Archives mensuelles : janvier 2022

Vanina Ah Ah §4

§4

– C’est le 3.

– Vous en êtes sûre, Mademoiselle Celesti ? Je peux leur demander à tous de bouger, et de se rapprocher de vous, si vous voulez.

– Non, mais bien sûr que j’en suis sûre. C’est lui, c’est le 3. Et puis de toute façon, tous les autres ressemblent à des flics. J’en serais sûre par déduction, s’il le fallait, et il ne faut pas : c’est le 3. Encore que…

– Encore que ?

– Si on fait… attraction ? comment on dit ?

– Abstraction ?

– Oui. Des cheveux gras.

– Si on fait abstraction des cheveux gras ?

– Oui, si… Gna gna gna gna gna gna, comme vous dites, s’il y en a un qui a une VRAIE tête de flic, c’est le 3. Regardez-le comme il a l’air méchant, commissaire.

– Commandant.

– Pardon ?

– Commandant, je ne suis pas commissaire, je suis commandant.

– Oh… D’accord, pardon. N’empêche, à part qu’il a une tête de flic et que ça saute aux yeux, une fois qu’on l’a vu sur le fond des autres têtes de flics, il reste à confirmer que c’est lui et que ça ne fait pas le moindre doute. Ce n’est pas parce qu’il a une de… une tête à ne pas être la personne que ce n’est pas la personne. J’ai moi aussi un peu d’expérience, Commissaire.

– Commandant.

– Oui, mais pardon, mais je parlais à monsieur le commissaire.

– Vous parliez au Lieutenant Houard ? Oui, il est lieutenant, et moi je suis commandant, et il n’y a pas de commissaire. Il n’y a plus de commissaire, Mademoiselle Celesti. Les commissaires, les inspecteurs, c’était avant.

Vanina Celesti porte ses deux mains à son plexus, les empile l’une sur l’autre, pour poser avec fermeté une longue inspiration. Elle reprend le contrôle, elle gère. Rire de soi ce n’est pas la solution à tout, mais ça dépanne de bien des embarras :

– Vani n’en met pas une dedans encore une fois. Je suis plus jeune que vous et c’est vous qui me mettez à l’amende sur les dernières tendances. Mon père m’a beaucoup dit que j’étais… non en fait je ne vais pas dire ce que mon père disait. Paix à son âme, qui êtes aux cieux, sanctifié, amen. Non, je redis juste que c’est lui. Et en plus, à la tête qu’il fait, il le sait.

– Il le sait ?

– Que c’est lui. Regardez-le.

Le commandant Cellor et le lieutenant Houard collent presque en même temps, presque leur museau à la glace sans tain. Les gars de la brigade parlent entre eux comme des cons, ne font pas mystère de se connaître. Il n’y a que l’agent Cristo, toujours impeccable, qui tient son rôle et son numéro 6, sans sourciller, sans faire une pause syndicale, ou une blague de papillote. Et sinon évidemment le père Rodriguez qui a quand même d’abord l’air d’un chat qui chie dans sa litière. Qu’est-ce que ce gars-là sait, qu’il ne sait pas feindre de savoir ?

– À votre avis lieutenant ?

Le lieutenant Houard n’a pas d’avis, n’a pas dit un mot depuis qu’il est entré dans la petite pièce, et se garde d’être un tant soit peu expressif. La commandante Cellor, commence à le connaître, il a quelque chose de prépubère qui lui remonte à l’âme s’il est en présence féminine « problématique ». Et comme présence féminine problématique, la petite Mademoiselle Celesti, c’est un morceau de choix. Et c’est peu dire. Brune, menue, souple, volubile, elle doit être passionnée de manga ou totalement inconsciente, puisqu’elle est habillée plus ou moins en uniforme de collégienne, avec une jupe plissée grise, des soquettes et des Mary Jane, quand même elle a vingt-cinq ans passés. Ça n’est censé aller à personne sous nos longitudes, tellement c’est hors contexte, mais elle, elle vous porte ça, comme une exception. Son arrivée a fait bruire toute la brigade d’un chuchotis de trouble, et c’est heureux qu’elle ait la voix et le commerce d’une bête à plume… peut-être une poule. Houard ne desserre pas la mâchoire, il ne va pas y avoir grand-chose à en tirer tant qu’il ne se sera pas ébroué de sa stupeur première. Et il va falloir qu’il s’y emploie, on a besoin de lui, là, tout de suite. Et si le mal persiste, Jézebel Cellor n’exclut pas d’avoir recours à un petit coup de taser dans le train de son binôme. Mais avant d’en arriver à ses extrémités :

– Lieutenant, vous voulez bien conduire Monsieur Rodriguez dans le bureau des archives et lui proposer un autre café. On pourrait le remettre en cellule, mais il a une tête à faire de pataquès pour moins que ça. Dites-lui qu’on doit vérifier des choses.

– Le fait est qu’on doit vérifier des choses.

– Oui, vous mettez deux gars pas loin de lui. Qu’il n’ait pas l’air de le surveiller, mais qu’ils se méfient : je crois que tonton Rodriguez est méchant. Et puis vous nous rejoignez… Enfin, vous hyperventilez, vous vous passez un peu d’eau fraîche sur la nuque et sur le visage, et vous nous rejoignez, Mademoiselle Célesti et moi, d’accord ?

Houard tord la bouche et il pourrait se fendre d’un petit soufflement de nez. Il faut qu’il se reprenne.

Suerte

J’ai donné les clés de chez moi à Bécassine pour qu’elle puisse recevoir « quelqu’un » ce soir dans l’intimité. Elle ne doit rien à son entourage, pas la transparence en tout cas, et ne cède jamais une courbette à sa réputation, qu’elle a depuis lurette jetée au bas de son socle ; mais pour tout ce qui a trait à la guimauve de son cœur, elle s’en tient à la plus stricte prudence : sa pudeur. Le « quelqu’un », j’ai bien idée de qui c’est, j’ai des yeux pour voir ces choses-là, mais elle ne m’en a pas dit plus et je me suis bien gardé de lui tirer les vers du nez. Je ferai ça plus tard, en finesse, comme ma mère quand Frida a semblé prendre ses quartiers, puis ses aises, dans ma vie : elle m’avait demandé si les parents de « cette Frida » avaient une bonne situation. Je suppose que je pourrais commencer mon interrogatoire un peu dans son ton-là.

Bécassine héberge sa plus jeune sœur et sa fille aînée, et c’est aussi un peu pour ça qu’elle a besoin d’air. La cohabitation dans son appartement est drastique et semble une pelote peu déroulable d’affects. D’affections aussi, d’abord, et c’est bien cela qu’elle veille à préserver.

J’ai fait le ménage très soigneusement, du moins autant que j’ai pu être soigneux, et bien sûr la vaisselle en retard, déplié et drapé de frais le futon et le lit, jeté des pétales de roses, les invendus de ma fleuriste adorée, le long des trajets d’une couche à l’autre et jusqu’à la porte d’entrée, jusqu’à la cuvette des toilettes, jusqu’au panier du chien, armé la machine à café, sorti des serviettes propres, et une fois ce gracieux tableau en place, je n’étais qu’au début de me faire plaisir. Là où j’e me suis comblé, c’est quand j’ai rédigé un petit mode d’emploi de la maison, comme on en trouvait «avant» en arrivant dans un gîte rural ou dans la maison de campagne d’une connaissance. Je l’ai voulu psychorigide, j’ai tout donné : « pas touche à la bibliothèque, les préservatifs « normaux » sont dans le tiroir du haut, ceux au fluor et gardol dans l’armoire de la salle de bain, ne pas mâcher les normaux ça ne sert à rien »… ce genre d’idioties. Une feuille double de recommandations adjudantes, suivies des numéros des services d’urgence, la SAV-Darty comprise, et j’ai gloussé comme un dindon d’élevage en la rédigeant.

Puis je suis descendu jeter comme convenu un trousseau de clés dans la boîte à lettres du bistrot de Bécassine. C’était comploté comme ça, pour la discrétion. Et c’est vrai que si je le lui avais remis au comptoir comme j’avais envisagé de le faire, ça aurait tiqué chez les joueurs de 421, ou à la table des mamies à tisane. Et ce n’est jamais bon que le bon petit peuple d’un bar tique. Quand j’ai posé mes coudes sur le zinc, j’ai seulement hoché la tête avec un air entendu pendant qu’elle me servait une Suze. Elle m’a chuchoté :

– Et ton chien ?

– Je l’ai fait piquer, pour que vous soyez tranquilles.

– Tu es trop gentil. (un temps). Mais du coup, mettons que j’ai besoin d’aller prendre une douche chez toi, là tout de suite…

– Tu as besoin de prendre une douche ?

– Non, pas moi, mais…

– Mais quelqu’un, oui oui. La voie est libre, tu es chez toi, Bec.

Elle a hoché la tête, pas pour moi, à l’attention du petit jeune de la boucherie assis derrière moi qui s’est levé et est allé prestement à la porte du fond, celle qui donne sur l’allée. C’est vrai qu’il est beau ce garçon, et c’est vrai qu’il sent fort la viande et le sang. Et c’est vrai aussi, surtout, qu’il est… jeune. Bécassine ne m’a pas laissé aller au bout de mon esquisse de sourire entendu, elle a posé sa main sur mon bras.

– Sérieusement, qu’as-tu fait de ton chien ?

– Il m’attend chez Frida.

– Chez Frida ? Le pauvre, tu aurais mieux fait de le piquer.

Je n’ai eu que le temps d’acquiescer d’un soupir, l’apprenti boucher est réapparu avec sa tête de coquin et son odeur de mort et de sueur. Et au bout de sa main, comme un grelot, secoué pareil, mon trousseau de clés. À cet instant, tout le bar a compris ce qui se tramait et il n’a tenu qu’à la peur des représailles que la nouvelle ne fut pas déjà une rumeur onctueuse. Mais ça, c’est les amoureux échevelés, les romantiques, et les garçons bouchers. Ce n’est pas qu’ils ne savent pas se garder du monde, c’est que de leur petit secret, ils en mettent de partout.

Robert Wyatt : Rock Bottom

La petite histoire de la musique qui fait bing diffère ses épanchements (contient des trombes) dans l’évocation de l’accident : quelques mois plus tôt, Robert Wyatt très sévèrement murgé tombe d’un troisième étage ; il se découvre paraplégique et conçoit puis enregistre Rock Bottom.

Six plages longues comme on pouvait les vautrer dans ces années, la technologie engagée est à l’avenant, synthé à papa, inversions de bandes et casting de rêve, (Mason aux manettes, Frith, Sinclair, l’absence d’indication sur la pochette 33t est reproduite sur la réédition CD), millésiment aussi un grand cru. C’est un monument. Mais dans les faits, chaque son émerge comme il serait tributaire des poumons et peut-être de la mémoire faillible d’un souffleur. Le mix est à l’avenant, accumulatif et dérangé ; méditatif mon cul : va savoir toi, combien de trompettes et de voix le taulier a superposées pour que l’intro de Little red riding hood hit the road lancine à ce point que le thème en surgisse sans donner l’impression de s’en délivrer.

À sa suite la première partie du diptyque Alifib/Alifie tout en douceur, avec la guitare minérale d’Oldfield qui dodeline jusqu’à la nausée, et sa pulsation lente entre soupir et chuchotement, n’est même pas un sursis. Parce que c’est rongé comme un frein. Parce qu’ensuite le frein lâche. Parce que Wyatt chante. Et cette voix c’est de la viande, de la viande qui s’adresse à la peau, la frôle jusqu’à l’exaspération, pendant que, par dessous, des mélodies de prime abord simplement digressives se répandent par capillarité, étalent leur espèce de torsion aux bas organes. Une faim ; et rien n’assouvit jamais rien, pas un instant ; ce disque est une main qui s’approche du ventre d’un chat.

Écoutez ce que vous pouvez, Dondestan (1991) est une pure merveille, Old Rottenhat (1985) ou Ruth Is Stranger Than Richard (1975), vous pouvez remonter ensuite via Matching mole vers les albums de soft machine.

Souvenir du 25 septembre 2010 : Cartouche

Ca avait l’air simple, et ça le reste mais c’est par la grâce des joies profuses qui re-simplifient tout et auxquelles la démarche dispose : rencontrer des œuvres et de singulières personnes à l’ouvrage. Parce que pour le reste, c’est beaucoup de choses assez peu bouleversantes à faire tenir ensemble dans cette espèce de patate fumeuse avec un cartouche flottant, «ma petite entreprise», qu’on porte sous le bras avec des airs de seigneur télégénique précaire.

Il ressort pour l’instant de tout ça qu’autant «la peinture, ça vous tient éveillé» (Balthus), autant entrepreneuriat ça vous empêche de dormir. Dont acte.

Vanina Ah Ah §3

Le commandant Jézebel Cellor, c’est quelque chose. Vraiment un physique et un maintien très impressionnant, grande et carrée comme un étalon-nageuse, métissée sans qu’on puisse discriminer à coup sûr un seul ingrédient, il n’y a pas de dominante, la peau est cuivrée comme de la Ricoré, et son accent a quelque chose de franc-comtois. Très terroir. Trop. Le lieutenant Angel Houard est un petit mec fatigué, coiffé comme une bogue de châtaigne, et sa moustache est un désastre : toute fine et duveteuse, suivant la ligne de la lèvre du haut, elle a probablement vertu de faire oublier l’absence de pulpe apparente de celle-ci, et évidemment fait tout le contraire. Ce gars mal fagoté a une bouche moitié en chair moitié en poil d’ado. Il vous donnerait presque envie de l’embrasser pour voir comment ça fait. Par contre, il a l’œil vif, et probablement la truffe humide des hyperactifs et des braques allemands. C’est lui qui tire la chaise pour que Jean-Jo s’installe, et qui lui propose un café :

– Très volontiers, merci, la nuit a été rude.

– Oui, c’est ce qu’on a cru comprendre. L’agent qui vous a conduit jusqu’ici semble dire que vous ne vous souvenez de rien ?

– Non, en effet. À vrai dire, je ne sais pas comment j’ai pu me retrouver chez vous. Et me réveiller en cellule et visiblement en ayant beaucoup bu, ça ne me ressemble tellement pas.

– Oui, j’ai fait des recherches, on n’a de dossier sur aucun Jean-Georges Rodriguez, et Dieu sait que des dossiers sur des Rodriguez, on en a des wagons. J’ai découvert ça. C’est un nom de polissons, Rodriguez. Vous le saviez, vous ?

– Non, mais vous avez vraiment fait des recherches ?

– Oh, vous savez, je n’ai pas fait grand-chose, j’ai tapé votre état civil et votre âge approximatif dans notre base de données, et c’est l’ordinateur qui a cherché. En six secondes, il a sorti une liste que j’aurais mis probablement deux ou trois ans à chiader, en croisant bien tout. Parce que j’ai tendance à chiader, et à croiser. Et l’ordinateur, en six secondes, pouf, la liste exhaustive, croisée, chiadée, triée par pertinence.

– Une liste de quoi ?

– Une liste de Rodriguez. Oui, on peut faire ça, on peut faire tout ce qu’on veut avec l’informatique, pour peu qu’on ait goût à perdre son temps.

Le commandant Cellor se racle la gorge, et recale son cul sur sa chaise par petites enjambées de fesses. Elle s’ennuie et le fait savoir sans détour et avec un sourire moitié débonnaire moitié mondain, et Jean-Jo reconnaît la grande professionnelle. On est du même monde, celui qui décide et qui ne plie pas les confettis en quatre. Cette grande femme l’impressionne positivement. C’est juste dommage cet accent de cul-terreuse. En fait, il a remarqué ça assez tôt Jean-Jo, même les gens les plus valeureux sont souvent infoutus d’aller au bout de leur propre valeur. Cette femme qui a, quoi, quarante ans ? Et qui est commandant de police, en attendant de faire mieux, qui a un port de tête à viser l’horizon et à n’être vue que de profil, qui a l’élégance fonctionnelle, et doit pouvoir soulever, si on l’y motive, 60 kilos au développé couché, peut-être plus, cette femme n’a pas fait jusqu’au bout l’effort de se débarrasser du bas pittoresque de l’accent de son coin. Même Bourdieu l’a fait. Ça tient à quoi, l’excellence ?

– C’est embêtant, dit-elle avec ses intonations à vous accuser d’avoir voler ses pommes sur l’arbre, c’est embêtant que vous ne vous souveniez de… De rien ? Vous vous souvenez de quelque chose quand même ? Vous avez l’air de savoir qui vous êtes. Vous avez l’air d’être bien conscient que les habits que vous portez sont bien trop grands pour vous, et ne sont donc forcément pas les vôtres. Vous vous souvenez d’assez de choses du monde dans lequel on vit pour comprendre au moins d’instinct que votre situation actuelle n’est pas problématique que pour vous. Vous nous faites poser bien des questions Jean-Georges Rodriguez. Vous n’avez rien sur vous. Pas un Euro, pas un papier, pas une carte de membre, pas une clé… pas un ticket de métro… De cinéma, rien. Comment allez-vous rentrer chez vous au… Je regarde… au 75 rue Francis de Pressensé ? C’est à Villeurbanne ça ?

– Non, à Vénissieux.

– Allons bon, il y a une voie Pressensé à Vénissieux, une rue même, et on ne m’a rien dit ? Vous voulez bien me montrer ça s’il vous plaît ?

Elle se lève, mon dieu qu’elle est racée cette dame-la, et va à la grande carte de l’agglomération qui est punaisée au mur derrière Jean-Jo. Il la rejoint, zézaye un peu sa posture en constatant qu’elle le dépasse d’une bonne tête, et qu’il est lui-même habillé comme un sac. Il repère le boulevard périphérique, le suit du doigt prend la sortie « états-unis », bifurque à gauche jusqu’à croiser sa rue, cent mètres à droite, et il tape la carte d’un ongle ferme, en prenant la voix d’E.T. l’extraterrestre :

– Mai-son !

Ça ne fait demi-sourire ni Cellor ni Houard, qui n’ont probablement pas la référence… Ou bien ce n’est pas drôle. C’est possible aussi. Ce n’est pas non plus comme si Jean-Jo en était à son premier bide.

Le commandant Cellor fait à son tour circuler la pulpe de son doigt sur la carte. Même méthode que lui, elle prend le périph’, mais dans l’autre sens et elle sort à « Gratte-Ciel », et bim maline, elle évite les bouchons sur Zola en prenant tout de suite à droite la petite rue Bourgchanin et gauche Champfort, bref elle connaît le truc, et elle est sur la rue Francis de Pressensé en moins de deux, celle de Villeurbanne, qu’elle remonte, qu’elle remonte, qu’elle remonte, doucement pour s’engager à peine à gauche au tout début la rue Hippolyte Kahn, et tapoter à son tour :

– C’est marrant, on vous a trouvé là. Il y a un échafaudage pour une réfection de façade juste sous mon doigt, et vous étiez juste en dessous. Sous l’échafaudage…

– Dans quel état ?

– Dans une sorte de coma éthylique. Ou un sommeil du juste. Mais la chose curieuse c’est qu’on vous a trouvé à pas dix mètres d’une rue Francis de Pressensé. Alors pas la vôtre bien sûr… D’ailleurs… Houard ? Vous qui avez l’âme et le mental d’un GPS, vous me confirmez que c’est le gros centre d’IRM qu’on voit juste à côté de mon doigt ?

– Oui, c’est ça, et en face il y a le dentiste de ma fille. La grande.

– Vous sauriez me dire à quel numéro de la rue c’est ?

– Fastoche.

Il tapote sur son portable « IRM Villeurbanne », et l’adresse lui est indiquée aussitôt, c’est au 75.

Et tout le monde dodeline du chef, c’est à celui qui aura l’air le plus entendu. Jean-Georges Rodiguez  maîtrise la discipline comme personne, et sait conclure quand il le faut :

– J’ai dû prendre un taxi, ou un Uber, donner mon adresse, et me faire déposer là… Sûrement trop saoul pour me rendre compte à temps du malentendu. J’ai dû me décourager. Je n’aurais pas aimé être à ma place en tout cas.

Bon bon, les blagounettes de Jean-Jo Rodriguez ne trouvent pas leur public, il va s’en tenir au plus grand sérieux et au seul premier degré avant d’être tout à fait vexé. Le Commandant Cellor le scrute curieusement, comme de son très haut à elle, à son très bas à lui, pendant que le petit lieutenant au front plissé dépose un gobelet de café et une touillette à son attention sur le bureau. Il lui désigne sa place de sa main ouverte et va se coller devant l’écran de son ordinateur. La conversation ne fait donc que commencer.

– Quelqu’un vous attend chez vous, Monsieur Rodriguez, demande Cellor, en s’asseyant de son côté du bureau ?

– Non j’ai juste deux chats, qui doivent commencer à se faire un peu de bile.

– Et vous aviez prévu de rentrer comment chez vous ? Sans clés ?

– C’est vrai ça. Je n’ai pas pensé à ça. Et je pense que cette nuit je n’étais pas en état d’y penser non plus, voire de penser tout court. Finalement, c’est une chance que j’ai dormi dans la rue à Villeurbanne, parce que sans cela j’aurais dormi dans la rue devant chez moi et ça l’aurait foutu bien mal. Enfin, mes voisins me connaissent pour être quelqu’un de respectable.

– Du coup, vous allez devoir faire venir un serrurier ?

– Non, j’ai un double de chez moi à mon bureau… Ah oui, mais non… Je n’ai plus non plus les clés de mon bureau. Il va falloir que je passe chez ma mère qui a les doubles de tout. La situation n’est pas totalement désespérée.

– Votre bureau est situé où ?

– Rue d’Alsace.

– C’est à Vénissieux aussi ?

– Non, c’est à Villeurbanne. Je ne sais pas qu’il y a une rue d’Alsace à Vénissieux. Mon bureau est dans cet immeuble tout en verre qui donne sur le cours Émile Zola.

– Ah oui, la classe. Quelle est votre activité ?

– Je suis dans la sécurité, les alarmes, les systèmes de surveillance, les panic-rooms.

– Vous vendez de la sécurité ?

– Non, je la conçois. J’ai fait l’école des Mines en plus d’un doctorat en robotique appliquée.

Pendant que Jean-Jo déroule son ébauche de curriculum vitae, il voit bien que le lieutenant Houard est sur le net, assigné à corroborer ses dires. Il n’a pas trop de souci avec ça, tout est propre, tout est cadré, légendé, et sa boîte «Icare-securit» est sur société.com avec ses bilans comptables à jour, ce qui devrait claquer bien des beignets, étant donné les chiffres d’affaires revendiqués. C’est vrai que sa petite entreprise marche mieux que bien et qu’elle lui permet de passer crème comme «prestations» son traitement du ministère de la Défense et les quelques à côté liés à ses missions pour l’ONU. D’ailleurs, Houard doit être sur les derniers résultats publiés, et siffle d’admiration entre ses dents. On est dans des bénéfices à six chiffres, et on n’aurait pas misé un kopeck là-dessus au premier abord de ce presque vieux beau et son costard pas cher et trop grand. On a un capitaine d’industrie dans la place, rien que ça. Sa présence sur le net est dispensée ou presque de sa participation, pas un réseau social, juste le site en statique de la boîte, et pour le reste quelques citations dans des forums et revues scientifiques, des articles ennuyeux, et une mention honorable dans un championnat vétéran de Jujitu brésilien. La vue éclatée de Jean-Georges Rodriguez vous pose une anomalie : qu’est-ce qu’un type comme ça peut bien foutre à dormir sous un échafaudage ?

On tape à la porte, et aussitôt la tête de l’agent en uniforme qui l’a sorti de cellule tantôt apparaît :

– Commandant ? La petite dame est arrivée. Je crois qu’on est prêt, si vous êtes prêts vous aussi de votre côté.

– Bravo, Cristo ; vous avez trouvé les vêtements ?

– Oui, regardez, je vous les ai apportés. C’est ceux de mon frère, il a à peu près le gabarit requis. On s’est tous débrouillés pour trouver de quoi faire, et les gars sont en train de se changer dans la salle de repos.

Le commandant Cellor prend des vêtements des bras de l’agent Cristo et les pose sur le bureau devant Jean-Jo. Puis elle adresse un signe de la tête au lieutenant Houard, c’est à lui de jouer. Elle quitte la pièce, et ferme bien la porte sur elle. Le gars Rodriguez ne comprend pas ce qui se joue. Devant lui, il y a un jean noir un peu délavé, et un polo noir à manches longues, très soigneusement pliés et trop repassés, jusqu’aux plis. Le lieutenant Houard éteint sa session :

– Les vêtements sont pour vous, normalement, ils sont à votre taille.

– C’est trop gentil. Mais vous savez, je peux très bien endurer de traverser la ville dans cet état, froissé et sale, après la nuit que j’ai passé, je pense que je peux surmonter encore quelques heures de ridicules et d’inélégance.

– Je me permets d’insister, les vêtements que vous avez sur vous, on va en avoir besoin.

– Besoin pour quoi ?

– Pour le labo.

– Le labo ?

– Oui, le labo. Je vous laisse vous changer. Je vous attends dans la pièce d’à côté. Vous pouvez garder vos gros croquenots, là où en va c’est carrelé, mais c’est crade. Vous laissez vos fringues sales en boule sur votre chaise, ça vous va ?

Jean-Jo commence à se dire que quelque chose est en train de mal tourner. À qui appartiennent les vêtements qu’il a sur le dos ? Et pourquoi doivent-ils être envoyés au labo ? Ça a l’air sérieux, grave peut-être. Dans quel guêpier s’est-il fourré ? Il faut qu’il réfléchisse vite et bien, qu’il retrouve les heures et les neurones perdus. Pour lui Blind est une clé, et La Spectre Noire en est une autre. L’autre chose qui le met en alerte, c’est de savoir que son équipement est probablement perdu avec sa mémoire. Et qu’il est peut-être en de mauvaises mains. Et on ne parle pas d’un lance-boulon. On parle de l’exosquelette et de l’armement complet de MDK. On parle d’un système articulé pouvant déployer du gigajoule comme s’il en pleuvait dans toutes les directions, alimenté par deux piles nucléaires, d’un jetpack ultra léger, rapide et silencieux, d’un arsenal intégré et d’un arsenal d’appoint, de 600 minutions 444 Marlin à têtes creuses et de 10 grenades incendiaires. Autant dire une paille.

Quand il enlève son pantalon, le lieutenant Houard, réapparais :

– On m’a demandé de ne pas vous laisser seul de trop. Je vois que vous avez de sérieuses commotions au genou.

– Je crains d’en avoir partout. Et c’est bien le diable, si je sais comment je me suis fait ça. On dirait que je suis passé par le programme essorage d’une machine à laver.

– Ou alors que vous vous êtes battu. Visiblement, vous faites du jujitsu à vos heures perdues… Vous êtes bagarreur ?

– Non, ce n’est pas ce qu’on dit de moi.

– Oui ? On bosse dessus, mais on peine à trouver des gens qui ont des choses à dire de vous. Vous êtes un solitaire.

– Oui, j’ai un côté loup solitaire.

– Un loup, vous dites ?

– Oui, c’est une manière de parler.

– C’est la vôtre. Les vêtements que l’agent Cristo a portés vous vont plutôt bien. C’est votre style ?

– Jean noir et sweat-shirt noir, c’est le style d’un peu tout le monde, oui.

– Oui, mais vous, je vous vois bien comme ça.

– Je me vois mieux comme ça que dans l’informe du costard pas cher dans lequel j’ai flotté cette nuit.

– Tant mieux. Venez, on vous attend.

Derrière la porte, est un petit hall avec deux banques d’accueil, une rangée de sièges où attendent des citadins hagards, et une autre qu’occupe à lui seul un grand type affalé et menotté à un anneau en fer forgé pris dans un genre de colonne en béton à l’usage de décourager toute velléité de fuite ou de geste un peu brusque. Une porte pour les toilettes et une autre donne sur un couloir qui dessert plein de pièces en enfilades du côté droit. Dans la toute dernière, six têtes se tournent à leur arrivée. Dont celle du commandant Cellor, qui inspecte des pieds à la tête jean-Georges Rodriguez. Ce qu’elle voit lui convient. Il y a quelque chose qui cloche dans ce que voit Jean-Georges Rodriguez, mais il ne met pas le doigt dessus. Il ne reconnaît pas tout de suite l’homme qui lui tend un carton sur lequel est inscrit en gros juste le chiffre 3, mais c’est le flic en uniforme de tout à l’heure, le fameux Cristo, mais là, il est en civil, comme tous les hommes dans la pièce. Voilà ce qui coince, ils sont tous en civil, mais surtout ils sont habillés pareil : jean noir, T-shirt ou polo noir.

Ça y est, Jean-Jo a compris. C’est vrai qu’elle est bizarre cette pièce avec sa cloison en miroir. C’est une glace sans tain. Le commandant Cellor ouvre une porte et va retrouver quelqu’un dans la pièce à côté, de l’autre coté du miroir, pendant que le Lieutenant Houard aligne Jean-Jo avec les autres, entre le flic qui montre de chiffre 2 et celui qui montre le chiffre 4.

C’est un tapissage.

S’ouvre

S’ouvre

De retour de Dommartin, un dimanche soir
Où j’étais d’astreinte – j’en avais sué sang 
Et eau au fond du drain de l’A6 qui répand 
De la bagnole dans Lyon comme un entonnoir

Inversé – d’ailleurs à la sortie du tunnel,
On dirait la ponte massive d’un insecte –
Ses oeufs préoccupés, ou du moins qui affectent
Cette allure à être d’une pluie torrentielle

D’univocité et qui est d’avant-hier.
Le mien pourtant se fissure et s’ouvre d’un coup
Au beau milieu du pont Galiéni et libère

Le regard du mort : putain, putain que c’est beau !
La terre, l’eau, le ciel sont léchés par en dessous
Par un démiurge qui s’est fait les yeux d’un chiot.