ils ont tapé au foie, c’est maintenant qu’il faut le travailler. Mais l’agent Cristo tape ses deux coups secs à la porte et passe une tête penchée et assez impérieuse. Sa patronne s’approche et se fait aussi large que possible pour le cacher à la vue des autres. Il lui tend un papier à l’en-tête de Grange-Blanche en articulant dans un souffle : « G-H-B »…

Ce sont les analyses de Rodriguez. Il a été drogué, assez massivement pour y laisser bien plus que sa seule mémoire immédiate.

Vanina Ah Ah §6

§6

– Connaissez-vous une certaine Mademoiselle Celesti, Vanina Celesti ?

– Non, ce nom ne me dit rien du tout, pourquoi ?

– C’est pour corroborer ce qu’elle dit. Elle ne vous connaît pas non plus.

– Ça avance alors. Et du coup, vous allez essayer avec deux autres personnes ?

Badoum tchi, l’humour vintage de Jean-Jo Rodriguez fait encore un bide. Mais son talent n’est pas seul fautif. Le commandant Cellor et le Lieutenant Houard ont eu un moment exténuant avec le premier degré d’une conversation à bâtons forcément rompus avec la petite demoiselle Celesti, qui semble de prime abord avoir un bon pète au casque et qui en seconde analyse est seulement… compliquée. C’est Houard qui a eu la bonne formule :

– Je crains que Mademoiselle Celesti soit belle à manger du foin. 

Mais le fait est que ça tombe sous le sens que c’est une personne foncièrement gentille et… on ne sait pas. Elle parle énormément, en fait c’est pire, elle déferle en mots, en expressions toutes faites, en choses sans queue ni tête, mais c’est parce qu’elle panique. Voilà, cette jeune femme, au demeurant frauduleusement, injustement, jolie, cette jeune femme panique de nature. Parce qu’elle est inadaptée. Le monde est trop compliqué pour elle, ça va beaucoup trop vite, trop loin, trop fort. Et elle est épuisante. Au début, on a essayé de comprendre ce qu’elle avait à dire, juste son témoignage. Assez rapidement, on a imaginé qu’il fallait prendre un peu de recul, avoir une vue plus large, donc on lui a demandé de raconter un peu des choses de sa vie, pas une biographie, mais un petit point de vue intelligible du « je » sur le « moi ». Mon Dieu que ça a été bizarre. Du coup, Houard a aussi pris des notes sur des feuilles A4, et quand les agents l’ont raccompagnée dans la salle de tapissage qui fait salle d’attente, le commandant Cellor et lui ont essayé de croiser ce qu’ils avaient relevé.

Pour la personne proprement dite de Mademoiselle Celesti, il se confirme un léger souci. Elle est idiote. Mais l’idiotie est sous-cotée, surcotée plutôt dans ce qu’on se permet ordinairement de mépriser. Alors qu’elle a un parcours qui force le respect et qu’elle ne doit qu’au jardin négligé de son âme. Repérée comme « cas » bien avant qu’elle parle, dès la petite maternelle, sa scolarité faillit être une courte glissade du tronc commun, des classes adaptées, à toute une année qu’elle passa dans un institut médico-éducatif où elle n’avait pas sa place non plus. Retour au tronc commun où elle redoubla, tripla, parce que finalement ça convenait à tout le monde. À 16 ans, on lui donna cinq jours, un coach, les plans et les outils pour usiner un peu et assembler les treize pièces d’un avion en balsa, à la fin de la situer face au monde du travail. On la diplôma « apte » et elle posa son avion tout tordu sur l’étagère de sa chambre où elle commençait déjà à accumuler ses coupes. Parce que cependant elle brillait, et a brillé longtemps comme gardienne de handball – sport déjà très martial et où son rôle à elle était d’interposer n’importe quelle partie de son corps entre une petite cage et un ballon en cuir lancé comme un poing. Elle était suprêmement bonne. Mais ça aussi, un jour, subitement elle a dû y renoncer :

– Un jour comme ça, je n’ai plus rien arrêté. Une vraie passoire je laissais tout passer. Mais ça, je n’aime pas trop en parler. D’ailleurs, je parle trop, hein, commandante ?

– Non, Mademoiselle, et quand même, ce n’est pas grave. Ne vous inquiétez pas. Vous voulez bien me redire ce qui s’est passé hier soir ?

– À partir de quel moment ?

– À partir du moment où vous arrivez à cette soirée déguisée. Redites-nous, vous vous êtes déguisée en Spectre Noire. C’est une très bonne idée, vous avez le physique pour, et puis c’est une justicière que j’aime bien. Et mon mari, et le lieutenant Houard aussi, qui confirme… En général, les hommes aiment le Spectre Noir.

– LA Spectre Noire.

– Vous dîtes LA Spectre Noire ? Comme vous dites LA commandante ?

– Vous dîtes comment, vous ?

– Comme vous, d’ailleurs vraiment ça n’a pas d’importance.

– Je suis d’accord, mais reconnaissez que c’était plus facile quand on vous appelait commissaire.

– Plaît-il ? Heu oui oui, c’est vrai. Mais revenons à la soirée, vous arrivez donc avec votre ami…

– Djone.

– Oui voilà votre ami Djone Smice, comme John Smith, sauf que ben voilà… Et donc cet ami qui n’habite pas en France est reparti ce matin à New York.

– Aux States.

– Aux States, oui. Et tout le monde dans la soirée était déguisé et le thème c’était les superhéros et les super-vilains. Et votre Djone était déguisé en MDK. Jusque là, on vous a bien suivi ? Et c’est là que je veux être sûre de comprendre : dans cette soirée-là, il y avait deux autres filles et un garçon qui étaient déguisés en Spectre Noire.

– Oui un garçon barbu, ça fait bizarre.

– J’imagine.

– Et puis il avait du bide aussi.

– Oui, aïe, pas super ça. Et par ailleurs, il y avait aussi deux hommes déguisés en MDK. Enfin votre ami Djone et un autre ?

– Oui super bien fait. Mieux que les Spectres Noires, et presque aussi bien que le Captain América. Mais là, c’est de la triche, c’est plus facile d’imiter des héros qui n’existent pas. Moi si je devais me déguiser en personnage qui n’existe pas je me déguiserais en blacouido.

– Black Windows, oui je comprends, là aussi vous avez le physique.

– Le souci c’est qu’on verrait mon visage.

– Votre visage ?

– Oui, elle n’a pas de masque, Blacouido.

– Certes, mais…

– Il ne faut pas qu’on voie mon visage. Mince, je dis une connerie… Vani, Vani, Vani…

– D’accord d’accord, ce n’est pas important. Vous me dites que dans la soirée, votre ami Djone s’est fait agresser par l’autre MDK.

– Oui pas le vrai, le faux.

– Oui le faux, pas votre ami.

– Si mon ami c’est le vrai. Heu non… Je comprends, ça y est, pardon. Les deux étaient faux. D’ailleurs, tout le monde était faux dans cette soirée, vous avez bien compris ça ?

– Oui oui, c’était un bal masqué. Ce n’était pas les vrais vilains ni les vrais justiciers.

– Oui, voilà ;  Sauf Blind peut-être.

– Allons bon… Blind ?

– Non, mais on n’a pas pu être sûr. Comme me l’a dit Djone Smice, c’est allé trop vite.

– D’accord, je fais l’impasse sur Blind pour l’instant, on peut en reparler après si vous voulez… à un moment un peu plus avancé de la soirée, vous aviez perdu votre ami Djone Smice de vue depuis un petit moment, et il n’y avait plus grand monde qui dansait…

– Et d’ailleurs comme Spectre Noire, il ne restait plus que la barbue et moi. Comme FAUSSE Spectre Noire. Les deux fausses. Pas qu’elle. Moi aussi.

– Oui, vous aussi. Et comment ça s’est passé, l’agression de votre ami.

– Justement, je ne l’avais pas vu depuis un bon moment, je m’inquiétais. Je me suis demandé s’il ne m’avait pas plantée là. J’ai même fait un tour dehors, à la benne, pour voir si son… et oui, son véhicule était encore là.

– Dans la benne ?

– Non. À côté. La benne, c’est un repère. C’est parce que c’est plus gros que son véhicule, ça aide pour repérer.

– Et son véhicule, c’est le scooter avec les autocollants Hello Kitty dont vous nous avez parlé.

– Vous voulez que je vous le décrive, je le connais par coeur ?

– Non, vous l’avez très très très bien décrit tout à l’heure. Mais bref, votre ami n’était pas parti et vous l’avez retrouvé dans la fête.

– Oui, j’ai été bien soulagée. Il ne me laisse jamais seule habituellement. Il très gentleman. Un peu bourru… intello, on ne comprend pas toujours ce qu’il dit… Bon aussi moi, il faut dire je n’ai pas fait ses études. Mais c’est un homme droit, et il ne m’aurait jamais laissée en plan. J’étais contente de le voir, j’ai failli lui sauter au cou. Mais il est… il n’est pas tactile.

– Et vous me dites qu’il avait gardé son masque ? Son casque ?

– Oui, il ne l’enlève jamais, c’est un principe… Enfin quand on fait des bals masqués. Il est comme ça Djone, il y a des règles.

– Même pour des fêtes costumées ?

– Oui, je comprends que c’est bizarre. C’est un peu rigide, c’est ça ? Je comprends. Moi j’aime bien. C’est sûr, on ne rigole pas tous les jours avec lui. Mais il n’a qu’une parole, et il sait tellement de choses. Il s’intéresse à tout : la succion nucléaire, la géolitique… La poésie… Vous vous rendez compte ? La poésie… L’autre jour, il m’a dit un poème de Verlaine, « soleil couchant », c’était beau, je suis tombée par terre. Pour moi, Verlaine, c’était une tisane. Celle avec l’étiquette verte pendue au sachet. Mais je vous ennuie…

– Pas du tout, mademoiselle, je vous promets que vous ne m’avez pas ennuyée une seule fois depuis tout à l’heure. Au contraire. Vous êtes… mais je vous en prie, reprenons : vous vous retenez de sauter au cou de votre ami Djone qui a gardé son masque toute la soirée, mais vous êtes sûre que c’était lui ?

– Oui, j’en suis sûre, puisqu’il a gardé son masque. Il n’y a que lui qui peut garder son masque. Lui et moi. Les autres ils font ce qu’ils veulent. Moi je ne les juge pas les autres, et j’estime en retour qu’ils n’ont pas… Oh là là, Vani, Vani, Vani…

– Ce n’est rien, restons centrées et allons au bout. Vous arrivez vers votre ami et…

– Et il m’accueille à bras ouverts, ce qui venant de lui est un témoignage de je ne sais pas quoi… Il ne m’a même jamais… Enfin quand il est content de moi, quand on s’est sorti de quelque chose de vraiment difficile, et même les fois où je lui ai sauvé les miches, tout ce que j’ai eu de lui d’affectueux, d’un peu tendre, d’un peu encourageant, c’est que j’ai pu taper mon poing contre le sien. Voyez comme ça : check partenaire. Oui bien sûr vous voyez, on a tous la télé. Et c’est là que votre numéro 3 il déboule. Votre numéro 3… je parle du vieux schnock que vous m’avez fait reconnaître au milieu de tous vos jeunes, là. Oui, lui, il arrive, et ni une ni deux…

– Il n’était pas masqué ?

– Qui donc ?

– L’autre MDK, pas Djone, le numéro 3.

– Il n’y en avait que deux. Le vrai, enfin mon vrai ami Djone, et le faux, celui de la pièce d’à côté.

– Et il avait son masque ?

– Oui, ça y est je vois où vous voulez en venir… Non, c’est comme ça que j’ai su que c’était le faux. Je raconte : il arrive en courant et BAM il envoie une patate mirifique… ça se dit mirifique pour une patate ?

– Je ne sais plus.

– Une patate bien merveilleuse en tout cas. Et normalement MDK, enfin mon Djone, il n’est pas trop du genre à se laisser faire. Et comme il est fier, et que des fois je vois que ça l’énerve que je sache faire plus de choses que lui alors que c’est lui qui commande, je le laisse faire. Je ne m’en mêle pas. Je me tiens juste prête.

– Prête ?

– Oui comme ça. Enfin là, je suis assise, mais dans l’idée c’est ça, un peu kung-fu comme ça.

– D’accord, prête. Et ?

– Et là, mon Djone, c’est vrai qu’il n’avait pas tous ses trucs dans son armure… son déguisement. Mais quand même je ne l’ai pas reconnu, il a pris deux ou trois pains sans réagir, sans broncher, je me suis dit, Vani, mais il ne va se laisser rouer de coup quand même ?

– Il avait peut-être bu.

– Ah non, il ne boit jamais. De toute façon avec le masque, il ne peut pas. Enfin quand on est déguisé. Et c’est marrant, ce que vous dites… parce que l’autre par contre… Votre 3, là, alors que j’étais à deux doigts de le coller au mur, c’est une manière de parler, d’un coup il s’est mis à tituber, et à tanguer et à chercher son équilibre. C’est fou, hein ? Jamais je n’aurais pensé qu’il était saoul à la manière dont il a engagé le combat. Hé ben si. Et ça, c’est l’humain. Il y a des parts de soi qu’on n’utilise pas, mais elles sont là et elles sortent dans des moments de l’existence, des moments je ne sais pas au juste… mais visiblement, votre vieux gars tout mâché, le moment il n’a pas duré longtemps et il est redevenu un vieux mec bourré. Vous auriez vu sa gueule… la panique, mais qu’est-ce qui se passe, où suis-je, je veux mon ouinouin, on aurait dit qu’il se noyait… Ou vous savez quand vous vous asseyez sur un truc qui vous rentre un peu dans… Non, bien sûr, vous ne savez pas. Ben lui il avait une tête à savoir ces choses-là. Il me regardait comme ça, tout suppliant, il essayait  de me dire des trucs, mais il avait les lèvres toutes molles et postillonantes, je le revois : « Gueu gueu gueu », comme ça il faisait : « sp… Sp.. Sp… »

– Sp… Sp… Sp…, comme Spectre, peut-être ?

– Ah bon ? Mais comment il aurait su ? Ah oui, à cause de mon déguisement. Punaise, vous êtes forte en déduction. Mais là, on n’a pas pu savoir, de toute façon il a refait « Gueu Gueu Gueu », comme ça et puis il est tombé comme des petits pains. Comme ça, sur le dos, la bouche ouverte, les yeux grands ouverts.

– Oui, comme des petits pains quoi. Et ensuite ?

– Ensuite, il y a plein de gens qui sont arrivés, pour se mêler ou pour prêter main-forte, c’était drôle, d’ailleurs ils étaient tous habillés en superhéros et en super-vilains, mais sans les masques, et pendant un moment, je suis restée comme ça, ou quoi ou qu’est-ce, et puis il y le faux Spiderman qui a voulu prendre le pouls de votre bonhomme, et il ne savait pas y faire. Alors je l’ai fait à sa place, parce que j’ai peu de notions, mais celle-là, je l’ai.

– Et ?

– Et il était vivant. Oui bien sûr, vous le savez, il est dans la pièce d’à côté.

– Et c’est là que votre ami John Smith a disparu.

– Voilà. Il y a eu cette cohue, qui appelle les pompiers, qui essaye de mettre la personne en position de sécurité, et je lève la tête et il n’était plus là. Alors ça m’a étonnée, parce que ce n’est un rapide Djone, pas un discret. Ce n’est pas quelqu’un qui se faufile. Je suis allée voir à la salle de bain, des fois qu’il soit allé se mettre de l’eau sur la figure, ou je ne sais pas. Il y avait une fille, j’ai mis un moment à comprendre ce qu’elle faisait penchée sur lavabo. Je ne vous fais pas un dessin, samedi soir, on est jeune, on ne sait pas s’amuser, on a du malêtre à qui mieux mieux, alors la coke, bien sûr la coke. J’ai pris sur moi, je n’ai rien dit. Mais j’ai pris sur moi.

– Et John ?

– Pas de Djone, nulle part. Ni dans toute la maison, ni dans la cage d’escalier, ni dans la benne. Et en l’air rien.

– En l’air ?

– Oui, je sais, c’est bête. J’ai paniqué. Mais c’est-à-dire que ça fait peur quand même. Il a disparu et depuis j’angoisse, vous comprenez ?

– Il n’est pas dans l’avion pour New York ?

– Ah oui, si. Ouf, je respire.

– Du coup, moi aussi. C’est haletant de vous suivre. Et vous nous dites que c’est pendant que vous cherchiez votre ami partout que l’autre MDK a pris la tangente ?

– Je ne sais pas. Je n’ai pas compris la question. Je bute sur « tangente », je suis désolée.

– Bien sûr, c’est moi qui suis désolée. Je voulais dire par là que pendant que vous cherchiez votre ami, l’autre personne déguisée en MDK a disparu.

– Oui quand je suis revenue dans la fête, La Spectre barbue était là, mais lui non. Il avait encore trouvé à concentrer toute son énergie, sa volonté, pour se lever, bousculer tout le monde, et se carapater. Je peux vous dire que plus personne n’avait la tête à la fête. Surtout avec ce que Scarlet Witch a trouvé dans la chambre tout au fond. La chambre juste à côté de celle où les invités avaient posé leurs sacs et leurs vêtements. Rien que d’y penser ça me glace le sang. Et je peux vous dire que votre N°3, il a de la chance que vous l’ayez trouvé avant moi. Parce que moi, ce genre de type…

– Écoutez Mademoiselle, pour l’instant on va rester prudent, on ne sait s’il est pour quelque chose dans les ignominies dont vous avez été témoin…

– Témouine… non ? Enfin si vous parlez de moi…

– Oui Témouine, pardon.

À ce moment de l’entretien avec la demoiselle Vanina Celesti, il a fallu marquer une pause. D’abord parce qu’elle a beaucoup donné d’elle-même dans sa narration, et que l’angoisse lui a déformé presque son joli visage. Et avec sa peau de porcelaine elle pouvait sembler au bord de s’évanouir. Le lieutenant Houard, qui saisissait le procès-verbal de l’audition, s’est levé pour remplir un grand gobelet à la fontaine à eau. La gêne a pris toutes ses aises dans ce moment de pause et de silence, et le commandant Cellor en a même été incapable de lever son nez de ses feuillets de notes. Ce n’est pas compliqué de comprendre que la petite demoiselle Celesti a outrageusement menti, mais que ce qu’elle raconte est vrai quand même. Elle cache quelque chose, et ce qu’elle cache concerne ce fameux Djone Smice qui est en vol vers New York mon œil, parce qu’elle doit cacher la nature de sa relation avec lui. Gros comme une maison, c’est son amant, et le monsieur est marié, ou c’est son patron, ou c’est un homme célèbre, ou tout ça à la fois. Quoi qu’il en soit, ce Djone Smice, il faut l’identifier et l’entendre. Et la Miss Celesti, il faut la confronter. Et c’est cruel, parce qu’elle s’est donné un mal de chien pour faire tenir un bobard rocambolesque avec zéro moyen pour le mensonge, et qu’elle n’a pas menti sur le déroulé de la soirée, et sur la probable implication de Jean-George Rodriguez dans les horreurs qui se sont passées en marge de cette fête.

Le gars Jean-Jo ne lui inspire rien de bon, avec sa tête de prof de sport et de chanteur à gourmette. Et puis il prend les choses à la blague, et feint l’amnésie. Il n’y a pas pire que les pervers : ils ont l’impossibilité foncière de se regarder en face, de se confronter à leur ignominie. Il y a juste un truc qui coince.

Vanina Ah Ah §5

§5

C’est mal engagé. Comment les choses ont pu vriller pour aboutir à une situation aussi étrange et surtout sur laquelle Jean-Jo Rodriguez n’a pas la moindre prise, c’est ce qui lui est le plus difficile à vivre, lui qui est quand même beaucoup beaucoup beaucoup dans le contrôle. Le petit lieutenant Houard l’a installé dans cette pièce qui sent la poussière et le vieux papier, et pas mal le tabac froid aussi, le temps de vérifier des détails. Vérifier des détails, mon oeil. Il y a pour si peu deux malabars en faction, de l’autre coté de la porte, qui étaient du tapissage et n’ont pas pris le temps de remettre leurs uniformes quand ils ont pris celui de se réarmer : arme de service, lacrymo et tonfa. Ça ne sent pas bon, et sous peu ça va sentir l’obligation de recourir au «coup de fil à un ami».

Le service juridique du BIOS ne pourra rien faire pour lui, sauf à ce qu’il révèle son identité et donne du même coup sa démission de fait. Et c’est dommage, parce qu’au plus haut niveau sa hiérarchie est la même que celle de la police. Mais l’ONU et plus encore le service dormant, mais toujours opérationnel, et so british, de l’ancienne Commission européenne, doivent pouvoir lui envoyer un avocat pour le sortir de là, voire même un commando pour l’extraire. C’est dans les cordes et les hautes compétences de l’une et l’autre des organisations. Surtout de la deuxième, qui est la légende urbaine la plus réelle et pragmatique qui soit, qu’on désigne familièrement et dans le monde entier du surnom de  « the it doesn’t », l’it-dazeunt en Français, pour faire référence à cette réponse rieuse qu’avait faite le prince de Galles, Charles, quand on l’avait interrogé sur l’existence de la petite armée expérimentale secrète.

Mais encore faut-il que Jean-Georges n’ait rien à se reprocher. Et ça commence à l’inquiéter, parce que ça reste à prouver. Il n’a jamais de sa vie été en situation de ne pas savoir s’il a oui ou non pu garder le contrôle de tout ce qu’il a subi ou agi dans les dernières vingt-quatre heures. Il y pense sans arrêt, mais il est également sans arrêt dérangé par ce qui ressemble de plus en plus à une enquête. Et l’enquête le fait paniquer. La grande commandante et le petit lieutenant lui font l’impression d’être sur quelque chose, et de ne pas vouloir lâcher le morceau. Et il sait que sa couverture, sa légende, ne résistera pas longtemps à une enquête approfondie, surtout si comme il le sent, il a affaire à d’assez fins limiers.

Pour lui, son dernier souvenir remonte à samedi fin d’après-midi, il se voit partir du petit aérodrome de Corbas où avec La Spectre Noire il venait de convoyer une jeune députée de la majorité – non pas que sa sécurité ait jamais été tant soit peu menacée, mais quand on est ministre de l’Intérieur et qu’on veut sauter une similistagiaire c’est toujours un petit plus de l’impressionner en lui donnant comme escorte l’un des duos de justiciers le plus prestigieux et efficace du vieux continent. Il se souvient que La Spectre avait fait  le job avec beaucoup d’implication et tellement au premier degré qu’il n’avait pas eu le courage de lui montrer les grosses ficelles de cette mascarade. Il lui avait juste parlé de ces journalistes qui de temps en temps font ce qu’ils appellent des « ménages ». Elle avait compris à peu près le principe, mais n’avait su faire aucun rapport avec les trois heures perdues à poireauter, pour faire glousser d’élection une petite dinde ambitieuse.

Il se revoit décider avec sa coéquipière de regagner Lyon en volant, puisque La Spectre Noirevole en plus de toutes les choses étranges qu’elle fait et quand même elle a des bottines à velcro parce qu’elle ne sait pas faire ses lacets. Il voit le moment où il lui indique la direction de Lyon tout proche, il la voit se concentrer pour décoller et la tête de grosse débile qu’elle a quand elle se concentre, mais après c’est le trou noir. Il a des espèces de flashs, des choses un peu floues, et avec un rendu jaunâtre, comme s’il avait assisté à tout sans participer à rien comme une noctuelle collée à une vitre et qui est subjuguée par les lumières électriques d’une maison. Il se voit danser, lui qui ne danse pas, il voit un container ou une benne à ordure, il voit un couple faire l’amour tout habillé debout contre un mur, il voit un carrelage en damier, et il en est presque sûr, il voit Blind. Enfin si c’est elle, il la voit de dos et de loin, en train de s’enfuir.

Blind c’est une coriace, une méchante. Son pouvoir est assez sommaire, mais elle le manie vraiment efficacement. Pas comme ce crétin égotique de Zébra-X qui a un laser dans chaque main et qui détruit tout partout où il passe, parce que c’est une feignasse, comme tous les enfants-rois d’aujourd’hui, qui estime qu’un don est un don, et que ça ne se travaille pas. Total, Blind, juste avec sa capacité à aveugler les gens qui la regardent, elle, est en train de laisser son nom dans l’histoire du crime, quand tous les justiciers-youtubeurs-influenceurs d’aujourd’hui ont l’air d’être produits à la chaîne, consommés, consumés, et qu’ils finissent tous en téléréalité, sur le divan d’un psy, ou en détox. Dans tous les cas à Dubaï.

Maintenant, reste à savoir si le pouvoir de Blind est assez traumatisant pour provoquer une amnésie. MDK l’a subit une fois et a eu la chance de finir son vol à l’aveuglette dans le sable fin du Pilat, et surtout la providence que la Guéparde ait profité de son involontaire diversion pour coller une de ces ruades de cheval qui ont fait sa légende dans le foie et la rate de la super-vilaine. Sinon il ne fait aucun doute qu’elle serait venue l’achever avec son satané lance-flamme. Blind ne fait de détail, et encore moins de prisonniers. Et ça, c’est inquiétant. Si elle a attaqué cette nuit, La Spectre Noire était forcément de la partie. Et en ce cas que lui est-il arrivé ? Bon sang, Jean-Jo Rodriguez espère que… non ce serait trop moche. Surtout qu’il se sent responsable de cette gamine idiote. Il s’y est beaucoup attaché. Aussi parce que c’est la première amoureuse éperdue qu’il ait jamais eue dans sa vie studieuse et martiale.  Il en frissonne rien que d’imaginer des choses atroces et se ressaisit aussitôt : c’est quand même d’abord impensable. Il a des images de la soirée et de la nuit, s’il était arrivé malheur il en aurait au moins un flash, un filigrane… un post-sentiment.

Cette amnésie est une plaie. D’autant que ces messieurs-dames de la police ne se donnent même pas l’air d’y croire à moitié. Il faut dire que le trou de mémoire, c’est un coup qu’on doit leur faire régulièrement. Le commandant et son lieutenant expriment différemment une même incrédulité, mais c’est sur la bobine rigolarde de l’agent Cristo qu’elle donne son meilleur rendement. Ce gars se fout ouvertement de sa gueule. Alors que tout à l’heure au tapissage, dans le dos de son T-shirt noir, il y avait de floqué Johnny jouant de la guitare sur sa Harley et dans des genres de flammes de l’enfer. Et ce gars-là se fout de sa gueule à lui ? En même temps, la demie-rogne qu’il ressent d’y repenser à quelque chose de déjà vu, quelque chose de la redite. On ne se moque pas trop de lui en général, à part La Guéparde, qui doit être corse tellement la vanne est dans sa nature. Mais La Guéparde elle peut tout lui faire, La Guépardec’est une mauvaise amie de vingt si tant est qu’on peut être vrais mauvais amis sous de fausses identités. Si ça se trouve, dans le civil ils ne pourraient pas se souffrir l’un l’autre et n’en feraient ni cas ni mystère. Ce n’est pas exclu ; Jean-Georges Rodriguez n’a pas d’amis, et n’a finalement de relations qu’avec des gens masqués ou des directeurs de cabinet – ce qui revient à peu près au même.

Non, ce qu’il voit en flash, c’est un jeune gars éméché qui se moque de lui et lui tape le plexus avec deux doigts. Mais ce souvenir est sans contour et il ne peut pas savoir de quand il date, ni du pourquoi il a l’air de vouloir le remuer maintenant alors qu’il doit parer à bien plus pressé. Et s’il s’était pris le bec avec quelqu’un cette nuit ? Et si l’alcool aidant, quelque chose avait mal tourné. Avec une moquerie et un peu d’alcool, on peut faire bien des drames quand on n’est pas trop habitué ni à l’un ni à l’autre. Et puis surtout quand on est susceptible comme le petit père Jean-Jo. Et dangereux avec ça. Parce qu’en vingt ans de super-héroïsme il a eu des hauts et des bas le French Méca, il a encaissé quelques revers, et même des bonnes roustes, il a de belles cicatrices, et il sent bien toutes les broches qu’il a dans le corps quand le temps est l’humidité, c’est même sa grande fierté ça. Par contre, ce dont il n’a jamais su guérir, c’est des quelques blessures d’amour propre qui ont aussi fait sa carrière.

C’est ça aussi d’être un justicier sans réel pouvoir et sans capacité hors norme parmi les superhéros et les super-vilains. Le syndrome de l’imposteur est souvent mâtiné d’un déplacement problématique de la fierté. Jean-Jo est un boudeur, un rancunier, et le gros de son ascension dans la hiérarchie des « expérimentaux » a eu pour moteur le plus crasseux et rongeant des ressentiments : je vais t’en foutre moi des superpouvoirs, tu vas bien te la manger dans ta gueule la paix dans le monde, tu vas voir qui c’est MDK, des kilojoules de pression dans chaque main, il est là Jean-Jo, il est là.

Aussi, quelle idée d’avoir bu ? Si vraiment il a bu, en service qui plus est, et en ayant mission d’être la baby-sitter de La Spectre, c’est une faute professionnelle grave. Le conseil ne lui pardonnera pas. La Libellule et La Guéparde ne lui pardonneront pas. Il ne le se pardonnera pas. La Spectre Noire, ce n’est pas qu’on ne peut pas la laisser sans surveillance, mais… D’une certaine manière si. Si on ne lui dit pas que « le gel douche ça sent bon, mais ce n’est pas bon », elle doit être capable de goûter. Pour être sûre. Et c’est à peine exagéré. Oui bon, c’est exagéré. N’empêche, à la dernière réunion, elle a quand même assis tout le monde, alors que chacun sait qu’elle est capable d’aller loin, mais loin loin loin dans l’inepte. Elle était peut-être fatiguée, parce que les réunions du BIOS ce sont des pensums pour elle qui n’entrave rien, sachant qu’en ce moment en plus l’équipe s’entend tellement mal qu’elle se réunit pour savoir s’il faut changer une ampoule. Quoi qu’il en soit, à la fin de la réunion, houleuse, et pendant laquelle elle s’est faite toute petite sur le tout petit coin de table où elle est reléguée, et à sa posture, on aurait vraiment dit que ses parents s’engueulaient, à la fin tout le monde a été très soulagé d’un accord trouvé à l’arraché pour régler en bonne intelligence le problème de surconsommation électrique de l’armure-mulet, l’exosquelette de secours de MDK, toujours en charge au cas où, quand en vingt ans il n’y a jamais eu de cas où… Bon, quand a été acquis qu’on était à un autre niveau d’exorbitant avec les incessants « petits ratés » (chouchou a des petits ratés) de ce cabotin de Feu-Follet, on s’est dit qu’on pouvait aller sceller une négociation rondement menée, et un accord de vrais bonhommes, en allant s’enfiler le petit verre de la paix en ville. Entre « copains ». Parce que le BIOS, c’est aussi des « copains », punaise. Et donc sur le trottoir devant le QG, la question s’est posée : va-t-on en ville à pied, on prend-on les voitures ?

Et comme personne ne tranchait, et qu’elle aime bien être providentielle, elle a fait cette proposition, au premier degré :

– Moi je propose qu’on aille à pied jusqu’aux voitures.

Personne n’a ri, tout le monde s’est tenu, tout le monde l’aime bien dans l’équipe. Et à raison, c’est un coeur pure La Spectre Noire. Mais… . Dans la petite meute trop maligne que c’est le BIOS, avec tous ces ego très charpentés, ces jalousies, ces faux coups de pute et ces vraies indignités, on a tous dix mille exemples de la profondeur ingénue de ses questions, et de l’équilibrisme sophistiqué des points de vue qui lui sortent malgré elle de la bouche – et elle regrette toujours d’avoir parlé, elle se cloue le bec probablement autant qu’on a dû lui clouer toute sa vie, mais rien à faire : ses neurones sont hébergés dans sa langue, sinon c’est qu’elle a une de ses dix sentences cousues main qui est poussée au terme d’un tri drastique hors de son crâne comme un coucou d’un petit chalet. Elle est follement con cette fille. Et le pire c’est qu’elle est presque plus belle qu’elle est con.

Parce que qu’est-ce qu’elle est belle La Spectre Noire

Mais ce n’est pas le sujet. Le sujet c’est d’essayer de faire tenir en cohérence les bribes parcellaires de la soirée et de la nuit, au moins le temps d’en livrer un état convaincant au duo de flics. Et surtout commencer par hiérarchiser les angoisses par priorité : La Spectre Noire et belle, innocente et ingénue, mais elle est d’abord La Spectre Noire. Ce qui peut lui arriver c’est de la gnognotte par rapport à ce qu’elle, elle peut faire arriver. Elle est réputée comme pas moins que quasi-invincible alors qu’elle est peut-être à peine à l’aube de connaître l’étendue de ses pouvoirs. Il n’y a pas un an elle ne savait pas qu’elle volait, il a fallu qu’elle tombe et qu’elle en ai le réflexe de survie pour le réaliser. Pendant les quatre premières années de sa carrière, elle a été piétonne ou… pire… Avant d’intégrer le BIOS, elle s’est lancée solo, comme tous les justiciers, le temps qu’on remarque ce qu’elle avait de remarquable, et quand elle ne s’enfuyait pas des attroupements, des quasi-émeutes, que sa présence créait alors qu’elle projetait de sécuriser la ligne A du métro en justaucorps de gymnaste, snowboots et masque SM en cuir,  elle faisait des maraudes des nuits durant en scooter Hello Kitty. Au moins, on l’a remarquée vite, et on a pu la soustraire à une popularité débilitante où son talent se serait perdu à tout jamais.

Son talent originel, c’est de se rendre toute ou parties intangible, de se rendre traversable et traversante, par pratiquement tous les matériaux, sauf certains élastomères et certaines pierres rares comme le diamant. Mais en la testant au labo du QG pour évaluer ses limites, c’est vrai que La Libellule,  qui a fait office d’experte parce qu’elle a fait quatre années de pharma et qu’elle est abonnée à Science et Vie, et MDK qui est peut-être un peu plus légitime, l’ont fait passer des caps dans l’appropriation de ses pouvoirs, et ceux-ci, pour buter sur certains impossibles mineurs, s’avèrent par ailleurs possiblement sans limites. Elle a découvert, parce qu’on lui a demandé d’essayer ce dont elle n’aurait jamais eu l’idée seule, qu’elle pouvait également rendre en les touchant des objets inertes intangibles. C’est-à-dire qu’elle contamine à sa guise la matière de son propre pouvoir. Ça n’a stupéfait ses examinateurs qu’autant qu’ils n’avaient pas réalisé qu’il lui fallait avoir cette capacité pour garder ses vêtements sur elle en traversant les murs et les personnes. «Bon sang, mais c’est bien sûr». Ça ne marche pas non plus avec toutes les matières, mais avec le temps c’est peut-être corrigible. Quand, gamine, elle a découvert son don, tous les matériaux à base de bois et de pâte à papier l’arrêtaient. Et ce n’est plus le cas aujourd’hui. Elle a donc appris. De la même façon qu’elle a appris qu’elle avait des moments télépathes. Qu’il lui arrivait d’entendre dans sa propre tête les pensées des gens. Bon là, pour l’aider à développer ce pouvoir, tout mental, avec l’espèce de friture sur la ligne qu’est son rapport à la cognition, il va falloir des trésors de patience. D’autant que pour l’instant, pas une personne qui a pensé dans sa tête n’a daigné le faire en Français… Il n’est pas exclu qu’elle capte exclusivement à l’international, ce qui ferait de ce super-pouvoir un des plus désespérément crétins de la planète, avec celui de cette pauvre Bulgare dont les mains produisent de sel impropre à la consommation alimentaire, et pas en quantité suffisante pour dépanner en cas de chute de neige.

 Et puis il lui est arrivé deux fois en très peu de temps d’émettre quelque chose qui doit être un champ de force, un courant d’énergie. Enfin, on ne sait pas au juste. Les deux fois, c’est arrivé très vite, surgi de manière inattendue en pleine bagarre. Les deux fois, seul MDK en a été témoin ; elle peut projeter des gens et des choses sans les toucher. Un peu comme de la kinesthésie, mais ultra brève et ultra violente. C’est comme ça qu’elle a écrasé Rhino contre un mur. En levant le bras à vingt mètres de lui. Et quand on dit écrasé, c’est écrasé. Elle l’a incrusté dans le mur qui a été projeté aussi. Il aurait pu y avoir d’autres morts. Et la deuxième fois, c’est quand elle a balancé le gros caillou de la Croix-Rousse dans la gueule des frères Stavros. Les quatre en ligne : le strike.

Donc voilà, cette pure et innocente jeune fille n’est probablement pas en danger. Même seule, abandonnée de tous. S’il est arrivé quelque chose cette nuit, nul doute qu’elle est saine et sauve, et qu’elle aura probablement prévenu le QG de la disparition de MDK. Si ça se trouve, il y a eu une grande bataille des forces du bien contre les forces du mal cette nuit, et la presse doit en parler. Il faudrait que Jean-Jo puisse sonder sans en avoir l’air les planctons qui le gardent. Il y en a un qui passe souvent la tête par la porte. C’est vrai, qu’on lui a seulement demandé d’être discret, on ne lui pas demandé d’être fute-fute. Jean-Jo prend une grande inspiration et ferme les yeux pour reconvoquer sur l’écran de ses paupières l’image de ce jeune paltoquet qui se moque de lui. C’est difficile à faire, mais il a des furtivités, presque subliminales, et il ne faut pas chercher à les retenir, sinon il risque de les réinventer comme on peut parfois inventer ses rêves à mesure qu’on veut s’en souvenir. Le type est jeune, il a la mâchoire carrée, une coiffure télégénique comme celle de François Barroin, et on dirait qu’il est torse nu sous sa veste de costume comme un kéké des soirées à la plage. Ou alors ça, c’est peut-être d’avoir fait une association d’idées avec François Baroin, les associations, ça file vite, comme un impact sur un pare-brise, on pense Barroin-kéké-années 80-Macumba on peut très vite se retrouver à avoir une petite musique disco à l’oreille. N’empêche, le torse nu il pense pouvoir en être sûr. Et du coup la veste de costume, il la tient. Le kéké qui lui revient en flash, s’il a existé, s’il existe encore, est plus grand que lui, plus large aussi. Et dans cette hypothèse, la veste et probablement le pantalon qui viennent de partir au labo peuvent être les siens.

Et en ce cas, il faut s’interroger là-dessus : Jean-George Rodriguez a-t-il déshabillé un inconnu cette nuit, pour lui piquer ses fringues ?

La porte s’ouvre, mais cette fois c’est la tête du Lieutenant Houard qui apparaît.

– Monsieur Rodriguez ? La patronne veut vous voir.

Vanina Ah Ah §4

§4

– C’est le 3.

– Vous en êtes sûre, Mademoiselle Celesti ? Je peux leur demander à tous de bouger, et de se rapprocher de vous, si vous voulez.

– Non, mais bien sûr que j’en suis sûre. C’est lui, c’est le 3. Et puis de toute façon, tous les autres ressemblent à des flics. J’en serais sûre par déduction, s’il le fallait, et il ne faut pas : c’est le 3. Encore que…

– Encore que ?

– Si on fait… attraction ? comment on dit ?

– Abstraction ?

– Oui. Des cheveux gras.

– Si on fait abstraction des cheveux gras ?

– Oui, si… Gna gna gna gna gna gna, comme vous dites, s’il y en a un qui a une VRAIE tête de flic, c’est le 3. Regardez-le comme il a l’air méchant, commissaire.

– Commandant.

– Pardon ?

– Commandant, je ne suis pas commissaire, je suis commandant.

– Oh… D’accord, pardon. N’empêche, à part qu’il a une tête de flic et que ça saute aux yeux, une fois qu’on l’a vu sur le fond des autres têtes de flics, il reste à confirmer que c’est lui et que ça ne fait pas le moindre doute. Ce n’est pas parce qu’il a une de… une tête à ne pas être la personne que ce n’est pas la personne. J’ai moi aussi un peu d’expérience, Commissaire.

– Commandant.

– Oui, mais pardon, mais je parlais à monsieur le commissaire.

– Vous parliez au Lieutenant Houard ? Oui, il est lieutenant, et moi je suis commandant, et il n’y a pas de commissaire. Il n’y a plus de commissaire, Mademoiselle Celesti. Les commissaires, les inspecteurs, c’était avant.

Vanina Celesti porte ses deux mains à son plexus, les empile l’une sur l’autre, pour poser avec fermeté une longue inspiration. Elle reprend le contrôle, elle gère. Rire de soi ce n’est pas la solution à tout, mais ça dépanne de bien des embarras :

– Vani n’en met pas une dedans encore une fois. Je suis plus jeune que vous et c’est vous qui me mettez à l’amende sur les dernières tendances. Mon père m’a beaucoup dit que j’étais… non en fait je ne vais pas dire ce que mon père disait. Paix à son âme, qui êtes aux cieux, sanctifié, amen. Non, je redis juste que c’est lui. Et en plus, à la tête qu’il fait, il le sait.

– Il le sait ?

– Que c’est lui. Regardez-le.

Le commandant Cellor et le lieutenant Houard collent presque en même temps, presque leur museau à la glace sans tain. Les gars de la brigade parlent entre eux comme des cons, ne font pas mystère de se connaître. Il n’y a que l’agent Cristo, toujours impeccable, qui tient son rôle et son numéro 6, sans sourciller, sans faire une pause syndicale, ou une blague de papillote. Et sinon évidemment le père Rodriguez qui a quand même d’abord l’air d’un chat qui chie dans sa litière. Qu’est-ce que ce gars-là sait, qu’il ne sait pas feindre de savoir ?

– À votre avis lieutenant ?

Le lieutenant Houard n’a pas d’avis, n’a pas dit un mot depuis qu’il est entré dans la petite pièce, et se garde d’être un tant soit peu expressif. La commandante Cellor, commence à le connaître, il a quelque chose de prépubère qui lui remonte à l’âme s’il est en présence féminine « problématique ». Et comme présence féminine problématique, la petite Mademoiselle Celesti, c’est un morceau de choix. Et c’est peu dire. Brune, menue, souple, volubile, elle doit être passionnée de manga ou totalement inconsciente, puisqu’elle est habillée plus ou moins en uniforme de collégienne, avec une jupe plissée grise, des soquettes et des Mary Jane, quand même elle a vingt-cinq ans passés. Ça n’est censé aller à personne sous nos longitudes, tellement c’est hors contexte, mais elle, elle vous porte ça, comme une exception. Son arrivée a fait bruire toute la brigade d’un chuchotis de trouble, et c’est heureux qu’elle ait la voix et le commerce d’une bête à plume… peut-être une poule. Houard ne desserre pas la mâchoire, il ne va pas y avoir grand-chose à en tirer tant qu’il ne se sera pas ébroué de sa stupeur première. Et il va falloir qu’il s’y emploie, on a besoin de lui, là, tout de suite. Et si le mal persiste, Jézebel Cellor n’exclut pas d’avoir recours à un petit coup de taser dans le train de son binôme. Mais avant d’en arriver à ses extrémités :

– Lieutenant, vous voulez bien conduire Monsieur Rodriguez dans le bureau des archives et lui proposer un autre café. On pourrait le remettre en cellule, mais il a une tête à faire de pataquès pour moins que ça. Dites-lui qu’on doit vérifier des choses.

– Le fait est qu’on doit vérifier des choses.

– Oui, vous mettez deux gars pas loin de lui. Qu’il n’ait pas l’air de le surveiller, mais qu’ils se méfient : je crois que tonton Rodriguez est méchant. Et puis vous nous rejoignez… Enfin, vous hyperventilez, vous vous passez un peu d’eau fraîche sur la nuque et sur le visage, et vous nous rejoignez, Mademoiselle Célesti et moi, d’accord ?

Houard tord la bouche et il pourrait se fendre d’un petit soufflement de nez. Il faut qu’il se reprenne.

Vanina Ah Ah §3

Le commandant Jézebel Cellor, c’est quelque chose. Vraiment un physique et un maintien très impressionnant, grande et carrée comme un étalon-nageuse, métissée sans qu’on puisse discriminer à coup sûr un seul ingrédient, il n’y a pas de dominante, la peau est cuivrée comme de la Ricoré, et son accent a quelque chose de franc-comtois. Très terroir. Trop. Le lieutenant Angel Houard est un petit mec fatigué, coiffé comme une bogue de châtaigne, et sa moustache est un désastre : toute fine et duveteuse, suivant la ligne de la lèvre du haut, elle a probablement vertu de faire oublier l’absence de pulpe apparente de celle-ci, et évidemment fait tout le contraire. Ce gars mal fagoté a une bouche moitié en chair moitié en poil d’ado. Il vous donnerait presque envie de l’embrasser pour voir comment ça fait. Par contre, il a l’œil vif, et probablement la truffe humide des hyperactifs et des braques allemands. C’est lui qui tire la chaise pour que Jean-Jo s’installe, et qui lui propose un café :

– Très volontiers, merci, la nuit a été rude.

– Oui, c’est ce qu’on a cru comprendre. L’agent qui vous a conduit jusqu’ici semble dire que vous ne vous souvenez de rien ?

– Non, en effet. À vrai dire, je ne sais pas comment j’ai pu me retrouver chez vous. Et me réveiller en cellule et visiblement en ayant beaucoup bu, ça ne me ressemble tellement pas.

– Oui, j’ai fait des recherches, on n’a de dossier sur aucun Jean-Georges Rodriguez, et Dieu sait que des dossiers sur des Rodriguez, on en a des wagons. J’ai découvert ça. C’est un nom de polissons, Rodriguez. Vous le saviez, vous ?

– Non, mais vous avez vraiment fait des recherches ?

– Oh, vous savez, je n’ai pas fait grand-chose, j’ai tapé votre état civil et votre âge approximatif dans notre base de données, et c’est l’ordinateur qui a cherché. En six secondes, il a sorti une liste que j’aurais mis probablement deux ou trois ans à chiader, en croisant bien tout. Parce que j’ai tendance à chiader, et à croiser. Et l’ordinateur, en six secondes, pouf, la liste exhaustive, croisée, chiadée, triée par pertinence.

– Une liste de quoi ?

– Une liste de Rodriguez. Oui, on peut faire ça, on peut faire tout ce qu’on veut avec l’informatique, pour peu qu’on ait goût à perdre son temps.

Le commandant Cellor se racle la gorge, et recale son cul sur sa chaise par petites enjambées de fesses. Elle s’ennuie et le fait savoir sans détour et avec un sourire moitié débonnaire moitié mondain, et Jean-Jo reconnaît la grande professionnelle. On est du même monde, celui qui décide et qui ne plie pas les confettis en quatre. Cette grande femme l’impressionne positivement. C’est juste dommage cet accent de cul-terreuse. En fait, il a remarqué ça assez tôt Jean-Jo, même les gens les plus valeureux sont souvent infoutus d’aller au bout de leur propre valeur. Cette femme qui a, quoi, quarante ans ? Et qui est commandant de police, en attendant de faire mieux, qui a un port de tête à viser l’horizon et à n’être vue que de profil, qui a l’élégance fonctionnelle, et doit pouvoir soulever, si on l’y motive, 60 kilos au développé couché, peut-être plus, cette femme n’a pas fait jusqu’au bout l’effort de se débarrasser du bas pittoresque de l’accent de son coin. Même Bourdieu l’a fait. Ça tient à quoi, l’excellence ?

– C’est embêtant, dit-elle avec ses intonations à vous accuser d’avoir voler ses pommes sur l’arbre, c’est embêtant que vous ne vous souveniez de… De rien ? Vous vous souvenez de quelque chose quand même ? Vous avez l’air de savoir qui vous êtes. Vous avez l’air d’être bien conscient que les habits que vous portez sont bien trop grands pour vous, et ne sont donc forcément pas les vôtres. Vous vous souvenez d’assez de choses du monde dans lequel on vit pour comprendre au moins d’instinct que votre situation actuelle n’est pas problématique que pour vous. Vous nous faites poser bien des questions Jean-Georges Rodriguez. Vous n’avez rien sur vous. Pas un Euro, pas un papier, pas une carte de membre, pas une clé… pas un ticket de métro… De cinéma, rien. Comment allez-vous rentrer chez vous au… Je regarde… au 75 rue Francis de Pressensé ? C’est à Villeurbanne ça ?

– Non, à Vénissieux.

– Allons bon, il y a une voie Pressensé à Vénissieux, une rue même, et on ne m’a rien dit ? Vous voulez bien me montrer ça s’il vous plaît ?

Elle se lève, mon dieu qu’elle est racée cette dame-la, et va à la grande carte de l’agglomération qui est punaisée au mur derrière Jean-Jo. Il la rejoint, zézaye un peu sa posture en constatant qu’elle le dépasse d’une bonne tête, et qu’il est lui-même habillé comme un sac. Il repère le boulevard périphérique, le suit du doigt prend la sortie « états-unis », bifurque à gauche jusqu’à croiser sa rue, cent mètres à droite, et il tape la carte d’un ongle ferme, en prenant la voix d’E.T. l’extraterrestre :

– Mai-son !

Ça ne fait demi-sourire ni Cellor ni Houard, qui n’ont probablement pas la référence… Ou bien ce n’est pas drôle. C’est possible aussi. Ce n’est pas non plus comme si Jean-Jo en était à son premier bide.

Le commandant Cellor fait à son tour circuler la pulpe de son doigt sur la carte. Même méthode que lui, elle prend le périph’, mais dans l’autre sens et elle sort à « Gratte-Ciel », et bim maline, elle évite les bouchons sur Zola en prenant tout de suite à droite la petite rue Bourgchanin et gauche Champfort, bref elle connaît le truc, et elle est sur la rue Francis de Pressensé en moins de deux, celle de Villeurbanne, qu’elle remonte, qu’elle remonte, qu’elle remonte, doucement pour s’engager à peine à gauche au tout début la rue Hippolyte Kahn, et tapoter à son tour :

– C’est marrant, on vous a trouvé là. Il y a un échafaudage pour une réfection de façade juste sous mon doigt, et vous étiez juste en dessous. Sous l’échafaudage…

– Dans quel état ?

– Dans une sorte de coma éthylique. Ou un sommeil du juste. Mais la chose curieuse c’est qu’on vous a trouvé à pas dix mètres d’une rue Francis de Pressensé. Alors pas la vôtre bien sûr… D’ailleurs… Houard ? Vous qui avez l’âme et le mental d’un GPS, vous me confirmez que c’est le gros centre d’IRM qu’on voit juste à côté de mon doigt ?

– Oui, c’est ça, et en face il y a le dentiste de ma fille. La grande.

– Vous sauriez me dire à quel numéro de la rue c’est ?

– Fastoche.

Il tapote sur son portable « IRM Villeurbanne », et l’adresse lui est indiquée aussitôt, c’est au 75.

Et tout le monde dodeline du chef, c’est à celui qui aura l’air le plus entendu. Jean-Georges Rodiguez  maîtrise la discipline comme personne, et sait conclure quand il le faut :

– J’ai dû prendre un taxi, ou un Uber, donner mon adresse, et me faire déposer là… Sûrement trop saoul pour me rendre compte à temps du malentendu. J’ai dû me décourager. Je n’aurais pas aimé être à ma place en tout cas.

Bon bon, les blagounettes de Jean-Jo Rodriguez ne trouvent pas leur public, il va s’en tenir au plus grand sérieux et au seul premier degré avant d’être tout à fait vexé. Le Commandant Cellor le scrute curieusement, comme de son très haut à elle, à son très bas à lui, pendant que le petit lieutenant au front plissé dépose un gobelet de café et une touillette à son attention sur le bureau. Il lui désigne sa place de sa main ouverte et va se coller devant l’écran de son ordinateur. La conversation ne fait donc que commencer.

– Quelqu’un vous attend chez vous, Monsieur Rodriguez, demande Cellor, en s’asseyant de son côté du bureau ?

– Non j’ai juste deux chats, qui doivent commencer à se faire un peu de bile.

– Et vous aviez prévu de rentrer comment chez vous ? Sans clés ?

– C’est vrai ça. Je n’ai pas pensé à ça. Et je pense que cette nuit je n’étais pas en état d’y penser non plus, voire de penser tout court. Finalement, c’est une chance que j’ai dormi dans la rue à Villeurbanne, parce que sans cela j’aurais dormi dans la rue devant chez moi et ça l’aurait foutu bien mal. Enfin, mes voisins me connaissent pour être quelqu’un de respectable.

– Du coup, vous allez devoir faire venir un serrurier ?

– Non, j’ai un double de chez moi à mon bureau… Ah oui, mais non… Je n’ai plus non plus les clés de mon bureau. Il va falloir que je passe chez ma mère qui a les doubles de tout. La situation n’est pas totalement désespérée.

– Votre bureau est situé où ?

– Rue d’Alsace.

– C’est à Vénissieux aussi ?

– Non, c’est à Villeurbanne. Je ne sais pas qu’il y a une rue d’Alsace à Vénissieux. Mon bureau est dans cet immeuble tout en verre qui donne sur le cours Émile Zola.

– Ah oui, la classe. Quelle est votre activité ?

– Je suis dans la sécurité, les alarmes, les systèmes de surveillance, les panic-rooms.

– Vous vendez de la sécurité ?

– Non, je la conçois. J’ai fait l’école des Mines en plus d’un doctorat en robotique appliquée.

Pendant que Jean-Jo déroule son ébauche de curriculum vitae, il voit bien que le lieutenant Houard est sur le net, assigné à corroborer ses dires. Il n’a pas trop de souci avec ça, tout est propre, tout est cadré, légendé, et sa boîte «Icare-securit» est sur société.com avec ses bilans comptables à jour, ce qui devrait claquer bien des beignets, étant donné les chiffres d’affaires revendiqués. C’est vrai que sa petite entreprise marche mieux que bien et qu’elle lui permet de passer crème comme «prestations» son traitement du ministère de la Défense et les quelques à côté liés à ses missions pour l’ONU. D’ailleurs, Houard doit être sur les derniers résultats publiés, et siffle d’admiration entre ses dents. On est dans des bénéfices à six chiffres, et on n’aurait pas misé un kopeck là-dessus au premier abord de ce presque vieux beau et son costard pas cher et trop grand. On a un capitaine d’industrie dans la place, rien que ça. Sa présence sur le net est dispensée ou presque de sa participation, pas un réseau social, juste le site en statique de la boîte, et pour le reste quelques citations dans des forums et revues scientifiques, des articles ennuyeux, et une mention honorable dans un championnat vétéran de Jujitu brésilien. La vue éclatée de Jean-Georges Rodriguez vous pose une anomalie : qu’est-ce qu’un type comme ça peut bien foutre à dormir sous un échafaudage ?

On tape à la porte, et aussitôt la tête de l’agent en uniforme qui l’a sorti de cellule tantôt apparaît :

– Commandant ? La petite dame est arrivée. Je crois qu’on est prêt, si vous êtes prêts vous aussi de votre côté.

– Bravo, Cristo ; vous avez trouvé les vêtements ?

– Oui, regardez, je vous les ai apportés. C’est ceux de mon frère, il a à peu près le gabarit requis. On s’est tous débrouillés pour trouver de quoi faire, et les gars sont en train de se changer dans la salle de repos.

Le commandant Cellor prend des vêtements des bras de l’agent Cristo et les pose sur le bureau devant Jean-Jo. Puis elle adresse un signe de la tête au lieutenant Houard, c’est à lui de jouer. Elle quitte la pièce, et ferme bien la porte sur elle. Le gars Rodriguez ne comprend pas ce qui se joue. Devant lui, il y a un jean noir un peu délavé, et un polo noir à manches longues, très soigneusement pliés et trop repassés, jusqu’aux plis. Le lieutenant Houard éteint sa session :

– Les vêtements sont pour vous, normalement, ils sont à votre taille.

– C’est trop gentil. Mais vous savez, je peux très bien endurer de traverser la ville dans cet état, froissé et sale, après la nuit que j’ai passé, je pense que je peux surmonter encore quelques heures de ridicules et d’inélégance.

– Je me permets d’insister, les vêtements que vous avez sur vous, on va en avoir besoin.

– Besoin pour quoi ?

– Pour le labo.

– Le labo ?

– Oui, le labo. Je vous laisse vous changer. Je vous attends dans la pièce d’à côté. Vous pouvez garder vos gros croquenots, là où en va c’est carrelé, mais c’est crade. Vous laissez vos fringues sales en boule sur votre chaise, ça vous va ?

Jean-Jo commence à se dire que quelque chose est en train de mal tourner. À qui appartiennent les vêtements qu’il a sur le dos ? Et pourquoi doivent-ils être envoyés au labo ? Ça a l’air sérieux, grave peut-être. Dans quel guêpier s’est-il fourré ? Il faut qu’il réfléchisse vite et bien, qu’il retrouve les heures et les neurones perdus. Pour lui Blind est une clé, et La Spectre Noire en est une autre. L’autre chose qui le met en alerte, c’est de savoir que son équipement est probablement perdu avec sa mémoire. Et qu’il est peut-être en de mauvaises mains. Et on ne parle pas d’un lance-boulon. On parle de l’exosquelette et de l’armement complet de MDK. On parle d’un système articulé pouvant déployer du gigajoule comme s’il en pleuvait dans toutes les directions, alimenté par deux piles nucléaires, d’un jetpack ultra léger, rapide et silencieux, d’un arsenal intégré et d’un arsenal d’appoint, de 600 minutions 444 Marlin à têtes creuses et de 10 grenades incendiaires. Autant dire une paille.

Quand il enlève son pantalon, le lieutenant Houard, réapparais :

– On m’a demandé de ne pas vous laisser seul de trop. Je vois que vous avez de sérieuses commotions au genou.

– Je crains d’en avoir partout. Et c’est bien le diable, si je sais comment je me suis fait ça. On dirait que je suis passé par le programme essorage d’une machine à laver.

– Ou alors que vous vous êtes battu. Visiblement, vous faites du jujitsu à vos heures perdues… Vous êtes bagarreur ?

– Non, ce n’est pas ce qu’on dit de moi.

– Oui ? On bosse dessus, mais on peine à trouver des gens qui ont des choses à dire de vous. Vous êtes un solitaire.

– Oui, j’ai un côté loup solitaire.

– Un loup, vous dites ?

– Oui, c’est une manière de parler.

– C’est la vôtre. Les vêtements que l’agent Cristo a portés vous vont plutôt bien. C’est votre style ?

– Jean noir et sweat-shirt noir, c’est le style d’un peu tout le monde, oui.

– Oui, mais vous, je vous vois bien comme ça.

– Je me vois mieux comme ça que dans l’informe du costard pas cher dans lequel j’ai flotté cette nuit.

– Tant mieux. Venez, on vous attend.

Derrière la porte, est un petit hall avec deux banques d’accueil, une rangée de sièges où attendent des citadins hagards, et une autre qu’occupe à lui seul un grand type affalé et menotté à un anneau en fer forgé pris dans un genre de colonne en béton à l’usage de décourager toute velléité de fuite ou de geste un peu brusque. Une porte pour les toilettes et une autre donne sur un couloir qui dessert plein de pièces en enfilades du côté droit. Dans la toute dernière, six têtes se tournent à leur arrivée. Dont celle du commandant Cellor, qui inspecte des pieds à la tête jean-Georges Rodriguez. Ce qu’elle voit lui convient. Il y a quelque chose qui cloche dans ce que voit Jean-Georges Rodriguez, mais il ne met pas le doigt dessus. Il ne reconnaît pas tout de suite l’homme qui lui tend un carton sur lequel est inscrit en gros juste le chiffre 3, mais c’est le flic en uniforme de tout à l’heure, le fameux Cristo, mais là, il est en civil, comme tous les hommes dans la pièce. Voilà ce qui coince, ils sont tous en civil, mais surtout ils sont habillés pareil : jean noir, T-shirt ou polo noir.

Ça y est, Jean-Jo a compris. C’est vrai qu’elle est bizarre cette pièce avec sa cloison en miroir. C’est une glace sans tain. Le commandant Cellor ouvre une porte et va retrouver quelqu’un dans la pièce à côté, de l’autre coté du miroir, pendant que le Lieutenant Houard aligne Jean-Jo avec les autres, entre le flic qui montre de chiffre 2 et celui qui montre le chiffre 4.

C’est un tapissage.