Archives mensuelles : juillet 2022

Vanina Ah Ah §30

– Cristo, tu vas me faire rater le début du match !

La sergente Bedarride se demande si elle ne va pas récupérer son fusil à pompe derrière son siège et abattre une bonne fois ce demi-dingue de Daniel Cristo, qui à l’instant faisait de grands sauts en extension maximale, et maintenant enchaîne avec de grands moulinets des deux bras. Ça fait cinq minutes passées qu’il a arrêté la voiture sur le trottoir, et qu’il éprouve son corps retrouvé comme il aurait été miraculé à Lourdes. Alors que ça reste un genre de Père Dodu, qui n’a pas non plus su se relever d’une pirouette assez moche sans se râper les genoux. Mais il “revit”, le pépère, il faut voir ça. Il ne s’est plus senti si “jeune” depuis des lustres. “jeune”, il dit “jeune”, il faut mettre le holà, parce que dans deux minutes il va lui pousser une érection spontanée, et il va nous sortir sa nouille.

– Cristo, s’il te plaît. Ce soir, on joue les All blacks, chez eux. Autant je me fous de rater le haka, autant si je rate l’entame de match, demain, je te jure que tu as intérêt à avoir encore envie de faire des roulades, parce que je vais te rentrer dans le lard.

– Ah là là, ça va sergent, pourquoi tu es si méchante ? Ça ne t’a rien fait toi ?

– Qu’est-ce qui m’aurait fait quoi ? La zinzin volante, pour qu’elle me guérisse, il aurait fallu que je sois malade. Mais moi j’ai un petit corps, mais c’est un petit corps sain. Le sport, ça te parle, baderne ? Pourquoi je te demande. Là, tu as fait dix mouvements et tu sues déjà. Et je te jure ta sueur, elle sent le saindoux.

– Oui, et toi tu es sèche comme un bout de bois. Allez, on y va, on y va, c’est bon. N’empêche, ce qu’elle a fait la Spectre Noire, ça a sauvé nos gars. Et moi, c’est fou, j’ai l’impression qu’elle a changé mes piles. Je l’ai senti, chaque fois qu’elle a envoyé son… son… son fluide ?

– Je ne sais pas, je n’ai rien senti moi. Je ne suis pas trop dans ces trucs aussi, l’homéopathie, le chamanisme, l’acupuncture, tout ça.

– Et c’est marrant, parce que ce matin, j’ai déjà eu ça. C’est plus que marrant, c’est troublant… tiens, regarde la, regarde-les.

Cristo qui s’est assis à son volant montre du doigt Le Spectre et MDK qui volent assez haut, mais très lentement, et viennent de s’arrêter en l’air en surplomb du parking juste derrière eux. Enfin, MDK a dû s’y reprendre à plus d’une fois pour se stabiliser là-haut. Auront-ils oublié quelque chose ? Non, ils restent là-haut, et tournent sur eux mêmes, comme pour surveiller tout l’entour.

– Tu crois qu’elle fait quoi, ton ostéopathe magique là-haut ? Et lui ?

– Je ne sais pas, peut-être qu’ils cherchent nos deux enfoirés en fuite. Peut-être qu’ils ont des tuyaux qu’on n’a pas. Ou alors des genres de radars dans leurs armures ?

– Des détecteurs d’enfoirés, tu veux dire ? Ah attention, ils descendent, ils se nourrissent peut-être comme ça, comme les gypaètes, ils fondent sur leurs proies.

– Les gypaètes ?

– Oui ce sont petits… holà, mais ils nous font quoi, nos héros là ? Ils font de la récup’ ?

La Spectre et MDK viennent de descendre dans une benne bleue, juste sous leurs yeux. On ne voit que le sommet de leurs casques un moment. Puis La Spectre ressort juste la tête pour regarder tout autour. Les deux policiers se baissent sur leurs sièges. Elle ne peut pas les voir. Alors elle se repose au fond de la benne et quand elle ressort, il ressort aussi, et c’est pour de bon. Ils sont chargés tous les deux. Et ce qu’il porte lui, MDK, contre sa poitrine, ça ressemble à ce qu’il a dans le dos : un propulseur. Ils s’élèvent à nouveau haut dans les airs, et d’un coup prennent la direction du Sud.

Les deux policiers se relèvent, ouvrent en même temps leurs portières et sortent. Les justiciers masqués sont maintenant loin là-bas dans le ciel noir.  Alors Cristo retourne à la voiture et prend sa lampe de poche dans sa boîte à gant. Bedarride le suit jusqu’à la grille devant le parking : la benne bleue est sous un lampadaire, et le portail a l’air facile à escalader. Et puis il y a cette trace de coulure sur le bitume là-bas. Cristo allume sa lampe et retrouve la même sous ses pieds, et qui se continue en direction de la rue des Prés. Alors il éteint et :

– Thelma ?

– Oui Daniel, je crois que je vais rater mon match.

La star de l’art brut

Extrait du roman “La poursuite de la femme au chapeau à plume”, tome 1 de la trilogie “par la racine”.

Disponible en E-book  et broché : https://www.amazon.fr/Laurent-Seror/e/B0B2LVCS2L/

La couverture est un dessin à l’encre de chine de Raphaëlle Gonin : https://www.youtube.com/user/goninraphaelle

À chaud

Tournage d’une petite vidéo de réaction à chaud, mais plus froidement à caractère publicitaire quand même (j’ai un livre à faire connaître), qui sortira si tout va bien demain ou après demain.

Deux enseignements :

1 – Tourner toutes fenêtres fermées pour ne pas avoir le bruit de la ville, et sans ventilo, par ces températures c’est un vrai bon moment. La prochaine fois, je prévoirai un K-Way.

2 – J’ai un souffle énorme sur mes Rushs alors que j’ai un micro statique plus que correct, un petit préampli à lampe et de très bons câbles. Il va falloir que j’investisse dans l’appareil de prise de vue. (et dans des cours d’orthophonie)…

Si quelqu’un a des idées, je prends…

Vanina Ah Ah 29

Le périmètre est bouclé et le quartier clignote en bleu de dizaines de gyrophares. Pompiers et médecins s’affairent dehors à prendre en charge les rescapés et tous ceux qui, entrés les premiers, sont tombés dans les vapes , tandis que les policiers équipés de combinaisons et masques prennent possession de la maison. C’est un enfer là-dedans, tout est imbibé et giclé de GHB. La cave surtout où on a retrouvé Houard et partie de son équipe inanimée, et ainsi que deux malheureuses jeunes filles suppliciées partiellement déguisées, l’une en Catwoman et l’autre en Dragon-Lune. Le trou opéré dans le mur par MDK a permis aux plus vaillants de sortir d’eux-mêmes et de se traîner jusqu’à la petite bande d’herbe derrière la maison. Pour les autres, il a fallu à MDK autant de voyage en apnée que de corps évanouis, et il s’est lui-même trouvé groggy plus d’une fois. Cellor, Bedarride, et Cristo n’ont pas été en reste, qu’il a fallu également ranimer régulièrement, mais au total tout le monde était sorti avant l’arrivée des renforts, et le pouvoir de guérison de la Spectre a été une bénédiction. Elle est posée à l’écart, sur le toit de l’immeuble d’en face, officiellement pour sécuriser la zone. La vérité c’est que trop de monde veut lui parler, et que la presse ne pourra plus longtemps être tenue à l’écart. Dans l’idéal, il ne faudrait plus traîner de trop dans le secteur.

MDK est longtemps resté à disposition de l’équipe de secours, et à celle des policiers envisagés un moment pour reprendre l’enquête. Mais maintenant que le commandant Cellor a repris des couleurs et son autorité naturelle, il pourrait donner le signal de départ. Mais il erre dans la maison pour rassembler ses propres souvenirs. Dans la grande pièce à vivre, il a trouvé un élément important pour colmater un peu sa mémoire à trous. Un échiquier en marbre, très moche et posé sur la table basse du salon : le carrelage en damier de son souvenir. Et du coup, il s’est revu affalé et groggy dans le canapé avec ces deux hommes qui le déshabillent. Et puis il a reconnu le propriétaire de la maison, quand il a trouvé son corps sans vie dans la cave. Il était déjà très mal barré dans son souvenir cette nuit, couché nu sur le tapis juste sous lui. Lui n’aura pas survécu. Chez les policiers, il y en a deux qui sont encore mal en point, mais les autres ont presque récupéré, grâce à la Spectre. Ils ont été aspergés de drogue, tout comme lui, et maintenant, il sait comment il l’a été. Le brigadier Jeanmaire a pu raconter :

– Je faisais le tour de la maison avec Vanditelli, au cas où ça voudrait s’enfuir par-derrière, et quand même parce que tous les gars regroupés devant, moi je dis, ce n’est pas pro. Si ça canarde, il faut quelqu’un pour prendre à revers. Et puis comme il ne se passait rien, et que les autres ne venaient pas nous chercher, j’ai dit à Vanditelli, “tu vas voir qu’ils vont nous avoir oubliés, ces cons”. Et vanditelli, tu lui dis “tu vas voir”, il va voir. Et le voilà qu’il se prend comme un seau de flotte à peine il atteint l’angle de la maison. Je me dis “ah les cons, ils veulent s’amuser”, mais c’est que le Vanditelli, la flotte, ça le met Ko debout. Alors je savais qu’il n’était pas copain avec, mais quand il est tombé, là je me suis dit, ce n’est pas normal. Et de fait quand ce type est apparu à l’angle du mur, avec sa tête normale, et sans tuyau d’arrosage,  je me suis dit, ça cache quelque chose. Et bien vu l’aveugle, d’un coup il a tendu sa main vers moi, pas pour dire bonjour, pour cracher sa drogue. Oui oui, pas le temps de dire ouf, c’est parti en jet de sa main, et j’ai tout pris dans la gueule. Et là rideau, bonsoir mémère, à vous les studios. Et je me suis réveillé avec les autres. Enfin ceux qui se sont réveillés. Et ceux qui étaient là.

Il a précisé “ceux qui étaient là”, parce qu’il manque quelqu’un à l’appel : la jeune capitaine Lerdon, de la brigade scientifique. Si l’on a affaire aux grands malades qui ont sévi avec les deux gamines cette nuit et les deux autres découvertes dans la cave, on peut imaginer qu’elle est d’ores et déjà en grand danger. Et c’est l’émoi rajouté à l’émoi chez les policiers. Et la mobilisation est nationale : des hélicos quadrillent le secteur, mais on ne sait pas quoi et qui chercher. Les policiers retrouvés dans la cave n’ont pas souvenir d’avoir remarqué un véhicule particulier garé dans le secteur, et ne savent pas dire s’il en manque à l’appel. La vidéo surveillance du rond-point au bout de la rue cotée Bron n’a rien donné, et celle du rond-point du côté opposé est HS. Et ce rond-point-là donne un accès direct au périphérique et à la rocade-est. Autant dire que s’ils sont passés par là, on les aura perdus. On sait qu’ils sont deux, un jeune et un moins jeune, les témoignages recoupés désignent le jeune comme étant celui qui a les mains qui giclent, et le vieux, on ne sait pas ce qu’il fait dans la situation. Il sera difficile d’établir des portraits-robots, tout le monde étant encore un bon peu dans les effets distordant de la drogue.

MDK se souvient maintenant de presque tout le déroulé de la nuit. Avec peu de manques. Mais c’est vrai qu’il a été le bénéficiaire collatéral des vagues de guérisons successives que la Spectre a dû irradier sur la petite foule policière. Si elle était jusque là la seule à se savoir capable de ça, maintenant son pouvoir est officiel et va être exposé à la face du monde ; ce qui va lui compliquer l’existence. Tu parles, Jésus est de retour parmi nous… mais MDK lui a promis qu’on trouvera une solution en temps utiles. D’ailleurs, il faudrait qu’il la rejoigne au plus vite, il sait comme elle n’aime pas être tenue à l’écart. D’autant qu’elle n’a mérité qu’éloges et mise en lumière. Elle a été ni plus ni moins que providentielle jusque là. Sans elle, et le temps qu’on mette en œuvre les moyens légaux de rentrer dans cette maison, tout le monde dans la cave y restait, mortellement suffoqué dans les vapeurs toxiques.

MDK se souvient avoir été pris très vite dans l’effet de la drogue, dès qu’il a mis la main sur ce type, rien qu’à le cogner il a tout de suite eu la tête à l’envers, jusqu’à un premier black-out, qui a permis à cet enfoiré de s’en tirer. Et de disparaître. Mais l’entraînement commando ça paye, on sait faire avec les dérèglements sensoriels et les privations de repères, alors il a pu se relever, à quatre pattes d’abord, le temps de comprendre où il était, de se rendre compte qu’il était sans masque. Et que la Spectre ne pouvait dès lors pas le reconnaître si elle le voyait. D’ailleurs où était-elle, pourvu que… et où étaient-ils tous passés ? Debout tant bien que mal, et se tenant aux murs et aux meubles,  il a trouvé toute la petite foule déguisée, en larmes et en cris, dans le couloir devant la porte où lui-même avait découvert les deux jeunes filles gisant nues, et masquées, une sur le lit, l’autre par terre. Il a pris son casque dans la salle d’eau, et s’est lancé à la recherche de la Spectre en titubant. La retrouver d’abord, elle, avant qu’elle panique et pourvu que ce ne soit pas déjà trop tard. Il a pensé tout de suite à la benne, c’est là-bas qu’elle ira le retrouver. Alors il est sorti sur le palier et a descendu tout un étage en roulade, s’est flingué un doigt, une ou deux côtes, et la plaie à la fesse ça a été sa réception de la dégringolade de l’étage suivant. Du coup, pour arriver au rez-de-chaussée, il a rampé. L’air frais du dehors lui a fait un peu de mieux. Assez du moins pour pouvoir se relever et atteindre la rue. Et c’est là qu’il a revu le faux MDK en train de taper à la porte de la maison d’en face. Il s’est caché derrière le pilier du portail. Et il a entendu :

– Je l’ai vue, elle est sur un parking désert.

– Toujours en tenue ?

– Oui je te jure, je crois qu’elle cherche un peu là. On se la prend ?

– On la ramène ici. Le proprio est d’accord. Avec ce que tu lui as mis, je crois même qu’il n’a jamais été aussi d’accord.

Sur le parking, ça ne pouvait être que la Spectre Noire, alors MDK a rassemblé toutes ses énergies et il est parti à l’assaut. Mais tu parles, trébuchant au premier pas, se vautrant à genoux au second, il n’a pas eu le temps d’en tenter un troisième qu’un coup de pied se plantait bien pointu dans son foie, suivi d’un coup de genou dans la visière de son casque. Il a tenté de se relever et d’envoyer des ruades, mais les deux hommes se riaient de lui :

– Oh là, mais il est mauvais comme tout celui-là !

– Endors-le-moi s’il te plaît, avant qu’il n’abîme son costume. Regarde son costume, il est super-bien fait, plus vrai que le vrai. Je suis sûr que tu le veux.

– Non, mais toi, je te jure ! Carrément, et comment que je le veux.

– Endors-le, tu vois bien qu’il va tout déchirer.

– Oui, voilà voilà…

Et MDK a senti des mains se poser sur lui, des mains très froides… puis que du froid. Et puis plus rien.

Il ne peut pas ajouter son témoignage à ceux des policiers rescapés de la cave, non plus qu’il ne peut lui-même les recueillir ou en demander copie. Le Commandant Cellor a pris les choses en mains, et ma foi, elle dirige les opérations avec assez de clairvoyance. Elle a expédié la petite Sergente Bedarride et l’agent Cristo au repos, et tous deux ont partagé la voiture du second pour le retour au bercail. Elle attend leur rapport demain sur le double homicide entre gens du superhéroïsme, rapports qu’elle paraphera sans doute et qu’elle fera remonter à sa hiérarchie. Ça l’intéresse assez peu à cette heure où elle peut encore sauver la vie d’une collègue. Elle l’a dit à MDK sans fard.  

– Je suppose que vous êtes là pour tirer les choses au clair, et que vos autorités à vous sont informées et déjà sur le coup. Vous aurez nos témoignages et mon appui inconditionnel dès que j’aurais mis la main sur ces types.

– Je veux ces types autant que vous. Et quant à la mort de mes éminents confrères, l’enquête interne va prendre encore plus de temps que chez vous. Le reste, ça va être des histoires de basse diplomatie. Donc je vais passer le relais à notre service mortuaire, je pense que vu l’état de nos héros, ce sont eux les plus compétents.

– Alors vous allez nous aider ?

– Je vais enquêter de mon côté, vous savez comment ça marche. Mais je vous promets de vous tenir au courant de mes avancées.

– Et votre collègue flottante là-haut, elle en dit quoi ? Dit-elle seulement quelque chose ?

– Je parle pour deux. Vous savez comment ça marche.

– Non, je ne sais pas. Mais vous m’expliquerez quand on aura un peu plus de temps peut-être.

– Peut-être.

MDK se fraye un chemin jusqu’à la sortie. La rue toute entière est devenue une grande scène de crime, et les journalistes pour l’instant sont contenus derrière des barrières métalliques. Ils l’interpellent :

Méca ? Une déclaration pour LCI ?

– Par ici, la photo !

Méca ? Est-il vrai que la Guéparde est décédée ?

MDK fait signe qu’il parlera plus tard. Mais à vrai dire, il ne sait pas quoi dire, et s’étonne que Libellule et les autres ne soient pas déjà là pour avoir sa version en première main. Ça doit gamberger à blanc au QG. Sans compter que l’ancienne Commission européenne va sans doute vouloir mettre un peu plus que son nez dans cette affaire.  Et puis ça doit bien couiner aussi : on a perdu l’une des nôtres. Pas la meilleure, mais une historique, et une grande gueule, une figure. la Guéparde, vingt ans de superhéroïsme de proximité. Alors, elle a raté les grands rendez-vous,  les vraies batailles rangées entre le bien et le mal, et son étoile en a pâli quelque peu. Parce qu’elle ne s’en est jamais plainte, se sachant peu capable du vrai grand courage. Elle aura toujours été plus à l’aise sur les plateaux télé et les sauteries et réunions officiels. Pour MDK, ça aura été une copine. Une mauvaise copine, mais une copine. Une sur laquelle au moins il savait ne pas pouvoir compter, une qui parle beaucoup d’elle, et a toujours assez de psychologie de comptoir pour ne pas avoir à vous entendre si elle était mise en situation, ou en demeure, d’être à l’écoute. Golem, La Guéparde, c’est la fin d’une époque. Lui, il reste comme une antiquité, mais la nouvelle génération s’annonce éclatante.

En tout cas, la Spectre Noire est éclatante. Elle est là-haut, assise sur le toit, les pieds ballants dans le vide et elle s’ennuie. Le drone 1 détectant peu à peu de moins en moins de danger dans la situation grouillante a fini par se poser à côté d’elle pour recharger ses batteries avec le très peu de soleil qui point encore. Elle lui fait la conversation. Comme de juste. MDK décolle, ce propulseur, vraiment, s’il survit à cette journée, ira à la benne une fois pour toutes. Son atterrissage sur le toit est calamiteux.

– Hé ben on dirait que vous en tenez une bonne. C’est à cette heure-ci que vous rentrez ?

– Pardon, Spectre, je vous ai fait attendre, mais en bas c’est compliqué.

– J’ai remarqué ça oui. Plus il y a de monde dans un endroit, moins on peut savoir comment ça peut tourner. Sauf au marathon de New York où tout le monde court dans le même sens. J’ai fait celui de Lyon. Enfin, ce n’est pas un marathon, c’est un semi-marathon, mais quand on est dedans on a moins l’impression de faire la même chose que les autres. Par exemple, je disais au drone que si les gens en bas savaient voler comme nous, ils occuperaient mieux l’espace. À part bien sûr ceux qui travaillent dans la maison. À cause des plafonds. C’est rare qu’on puisse mettre deux personnes en hauteur sous un plafond sans qu’elles se touchent. Je vois votre tête sous votre casque, vous êtes en train de vous dire, ça y est celle-là elle parle au drone maintenant. Mais j’ai l’impression qu’il m’écoute, ça vous fait ça aussi ?

– Oui, des fois.

– Et vous ne m’avez pas dit… comment ils trouvent en bas votre combinaison qui tire sur le rouge ? Vous avez eu des compliments ?

– Non, ces gens sont des philistins.

– Ah bon, vous voulez dire des genres de Chinois ?

– Non je veux dire, des gens qui ne s’intéressent pas à la beauté des choses. Juste l’efficacité, rendement, rendement, rendement. Remarquez, ça en fait des genres de Chinois aussi. Dites, Spectre ?

– Oui ? Soyons sérieuses. Enfin moi.

– Il va falloir que j’appelle le QG.

– Oui, ça, je le savais, c’est pour ça qu’on est venu ici… ah oui, ils doivent s’inquiéter, c’est ça ?

– Oui et puis La Guéparde est morte.

– Oui c’est le “téléfon”, il l’a éclaté au sol. J’étais là. Mais, de loin. Vous allez leur annoncer la triste nouvelle ? Vous voulez que je le fasse ? Avec ma petite voix, ça passera peut-être mieux?

– Non, je pense qu’ils sont déjà au courant. Ça doit être sur toutes les chaînes. Et à mon avis, comme ça implique l’ancienne Commission européenne, on doit même en parler à l’internationale. Si vous n’étiez pas assez célèbre avant, sachez que vous l’êtes un peu plus.

– Ça me fait plaisir. Un jour, j’aimerais bien pouvoir dire aux gens que ça me fait quelque chose qu’ils aiment ce que je fais. Je pense que je ferais comme aux Césars, je remercierai l’équipe et puis vous surtout. Je pense savoir ce que je dirais de vous en fait, mais j’ai essayé de l’écrire et de le retenir par cœur, mais vas-y, je n’y arrive pas. Il faut toujours que je pense à autre chose, à mon neveu qui a l’air d’être un peu en retard dans ses apprentissages, entre parenthèses comme quelqu’un que je connais, hum hum, ou alors à ce jambon au Madère que faisait ma mère et la sauce, elle était faite avec de la crème et des petits pois moulinés. Enfin, voilà, je crois que c’est ça d’avoir des problèmes de concentrations. On parlait de quoi ? Oui, ils doivent être bien tristes au QG. Encore que N’a-qu’un-oeil, vous l’avez déjà vu triste ? Ou autre chose ?

– Non, vous avez raison, il est assez inexpressif. Et pour vous faire une confidence, je crois qu’il est un peu névropathe aussi.

– Si c’est le mot savant pour dire qu’il est con, je suis d’accord.

– Alors je suis d’accord aussi. Quoi qu’il en soit, je ne sais pas quoi leur dire au QG. Ils vont forcément me poser des questions sur notre disparition d’hier. Et sur notre apparition opportune d’aujourd’hui sur le lieu du crime et sur toutes les chaînes de télé du monde entier. Il faut que j’arrive à leur livrer un bobard crédible qui relie les deux moments. Et qui soit facile à défendre pour vous comme pour moi.

– Et vous vous inquiétez parce que je risque de manger la moitié des commissions ?

– Non, je m’inquiète juste parce qu’il va falloir mentir. Je peux tout raconter sauf notre petite escapade, votre chez vous, mon chez moi, et c’est justement ce moment-là qui fait tout tenir ensemble. Mais si je le leur dis, on peut dire adieu à nos vies de Justiciers du BIOS. La confrérie des masques nous radiera de toutes les tablettes.

– Et on est obligé d’être au BIOS ?

La question de la Spectre a l’effet d’un uppercut au foie sur MDK. Bien sûr qu’on est obligé. On a bâti toute une existence sur la validation du BIOS. Le BIOS paye le loyer, le train de vie et l’épargne. Et la bonne réputation ? Et l’autorité ? C’est le combat de sa vie, à MDK, d’avoir cette instance pour rendre cohésives, et à peu près unitaires, les énergies des justiciers jusque là dispersés dans leur égotisme, tellement français, qui les empêchait d’exister sur la scène internationale. Alors oui, l’unité et la solidarité dont on s’enorgueillit  aujourd’hui ont été obtenues grâce à des gratifications substantielles et sur l’illusion d’une certaine sécurité de l’emploi, et ne tiendraient pas sans ce bon gros matérialisme à papa. Et puis l’unité, elle est mise à rude épreuve quand il s’agit de la passer en acte plutôt que de la clamer sur les plateaux télé, et finalement ce sont toujours les mêmes qui la ferment et font la vaisselle quand la lumière est éteinte. On est obligé, oui, mais MDK, moins que personne, et de moins en moins, se sent d’être l’obligé du BIOS. D’ailleurs, n’a-t-il pas depuis une petite décennie mis de côté et blanchi de façon intraçable, entre son traitement de justicier et les bénéfices réels de sa boîte, une vie parallèle possible, une clandestinité, qu’il peut valider et intégrer en un clin d’oeil, même si son identité réelle était révélée au grand jour ? Donc la question de la Spectre, ça fait des années qu’il se la pose lui-même.

– J’ai dit une bêtise, Méca ?

– Pas du tout, je vais essayer de les appeler, et de broder, je peux arguer de l’urgence de l’enquête pour ne pas avoir à tout éclaircir sur-le-champ. Bref, gagner du temps déjà.

– D’accord. Et moi qu’est-ce que je fais pendant que vous brodez ?

– On va voler jusqu’à Grange-Blanche, et on va interroger cette petite jeune fille si vous arrivez à la soigner. Je contacterai le QG en vol.

– Ah, on bouge un peu.

– Oui, et d’abord on va essayer de survoler la benne bleue sur le parking, voir si rien n’a bougé. Et si la police regarde ailleurs, hop, on se pose, et on ramasse mon équipement. J’en ai marre de marcher et de voler comme ma mère.

– Votre mère vole aussi ?

– Ah oui, non, la pauvre.