§1
C’est cette odeur, anormale et concentrée, qui réveille Jean-Georges Rodriguez, et le projette tout debout et sur le qui-vive dans le noir comme un diable sur ressort de farce et attrape. Il a le crâne dans un étau, des courbatures et des douleurs de combat, mais ce qu’il doit tirer au clair, et vite, c’est ce qui pue comme ça. Rien n’est normal dans la situation, cette pénombre, cet endroit, sa joue qui lancine, mais cette puanteur le mettrait presque hors de lui. Il faut dire qu’il a le précédent d’avoir été réveillé il y a trois ans en pleine nuit par l’odeur du feu qui a emporté le QG, et que comme trauma, ça peut se poser là. Mais le trauma du jour n’est pas à la hauteur : ce que ça sent est immonde, mais ça n’est jamais qu’une odeur de merde fraîche, rehaussé d’un fond de vomi alcoolique. Répugnant. Il se tâte le buste, le ventre et les fesses dans le noir, ses vêtements ne sont pas nets, semblent trop grands pour lui, mais au moins il peut acquérir la certitude qu’il n’a ni vomi sur lui, ni fait sous lui. Ce n’est pas son odeur à lui.
Donc c’est quelque chose ou quelqu’un qui est dans la pièce. Cette masse noire là, à pas deux mètres, ça peut être un corps allongé par terre, et ce sifflement régulier, ça peut être une respiration problématique. C’est le moment de se demander «où suis-je ?», et de rassembler ses esprits si tant est qu’il en soit encore équipé. Mais ce n’est pas acquis, tant s’en faut. Ce qu’il a à sa portée c’est un trou noir, dont il ne peut même pas évaluer la profondeur : quel est le dernier souvenir de lui-même dont il peut être sûr ? Rien ne lui vient que des images un peu intemporelles de son quotidien, de sa maison, de sa double vie, mais rien qu’il puisse dater à coup sûr comme le moment juste avant l’oubli.
Bon bon, pas de panique, ça va lui revenir. Au moins, il sait qui il est, et sur quoi il peut compter quant à lui. Déjà, il peut faire ce détail-là : la douleur à sa joue émane de la pommette qui doit saigner un peu. Ça ressemble à un gnon, mais il peut aussi être tombé. Au goût qu’il a à la bouche et au mal de crâne et d’échine, il devine qu’il a bu de trop, de beaucoup trop même. Et ça pourrait expliquer pour part son amnésie. Sinon, son nez est intact, ses lèvres aussi et il a toutes ses dents et tous ses bridges. La douleur au coude gauche n’est pas légère et le lance. Ça doit être une réception de chute, et il ne devait pas avoir ses coudières – pas son équipement donc. Ce que confirment les douleurs aux cotes : quand il est tombé ou qu’il s’est fait rouer de coup, il était sans son armure, et sans son casque-masque, en civile donc. Le hic, c’est qu’il n’identifie pas sous ses doigts les vêtements qu’il porte. Cette veste-là a l’air d’être celle d’un costume pour s’employer dans le tertiaire et elle est trop ample de deux tailles, et c’est idem pour le pantalon. L’autre hic, c’est que par contre il reconnaît ses bottes de combat, sans la moindre ambiguïté. Comment est-ce que c’est possible ça ? L’aurait-on déshabillé et rhabillé pendant qu’il était dans le coaltar ?
Il s’accroupit, se met à quatre pattes, et à tâtons, il explore le sol autour de lui. C’est une chape brute, assez sale s’il en juge à ce qu’il amasse avec la pulpe de ses doigts. Il n’y a rien autour de lui, et non plus le long des trois murs qu’il peut atteindre en tendant le bras, le quatrième mur étant obstrué par le corps sifflant et puant allongé près de lui. Vu la masse, c’est un homme, et il va falloir vite qu’il sache qui c’est… au moins ce que c’est, et si c’est hostile, en plus d’être une agression olfactive. La pièce se dessine un peu dans la pénombre, trois mètres par trois, peut-être un peu plus, une porte en métal, et sinon pas d’ouverture. Ça peut-être une cave, et en ce cas, la situation est critique. Mais ça peut être aussi une cellule de dégrisement. Étant donné son mal de crâne et l’autoritaire nausée qui lui tient lieu d’humeur, et étant donné l’état de son compagnon d’infortune, pour le moins ce serait logique. Mais un kidnapping ne peut pas être exclu. Des ennemis, ce n’est pas ça qui lui manque, et ses ennemis à lui sont bien du genre à vous rouer de coup, à vous foutre un entonnoir au fond de la gorge pour vous faire avaler des trombes d’alcool, à vous voler vos armes et votre exosquelette, et à vous balancer dans un garage, en attendant de vous retravailler ou de vous finir à coups de masse.
Il faut gamberger vite. Ça pourrait être Le Curare dont on a signalé la présence dans le sud il n’y a pas dix jours, et qui s’est juré de le trouver et de remplacer son sang et toute l’eau de son corps par le poison de ses ongles et de ses dents. Ça, ce serait un cauchemar. Mais c’est peu plausible, sauf à imaginer qu’il ait recruté des hommes de main pour ce qui ressemble d’assez près à un rapt et une bastonnade en règle. Le Curare est un pétochard, son mode opératoire est d’arriver par derrière ses victimes, et de planter une griffe dans le dos, d’injecter son venin avant de s’enfuir à toutes jambes. En tout cas, c’est ce qu’il a fait à toutes ses victimes : ne leur a laissé aucune chance. À plus forte raison, s’il avait trouvé la témérité de s’attaquer à lui, qui n’est pas précisément une victime expiatoire, il aurait agi comme ça, une piqûre et on détalle. Parce que le père Jean-Jo Rodriguez, même quand il n’est pas MDK (Mekanïk Destruktïw Kommandöh), même sans son exosquelette, il est conçu pour tuer et pour briser des os et bien des volontés. Non Le Curare, il ne le sent pas. Trop veule pour ne pas être expéditif.
Ça peut être le Cartel de Croix-Luizet. Après tout, il était sur leurs traces… Enfin s’il peut compter sur ce que sa mémoire lui fournit comme hypothèse. Si ces gars l’ont choppé, ils ont très bien pu le dépouiller de sa cuirasse et de son armement. Ils doivent bien avoir dans leurs ressources humaines quelque perce-coffre qui manie le chalumeau, en plus de leurs casseurs de gueules, et de leurs docteurs es interrogatoire. Là, vraiment ça ne sent pas bon en plus de puer comme situation. Parce que ces gars-là sont des barbares sans âme. Du coup, il serait peut-être bon qu’il se rapproche de son compagnon de cellule, qui en sait peut-être plus que lui… D’un autre côté, est-ce que c’est un bon calcul d’espérer quelque lumière de quelqu’un qui siffle et mâchonne en dormant, qui a les couches pleines et probablement les reliquats d’une murge d’anthologie dégoulinés en cascade, en geyser, sur le paletot, et qui doit être bien gluant encore et qui peut-être n’a jamais été rien d’autre dans sa vie que gluant ? Ce n’est pas un pari si stupide d’imaginer avoir été ramassé par terre par les flics et jeté ici, entre gens du monde, pour ébriété sur la voie publique.
Ou alors c’est Blind… Blind, elle, est capable de ça. Et puis elle s’est évadée la semaine dernière. Enfin si la semaine dernière est bien la semaine dernière ; si le gars Jean-Jo n’est pas tombé, entre son trou de mémoire et son réveil de coma éthylique dans une vraie faille spatio-temporelle. Si ça se trouve, il est coupé de son monde depuis plus longtemps qu’il le pense. Il faut qu’il se concentre il faut qu’il ramasse ses souvenirs. Le fait d’avoir pensé à Blind, lui a mis comme une puce à l’oreille. Elle est dans le tableau, il le sent, même si le tableau pour l’instant n’a pas plus de réalité que de la buée sur une vitre.
Il faut qu’il arrête de tourner en rond, ça ne l’a jamais mené à rien de faire les cent pas, et puis il va finir par réveiller l’autre baderne incontinente. Il s’accroupit et tâte le sol. Le mieux est de s’allonger sur le dos et de tâcher de faire le vide. En s’asseyant, il s’inflige une douleur assez violente à la fesse droite. Il l’avait raté à son premier auto-examen, visiblement il s’est aussi fait bien mal au cul, et ça, ça ne peut être qu’une chute. Et vu comme ça fait mal il a dû tomber de haut. Aurait-il eu un incident de vol ? Ça pourrait expliquer la présence de ses bottes de combat. En fait, il en est presque sûr : il devait être en service au moment où… il est arrivé quelque chose, qui lui a fait perdre sa lucidité, sa mémoire, tout son équipement… et l’essentiel de sa dignité.
Il va partir de là : il est MDK, justicier masqué, membre honoraire du BIOS (Brigade d’Intervention et d’Opérations Spéciales), qu’il a cofondé il y a plus de quinze ans avec La Guéparde, La Libellule et feu Le Golem Alias SludgeMan. Il est le représentant de la confrérie des masques à l’état-major de l’ONU, et colonel de l’armée expérimentale de l’ex-Commission européenne. Et c’est à un de ces trois titres qu’il a été attaqué, si la situation présente fait bel et bien suite à une attaque. Parce qu’il doit pouvoir exclure avoir bu «en service». Boire jusqu’à en perdre connaissance, c’est simplement indigne de lui – et d’autant plus improbable s’il était porteur de la carapace et de la force létale de MDK. Jean-Jo est un petit monsieur raisonnable. C’est même probablement le plus raisonnable, et le plus petit monsieur, de tous les justiciers masqués. Et c’est pour ça qu’on lui confie à lui plutôt qu’à ce casse-cou impénitent de Zébra-X ou cette demi-dingue de Sorcia, la plupart des responsabilités de représentations et de négociations. Et c’est pour ça qu’il est encore un des justiciers les plus influents alors que chacun s’accorde à dire qu’il n’est pas parmi les plus forts. Loin s’en faut.
À la dernière taxonomie annuelle publiée conjointement par Times-Magazine et le Lancet, il a même été redescendu en catégorie 3, et ça a donné lieu à un article assez cuisant dans Vogue pour démonter arguments après arguments ses années de surclassement en catégorie 4, jusqu’à la conclusion bien sarcastique qui posait pour acquis que le French-Méca (c’est son surnom à l’international) se ferait probablement démonter la gueule par ce vieux grigou de Lizard, même maintenant qu’il a le processus de repousse ultra poussif. Jean-Jo aime bien Le Lizard au côté duquel il a combattu naguère la Secte des Assassins de la Lanterne, mais sans cela, et sans son commerce avant tout raisonnable bien sûr, il lui aurait bien pété la gueule, au Lizard. Pour voir.
En ce moment, le BIOS est en pleine restructuration. L’équipe peine à se stabiliser depuis la mort du Golem qui en était un élément fédérateur. Un vrai ciment de la troupe. Et puis il y a Feu Follet qui vasouille avec ses pouvoirs et dont on n’a jamais été moins sûr qu’il les contrôle encore depuis l’incendie au QG. Et bien sûr pour plomber davantage l’ambiance, les plaintes pour harcèlement et agressions sexuelles dont devra répondre Évanescent si l’on arrive à lui mettre la main dessus. Quand on pense qu’on a fait équipe avec cette ordure, et même qu’on l’aurait défendu corps et âme il n’y a pas un an, on serait mort pour lui s’il l’avait fallu… quelle déchéance, quelle haute trahison…
Le BIOS est en crise et on a dû refaire les équipes. Et ça, ça veut dire faire avec les desiderata de chacun, et les aversions réciproques. La Guéparde, qui était sa partenaire, a un temps travaillé de pair avec Mental, pensant pouvoir lui faire passer l’envie de ses allusions scabreuses et ses tendances aux mains baladeuses. Hors de question de coller La Spectre Noire dans les pattes à ce vicelard ; il n’en aurait fait qu’une bouchée ; du coup, on l’a mis à la colle avec Le Kynesthésiste, si bien qu’on a dans la nature un duo d’intellos bon teint, dont les pouvoirs conjugués sont certes intéressants, mais qui ne savent pas plus mener une enquête que distribuer une mandale. C’est le seul duo qui fait ses rondes en voiture banalisée… En Fiat Punto, pour dire le message que ça peut envoyer au crime organisé.
Du coup, Jean-Jo fait équipe avec La Spectre Noire. Alors c’est vrai que sur le papier, l’association a vraiment de la gueule. La Spectre Noire, c’est la belle gosse de la bande, et ses pouvoirs d’intangibilité, c’est réellement quelque chose d’inouï. Surtout qu’elle en a un usage assez stupéfiant, à l’instinct. Et que justement elle a un instinct de tripière géniale. Ce qui est un comble quand on sait – et dieu qu’on le sait vite – que cette fille est con comme un boulon. Mon dieu, qu’elle est bête. Mais qu’elle est bête, punaise. Alors c’est la fille la plus gentille de tous les temps, et la plus impliquée dans sa mission qu’on puisse connaître, et des qualités comme celles-là, dans ces concentrations et ces hautes teneurs-là, c’est vrai qu’on aimerait les rencontrer chez moitié des Terre-Neuves, Saint-Bernards et autres chiens d’aveugle dont c’est la noble mission. Mais chez une fille en combinaison et cagoule en carbone l’été et en cuir et nubuck l’hiver, qui est apparue dans le top 10 de la catégorie 5 à peine elle est apparue, qui a arraché les testicules du Molosse en les extrayant simplement entre deux doigts de leurs bourses, et qui a littéralement mis le cœur de l’éventreur de Mulhouse dans les mains du Juge d’Application des Peines qui avait plaidé pour une «dernière chance», chez une personne dont le corps et ses facultés vont tellement loin dans le dérèglement, et dans le doigt d’honneur à la Science avec un grand S et à la zététique avec un petit zizi, il faut reconnaître que ça peut faire boiter, et remettre en cause beaucoup de ce sur quoi on a fondé la sécurité civile et la paix dans le monde de ces dernières décennies. Le jour où le grand public va capter que la disposition au meilleur dans le meilleur des mondes de cette gentille fille tient au très peu d’un coup de dés, où d’une mauvaise rencontre, ou d’une déception…
Alors c’est vrai qu’il fallait quelqu’un d’un peu prout-prout pour la garder dans les clous, et que Jean-Jo, comme prout-prout, si Times Magazine et le Lancet faisaient vraiment leur travail d’investigation, et commettaient, en plus de toutes ces choses édifiantes qu’ils commettent, un vrai classement des gens les plus débilement fiables dans le monde…. Bref, le monde va comme il va mal, et Jean-Georges Rodriguez était et reste le plus à même de canaliser le talent brut, et d’endiguer la bêtise crasse de La Spectre Noire.
C’est très clairement sa malédiction. Mais on ne peut pas s’en tenir à seulement cela. Parce que ce serait faire peu de cas des petites joies qu’il a, à seulement voir cette gamine progresser dans les registres et les domaines où elle est vraiment peu capable. L’autre soir, ils patrouillaient ensemble à pied dans les rues pentues du premier arrondissement qui montent sur le plateau de la Croix-Rousse – c’est important de se montrer, comme il est important de frapper la monnaie à l’effigie du pouvoir en place et de marquer une frontière par une barrière qui branle pour barrer dix centimètres de large. En plus sur les pentes de la Croix-Rousse, on est entre nous, la seule menace, l’extrême gauche, c’est des wanabe trotskystes, amateurs de bière et de porno japonais, c’est dire si l’on a besoin d’être rassuré. La spectre est vraiment aimée par le petit peuple des esthètes lecteurs de Télérama, comme ils ont pu aimé Bjork naguère, parce qu’elle a quelque chose «en plus» ET qu’elle a aussi un joli petit cul. En général, elle suit à la lettre les consignes, qui préconisent le silence et la grande dignité, mais comme il y avait peu de monde à l’entour immédiat, elle s’est autorisée à murmurer avec sa voix niaise :
– Tiens ? Ils ont refait la décoration intérieure du «Farmer» ?
MDK, le «Farmer», ça ne lui parle pas, c’est un bar à jeunes, dédié à la musique qui fait bing et aux émois post-adolescents, alors il blague façon vieux con :
– Le «Farmer» ? Comme Mylene Farmer ?
Et là sous son masque, il sait que La Spectre gamberge à sa piètre vanne, comme si elle résolvait un sudoku en se le projetant mentalement, il sait qu’elle est au court-bouillon pour avoir le bon registre, sinon la bonne réplique, et voilà qu’elle sort :
– Oui comme Mylène Farmer. Et ils ont même repeint le grand mur de Graphs. Graphs, comme Steffi Graf.
Alors là, bien joué, c’est niveau maternelle grande section, mais MDK a été tellement impressionné qu’il en a eu l’ébauche de geste de lui tapoter la tête. Il s’est retenu de peu, et trop tard, parce que La Spectre a senti son élan, et qu’elle a failli y croire. Et ça, il ne faut pas. Parce qu’au-delà de son QI problématique, au-delà même de sa voix de Valérie Mairesse sous anxiolytique, le grand souci que MDK a avec La Spectre Noire, c’est qu’elle est tombée brutalement dès leur premier jour ensemble et comme irrémédiablement folle amoureuse de lui. Raide dingue, éperdue, liquéfiée, elle ne l’écoute pas, elle boit ses paroles, elle ne le regarde pas, elle le contemple, et quand il n’est pas là elle ne parle que de lui, et quand elle est toute seule elle lui parle encore. On a dû réunir tout exprès le directoire pour juger du caractère salement instable de la situation, et c’est La Guéparde qui a dû trancher :
– C’est sûr que c’est emmerdant. Surtout qu’elle est gentille cette fille, et que dans sa tête et dans son cœur ça doit être du tourment et du chagrin. Mais on n’a pas de plan B. Et selon moi, il vaut mieux que ça tombe sur toi, Méca, qui es un genre de tue-l’amour, de père la rigueur, de dimanche en chaussettes…
– Hého !
– Oui, et ben je cherche des raisons d’espérer que tout ça ne va pas finir en psychodrame, et que si tu tiens bon, elle va se décourager. Ça fait combien de temps qu’elle te poursuit de ses assiduités ?
– Depuis le début, ça va faire sept mois, et non seulement elle ne fléchit pas, mais je crois que c’est tout le contraire : plus ça va, plus je suis sa came.
– Et tu tiens bon ? Parce qu’elle salement gaulée la môme.
– Oui oui oui, je tiens bon.
– Oui ?
– Oui. De toute façon il faut, non ?
– Oui, il faut. Tu pourrais être son père, et sa… «personnalité» est en soi une espèce à part de la fragilité, dont il faudrait être une bien piètre personne pour en abuser. Et puis tu imagines bien qu’elle a zéro recul : elle est tombée raide in love de MDK, oubliant que sous la carapace, il y a un vieux schnock… Alors je ne préjuge pas, si ça se trouve, sous le masque tu es beau gosse, Méca, on ne peut pas savoir. Et je ne veux pas savoir. Et il faut à tout prix que personne ne sache, c’est le cœur de meule de notre métier. Et on fait un métier-passion, non ?
– Si si.
– Je ne te le fais pas dire. Est-ce que tu veux qu’on demande un psy à notre bon ministre ? Ils doivent ça en stock pour les gestions de crises. Et puis il est bien placé pour savoir qu’il n’y a pas que le terrorisme qui peut nécessiter un suivi. Les montées de sève ça vous bouge un petit mec moche, il en sait quelque chose.
Jean-Georges Rodriguez n’est pas un petit mec moche, enfin pas à ce point-là, mais MDK, tout impressionnant qu’il soit, est dans l’intimité des justiciers quelqu’un qu’on charrie volontiers, un bon client qui ne prend pas de trop la mouche. Il a bon dos, en somme. Et au sens propre c’est tant mieux, parce qu’il est aussi peu confortable que possible ce sol où il est allongé. Rugueux et rude, mais il a fini par trouver une position bien à plat, avec une petite torsion du bassin pour ne pas poser sa fesse droite douloureuse au contact. Il est presque trop bien, et le sifflement respiratoire de son compagnon de chambré, dont il a craint un temps qu’il lui excite sa vessie, finalement le bercerait presque comme une fontaine feng shui.
Et de fait, il ne se sent pas partir, et se retrouve glissé dans son rêve récurent du moment. Enfin plus que récurent, il est presque systématique quand il revient des rondes de nuit avec La Spectre Noire : Dans les bouts de nuits qui lui restent, et plus sûrement dans ces longues matinées où il surjoue son sommeil contrarié, il rêve qu’il est dans une grotte aveugle et qu’il n’y conçoit que les ténèbres et le presque-néant d’un commensalisme avec la moisissure et les champignons, quand soudain une lumière blanche est versée d’un seau immense, cependant qu’il entend une musique céleste de chérubins sous acide qui ondule son système pileux comme un champ de paille brûlée (il croit se souvenir que c’est le générique des «chiffres et des lettres», mais il suppose que le poste effets spéciaux a dû engloutir tout le budget de sa pyrotechnie onirique et il n’a pas dû pouvoir se payer une B.O. à la hauteur), et là, les fesses de La Spectre Noire apparaissent dans une culotte en coton ouvragé blanc et la beauté lui est révélée comme souverain bien ; dès lors, Dieu, les philtres d’amour de Roméo et Juliette, les prodiges de Sorcia, les stupéfiants pouvoirs des super-Chinois qu’on commence à découvrir et ceux, plus terrifiants de cette dingotte d’Ogresse, et toutes les hautes promesses du Nouveau Monde, à l’instant il ressent avec violence et du plus profond de son âme qu’à côté c’est du pipi de chat.
Bon d’autres fois aussi ces temps, il rêve qu’il se déguise en lapin, qu’il se tapit dans des buissons, et qu’il se jette sous les roues des voitures en rase campagne. Il n’est pas que prométhéen, il est aussi de temps en temps seulement névrosé.