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Vanina Ah Ah §25

§25

– Et vous me dites que c’est parce que vous m’aviez déjà soigné, plusieurs fois auparavant, que c’est quand votre pouvoir de guérison, débordant comme il est, m’a atteint que vous m’avez… comment dire ? Senti ?

– Oui, j’ai reconnu votre fesse. Oh là là, vous allez m’en vouloir. Mais comme je l’avais déjà soignée hier, quand votre propulseur vous a lâché, ce n’est pas que je visualise ce qui se passe quand je soigne à qui mieux mieux tout le monde, mais je ressens… et je me suis dit : tiens, je connais cette fesse. Cette fissure ne me dit rien, ce mal de tête non plus, mais cette côte cassée m’est familière, ce genou aussi, et surtout je connais cette fesse. Bingo, c’est celle de Méca. Et me suis dit : Vani Vani Vani, tu vas voir que c’est le monsieur N°3. Et que tu as encore foutu tout le monde dans la marade.

– Mais non, au contraire, vous nous avez sortis de là. Et puis c’est un don merveilleux que vous avez. Il faut juste apprendre à le canaliser, mais c’est une merveille. Mais heu… vous m’avez parlé d’une fissure, vous voulez bien m’en dire plus ?

– Non, ce n’est pas facile, je ne reconnais pas l’organe. Ce n’était pas loin de la fesse blessée. Ça vous parle à vous une blessure dans ce coin-là ?

– Oui, ça me parle, mais ça ne me dit rien de bon. Il faut qu’on en ait le coeur net ; moi je vous ai raconté à grand trait ce qui s’est passé quand on s’est séparé hier soir, ce violeur que je tiens presque, et que je cogne sous vos yeux et puis la suite qui m’échappe. Je vous ai dit que j’ai des images et je vous ai dit qu’il y a des manques.

– Vous voulez que j’essaye de vous guérir encore une fois.

– Non, ce qu’on va faire c’est qu’on va aller sur place. On va retrouver le salaud qui a fait ça. Et on va lui faire manger… comment vous dîtes ?

– On va lui faire manger ses chicos par le cul.

– Voila. Vous allez pouvoir vous changer là-haut dans mon bureau, vous serez tranquille, moi je m’équipe ici… non non, ne débarrassez pas, laissez, je ferai ça après.

– Oui , mais si on ne revient pas ?

– Bien sûr qu’on va revenir. Quand vous êtes prête, vous me rejoignez, on va passer par en bas.

Vanina Celesti est soulagée, et plus que ça. Elle flotte, elle ne sait pas pourquoi. Elle a retrouvé son MDK, il n’est pas fâché, il a toujours des solutions. Et puis c’est un monsieur très bien, qui a très belle situation. Et qui porte beau. Elle n’aurait jamais imaginé qu’il souriait. Il ne sourit pas beaucoup, mais même un tout petit peu comme il fait, c’est inattendu. Elle qui pensait l’exaspérer au dernier degré, finalement non, elle le fait souffler du nez. Des fois, elle voit bien qu’il est un peu dans l’expectative quant à elle et dans la sidération aussi.  Mais ça a l’air de lui passer. Et puis, qu’est-ce qu’il vient de dire ? Bien sûr qu’on va revenir ? Vani Vani Vani, maintenant que tu connais le chemin, tu es la bienvenue.

Elle se hâte d’enfiler sa combinaison, ses quelques protections et ses bottines à Velcro. C’est dommage qu’elle doive remettre le casque. Elle le voit qu’elle lui plaît bien le visage découvert. C’est dommage aussi qu’elle n’ait pas insisté pour débarrasser et faire la vaisselle. Qu’est-ce qu’il va penser d’elle ? Ouais, voilà, encore une qui arrive et qui met les pieds sous table, de toute façon nan nan… son casque sous le bras, elle se regarde dans la glace derrière la porte du bureau. Une chose est sûre, elle ne s’aime pas de trop, Vanina Celesti, mais dans ce désamour, son aspect visuel est ce qui la garde un peu joyeuse. Elle est canon. Si elle en doutait, elle l’a bien vue à la fête d’hier soir, où tous les mâles en présence à un moment ont tenté un peu plus qu’un regard en coin, et beaucoup plus pour les moins inhibés. Elle a toujours tourné les sens des hommes, de tous les hommes, et elle en a payé le prix fort ; très tôt. Elle n’aime pas y penser.

Mais aussi qu’est-ce qui a mal tourné dans cette soirée ? MDK et elle n’auraient jamais dû s’inviter à la fête. Ils auraient dû s’en tenir au plan initial. Acclamés dès leur entrée pour leur remarquable créativité, surtout elle, évidemment – mais MDK sans son exosquelette est-ce que c’est encore MDK ? – les gens se sont mis en cercle autour d’eux, comme autour de tous les nouveaux arrivants, en scandant en rythme « ouais ! ouais ! ouais ! » et il s’est agi d’improviser une chorégraphie. Et d’y mettre un peu de coeur. Alors MDK a posé une main sur sa hanche, et l’a embarquée dans une valse essoreuse, et ça leur a valu des sifflets et mêmes des youyous. Et ça lui a valu à elle le tournis et des débuts d’humeurs de Sisi impératrice. Puis deux autres invités se sont présentés à la porte, dont une des deux malheureuses déguisées en Spectre, et il a fallu se joindre à la ronde d’accueil. Et c’est là que MDK et elle ont été séparés d’abord. Ça a été dur à vivre. Elle le voyait en face, taper des mains comme les autres, alors c’était pour donner le change, mais comment on peut savoir quand l’ambiance prend le pas sur toute possibilité de raisonnement ? Et puis les petits messieurs de la soirée on commencé à lui tourner autour, à lui faire des compliments, sur son costume hum hum, et puis je te sers quelque chose, et puis les mains qui commencent à partir de traviole et se rêver des destins de butineuses, elle a vu le moment où l’oppression et la panique allaient l’emmener trop loin : rester tangible, rester tangible, et sortir de là. Elle s’est faufilée dans le coin libre de la pièce, derrière le canapé, loin de la porte d’entrée, loin du buffet, loin des danseurs.

Un jeune homme déguisé en Cyclope lui a tendu un verre, elle a décliné. Il a insisté, alors elle a menti :

– Mon mari est allé m’en chercher un.

– Ton mari ? C’est lequel, ton mari ?

– C’est MDK.

– Lequel ? Le grand ou le petit ? On en a deux ce soir.

– Ah bon ?

– En tout cas, il n’y a ni l’un ni l’autre au buffet. Tu es sûre qu’il n’a pas oublié ton verre ?

Elle fait oui de la tête, très énergiquement. MDK fait toujours ce qu’il dit. Même si, là, il n’avait rien dit en vrai. Et même si… le fait est qu’à ce moment-là, MDK avait disparu. Alors elle s’est rassemblée sous son casque, et elle s’est rappelé qu’on était là pour chercher un téléphone. Voilà, il devait être en train d’accomplir la mission. Toujours efficace, ne perdant jamais les objectifs de vue. Alors elle a essayé de se souvenir quel rôle lui était dévolu à l’instant, et elle a trouvé ça plutôt vague : donner le change. Elle s’est dit que si elle dansait dans son coin, derrière son canapé, ça ferait trop la fille qui donne le change, quand le principe, c’est justement que ça ne se voit pas. Donc elle s’est dit qu’elle pourrait aller discuter avec la fille déguisée en elle. Elle ne rencontre jamais ses fans. Parce qu’au BIOS, ils préfèrent ne pas la lâcher dans les conventions et les rassemblements Cosplay. Soi-disant que sa voix est trop particulière, trop identifiable. Et mon oeil, c’est du poulet ? C’est surtout qu’ils ont peur qu’elle commette une boulette. Merci, hein ? Déjà qu’elle n’a pas confiance en elle, maintenant chaque fois qu’elle doit dire quelque chose, elle se met une de ces pressions… il n’y a qu’avec MDK qu’elle parle librement. Alors bien sûr, c’est lui qui parle à la police, ou en conférence de presse, elle, elle est à côté, comme la partenaire d’un magicien. Mais elle ne fait pas les grands gestes avec les mains et les bras. Mais MDK parle bien, comme un ministre, ou un coach de zumba. Vraiment très bien. Assez bien pour parler pour deux. Mais La Guéparde, franchement ? Avec sa voix vulgaire et ses expressions sans queue ni bête, elle n’a pas honte ? Et cette radasse, elle ose mettre un veto ferme à ce que La Spectre Noire parle en public  ? Alors, elle n’est pas très maline, elle le sait, mais si c’est pour dire des banalités comme « le bien triomphera toujours du mal » et « notre mission c’est votre sécurité », merci, elle n’a pas besoin non plus de sortir de polyclinique.

Mais il n’y a plus l’autre Spectre Noire parmi les danseurs. Il lui semblait pourtant en avoir même vu deux à un moment. Mais une surtout qui est restée danser près d’elle et qui lui a fait plein de signes du pouce, des deux pouces même… engageante quoi. Elle est peut-être au buffet, il y a foule là-bas parce que Zorro vient d’apporter un plein saladier de Ponch frais. Elle se décide à sortir à découvert et traverse les danseurs, qui l’acclament et l’effleurent et aimeraient bien la retenir, alors elle danse en marchant comme un hiéroglyphe, et là elle aperçoit MDK qui la regarde en souriant. Il est sur le pas de la porte qui va vers la cuisine et probablement d’autres pièces de la maison. Mais à ce moment-là, elle n’est pas sûre que ce MDK qui la regarde est le vrai : le sien. Une main insiste sur sa hanche, c’est Captain America qui essaye de l’entraîner dans le chaloupé d’un genre de rumba partageuse, alors, pivot – un pas sur le côté – j’étais là – je ne suis plus là, elle s’esquive vers la petite émeute du buffet. MDK, le vrai ou le faux, n’est plus à la porte, alors les deux bras croisés sur la poitrine, elle prend la première brèche dans la masse humaine, et espère qu’elle lui permettra d’atteindre une bouteille de soda. Et surtout une paille.

L’autre Spectre n’est pas là non plus. Il va falloir qu’elle trouve autre chose pour se donner une contenance. Bon, déjà elle a un verre, un jus de cocktail de fruits, qui pourrait être du raisin et de l’eau, mais pas sûr pour le raisin, et miracle, une paille, pour pouvoir boire sans essayer de se verser le liquide dans la bouche par le côté en grimaçant pour agrandir au mieux sa commissure de lèvres. Et si elle essayait de retrouver MDK ? Peut-être qu’il a trouvé le téléphone et qu’il attend qu’elle se montre disposée au départ. Le chemin pour la cuisine passe à nouveau par la piste de danse, mais cette fois elle est dans le coup, et elle se met à danser en même temps qu’elle s’élance. Ce n’est pas évident, parce qu’il faut bien tout synchroniser, ne pas renverser son verre, éviter les coups de coude et embardées des danseurs les plus investis. Et bien sûr avancer quand même. La musique est un peu datée et d’ailleurs ça enchaîne sur jumpeuronde (jump around de House of pain) alors qu’elle est à un mètre de s’extirper de la masse dansante, et là, oh maman, ce n’est plus la peine d’y penser. Tout le monde attrape tout le monde par la hanche ou par l’épaule, par le cou, et le mot d’ordre c’est de sauter, comme une invasion de crickets. Les verres giclent, une fille lance un nouveau youyou, et quelqu’un martyrise l’interrupteur général pour faire stroboscope. On n’a pas mémé sortie des ronces,  alors tant pis dans la confusion, ça passera pour de la confusion, elle se rend intangible et quitte la danse en traversant les danseurs à reculons. Personne rien vu, il y juste le petit coeur de Captain America qui s’est brisé en la découvrant soudain si loin.

La cuisine est la première pièce à gauche d’un couloir qui en dessert trois autres. MDK est là, il parle politique avec deux gamins éméchés. Ça doit faire partie du plan, il ne peut pas avoir oublié le pourquoi de leur présence ici. Il lui tourne le dos, et elle n’ose pas attirer son attention. Et puis si ça se trouve, ce n’est pas MDK, c’est l’autre qui s’est déguisé. Elle n’aime pas trop décidément le tour que ça prend. Deux MDK, trois Spectre Noire, et puis là, juste devant elle la fausse Blind et une fausse Maïa l’abeille qui attendent devant la porte des toilettes. Et si elle le trouvait, elle-même, ce téléphone ? Comme ça elle appelle n’a-qu’un-oeil, lui donne l’adresse, et hop on retourne attendre dans cette benne, où c’est là qu’on est le mieux. Non, ce n’était pas ça le plan. On devait attendre où au juste ? Et puis c’est pareil, l’adresse, maintenant qu’on a changé de stratégie, elle ne s’est plus concentrée dessus et elle l’a oubliée. C’était un nom de rue en é. Ou en u ? Non, c’est « rue » qui est en u. Le nom de la rue, ça y est, il est perdu. Vani Vani Vani, le mieux c’est que tu t’en tiennes à ce qu’a dit Méca. Tu te mets avec les autres et tu danses jusqu’à ce qu’il vienne te chercher.

Et c’est ce qu’elle a fait. Et elle a dansé, et elle a esquivé tant bien que mal des avances, elle a parlé un peu à Catwoman, qui en vrai s’appelle Crystèle Dorgelas et qui travaille à l’appartement. Au début, elle s’est dit, bon, c’est une mère au foyer. Alors qu’en fait non, l’appartement c’est une salle de sport. C’est bizarre, mais ils l’ont appelée comme ça. Et donc avec Crystele Dorgelas, en dansant elles ont parlé de fitness. Mais pas les Yaourts, le sport. Enfin, c’est surtout Crystèle Dorgelas qui a parlé, parce qu’elle n’arrive pas à perdre des cuisses. La Spectre a trouvé ça bien abstrait comme conversation, mais elle a tout écouté en souriant, et en opinant du casque. Mais en vrai, elle n’a rien compris. Et c’est dommage, parce qu’elle avait l’air très impliquée cette fille, et puis ce n’est pas souvent qu’elle se fait des copines. Mais c’est là que MDK est revenu. Enfin celui qu’elle pensait être MDK, mais c’est normal, il est arrivé directement sur elle, avec ses mains dans le dos, il lui a dit :

– Ah ! la meilleure pour la fin…

Et c’est vrai qu’elle n’a pas reconnu la voix, mais comme elle n’a pas compris le sens de la phrase, elle a d’abord buté là-dessus. Mais elle n’a pas buté longtemps puisque l’autre dingue est arrivé et a commencé à mettre des torgnoles à… alors non, l’autre dingue, c’était le vrai MDK, mais on ne pouvait pas le deviner, il n’avait pas son casque. Comment il a dit qu’il s’appelait ? Jean-Georges. Jean-Georges, ça fait beaucoup de sons en Jeu-jeu-jeu, on dirait qu’on essaye de parler à un boxer, ou à un bébé qui a le menton qui avance. Bon après, il a peut-être un surnom, comme Méca, mais pas Méca. Quelque chose comme Jeanjean ou Jojo. C’est joli Jojo, ça fait lapin d’appartement. Ou joueur de 421. Toujours est-il qu’ensuite, alors que la soirée ne se passait déjà pas spécialement bien, là elle a vraiment tourné au cauchemar.

Rien que d’y repenser, la Spectre se crispe et doit s’immobiliser  pour se reprendre dans l’escalier. Elle aurait pu tuer MDK, elle a failli le faire. Quand ce type, Jojo là, le vrai MDK, est tombé sur le faux MDK, elle a failli lui passer la main dans le crâne et lui écrabouiller sa cervelle de connard. Enfin de connard, si ça n’avait pas été lui. C’est compliqué quand même, même en revoyant la scène, et en sachant qui est qui, tout ce qui s’est passé ensuite, et ce qui passe avec Jojo là tout de suite, ça lui reste trop sophistiqué pour qu’elle l’appréhende vraiment. La Spectre, ce qu’elle aime bien, c’est les situations où le méchant reste méchant jusqu’à ce qu’on le tue. Là, elle gère. Elle a les prolégomènes, elle sait sauter aux conclusions.

– Spectre ? Vous pouvez entrer, hein ? Je suis changé.

– Ah oui, je réfléchissais, j’arrive.

– Vous allez m’aider.

Elle retrouve Méca, mais avec sa tête de Jojo. Il a passé sa combinaison, mais c’est l’ancienne. Celle d’avant que le BIOS uniformise les tenues de ses justiciers – sauf celle de la Guéparde, mais de toute façon, il faut toujours qu’elle ait un traitement à part. La Spectre ne connaissait pas MDK quand il s’habillait comme ça, mais elle l’adorait déjà. D’ailleurs la plupart des posters de sa chambre c’est le MDK de cette époque-là. Alors est-ce que c’est une petite attention à son endroit ?

– J’adore quand vous avez cette tenue-là. C’est presque la même, mais celle-là elle tire sur le rouge, et maintenant que je connais vos yeux, je trouve que c’était une bonne idée. C’est dommage que l’ayez arrêtée.

– De toute façon mes yeux, avec le casque…

– Oui, c’est vrai, mais c’est bien que reveniez à celle-là.

– C’est à dire qu’ici je n’en ai pas d’autres. Pas contre, j’ai un mal fou à la fermer. Je ne pense pas avoir grossi, je pense que c’est juste parce que je ne l’ai pas portée depuis longtemps. Vous voulez bien m’aider ?

La fermeture Éclair peine à passer le relief de la poitrine, mais à vrai dire, ça a été un combat dès son amorce au niveau du pubis et Jean-Jo a vu le moment où il allait renoncer pour ne pas voir celui où il allait demander de l’aide. Vanina Celesti a bien compris ce qu’il fallait qu’elle fasse, mais elle se trouve toute gauche et fébrile. Lui est aussi est gêné comme tout, ça se voit. Mais il prend le taureau par les cornes et tire sur les deux pans de sa combinaison pour les rapprocher, pendant que la jeune femme fait monter la tirette en espérant ne pincer ni poil ni peau. Et à deux, c’est tellement plus facile, elle monte jusqu’en haut du col, a le geste d’écarter une saleté, poussière ou autre, sur la poitrine de cuir et de se reculer pour inspecter le travail achevé.

– Voilà, vous êtes bien comme ça.

– Merci Spectre. J’espère que je n’aurai pas trop perdu mes repères avec ce vieil exosquelette que je n’ai pas passé depuis longtemps. Mais ça doit être comme le vélo.

– Je sais en faire, du vélo. Oui, je suis bête vous le savez puisque j’ai un casque de vélo.

– En parlant de casque, on va remettre les nôtres avant de partir. Le tunnel par lequel on va passer n’est ma propriété que sur les 103 premiers mètres.

– Vous avez acheté un tunnel ?

– Non je l’ai creusé… avec des machines. Mais je l’ai fait rejoindre d’abord un ancien égout, que j’ai assaini et ensuite on passe par le métro.

– On prend le métro ?

– Non on vole dans le métro. Dans le tunnel du métro, pas dans la rame.

– Ah, je me disais, les gens vont avoir peur.

– J’ai vite fait remonté le drone 1, et il va nous accompagner.

– Oh chic, ça fait sortie en famille. On va où ?

– On va aller récupérer mon autre exosquelette et mon autre propulseur s’ils sont encore dans la cette benne bleue.

– Moi je vous suis, de toute façon je ne saurais pas y retourner. Et votre combinaison et votre casque sont là-bas aussi ?

– Je ne sais pas. Je crois qu’on me les a volés. Mais je n’en suis pas sûr. Je vois quelqu’un me déshabiller.

– Alors il ne faut pas que vous restiez seul avec ça… c’est ce qu’on me disait à moi. Oui, moi non plus, je suis comme vous, je n’ai jamais compris pourquoi on me disait ça.

– Je crois qu’on va aller secouer deux ou trois personnes et qu’on va avoir des réponses.

– Ça, ça sent la bagarre, j’adore vous voir comme ça. Enfin plus que débraillé et avec un numéro sur une pancarte. En plus le 3, je trouve que ça ne vous va pas du tout. Pour moi vous êtes plus un 4, ou un 7 à la rigueur. Mais 3, franchement. Mais je vous ai coupé.

– Non non. Je lance le drone. Parée à mettre votre casque ?

– Oui, mais à contrecoeur, je trouve qu’on s’y fait de se connaître.

– Mais moi je suis à des années-lumière de vous connaître, Spectre. J’y pensais pendant que je me changeais. Vous avez un nouveau pouvoir, en friche encore, comme votre pouvoir de télépathie. Et comme cette force qui vous permet de projeter des gens… dans des murs. Et puis d’autres encore ?

– Oui, mais je n’en suis pas sûre.

– Mais forcément oui, vous en avez d’autres, et vous m’en parlerez peut-être. Mais en attendant, il n’y a personne comme vous dans le monde.

– Oh c’est trop gentil, JeanJean, Jojo… heu.

– Personne n’accumule les pouvoirs comme vous, personne. Ou alors chez les Chinois, peut-être on ne peut pas trop savoir avec eux. Je me demande d’où ça vous vient tout ça. Après, d’où viennent les pouvoirs de ceux qui en ont ? Pourquoi ils apparaissent maintenant et pas à l’aube de l’humanité ?

– Ils ne sont peut-être pas du matin ?

– Moi je me dis, quand je vois quelqu’un comme vous épanouir aussi facilement autant de dons, que ça doit être dans les gènes de l’humanité. Dès les origines et ça ne se manifeste que maintenant parce qu’il a fallu attendre une génération sans frein, des gens comme vous. Peut-être même que vous, et seulement vous, Vanina, pour éclater au grand jour.

– Oh là là…

– Mais je suis sûr que notre ancêtre commune, Lucie, elle…

– Qui ?

– Lucie, on a retrouvé son squelette en Afrique, Yves copens tout ça, et par convention, on a dit que c’était le premier homme sur terre.

– Ah, ce n’était pas une femme ?

– Si. Mais bref, je m’embarque dans des hypothèses, alors que je ne maîtrise rien du tout. C’est juste que vous m’épatez beaucoup, Spectre.

– Mais vous de même.

Il enfile son casque, alors elle l’imite, et ils se retrouvent comme ils se sont toujours connus, même si MDK tire présentement un peu sur le rouge. Le drone s’élève et vient se positionner derrière le french Méca. Alors il tend son poing vers elle, elle le tape avec le sien.

– On va vers un grand danger Spectre, merci d’être là. Vous avez une question ?

– Oui. Notre ancêtre, là… comment on a su qu’elle s’appelait Lucie ?

Mouillage

Un poulet au curry mijote dans son jus en cours de réduction pour nos fringales de la nuit, le bourgogne blanc manque un peu de fraîcheur, j’ai collé deux feuilles, éventré une blonde, corseté de carton un filtre pour augurer un cône, le basmati glougloute, j’ai dérobé un baiser, goût pastèque, à la brune et mes lèvres sont dédiées toutes à cette mollesse de gomme dont on attend la réparation des gerçures. Ça sent bon. On est passé chez un détaillant en fournitures de beaux-arts et de PAM (petites activités merdiques). J’ai pris deux tubes d’aquarelle pour valider la journée, puis on s’est azimutés au rayon « perles et macramé ». On a acheté plein de babioles et sinon des plumes rouges ; c’était idiot, c’était drôle, et c’était bougeant. Frida avait un T-shirt trop court et portait son jean très bas : quinze centimètres de ventre, le nombril et les hanches : elle est belle, Frida, comme un grand verre d’eau ; et j’ai passé tout le temps là-bas à tomber des nues sans plus de ciel.

Maintenant, il fait nuit et je ne suis pas redescendu. Il faudrait que je me compose le visage d’un mort, autant que l’impression qu’il n’y aura rien derrière. Mais ça sent bon et Frida ne s’est pas changée. Il faut que je me laisse à l’espèce de carrière à ciel ouvert de la joie, et qu’elle creuse. On s’est installé chez moi, parce que chez moi c’est propice à cette existence de bois flotté. Troisième jour comme ça, c’est devenu un vaste sac à main en dur, un foutoir 2 pièces + cuisine avec vue sur le parking. Il y a des magazines de filles au pied du lit toujours défait, des chuchotements, des filtres en cartons – en ticket de métro – dans les cendriers, des fioles de nitrite propyle, des culottes de sorcières et des socquettes en 36 sur le fil devant le cagibi, dix mille senteurs de lait pour le corps, autant de flacons dans la salle de bain, la cuisine, la chambre, et à leurs traînes toutes sortes de packaging pour des pâtisseries au chocolat ou des bombecs en forme de fraises ou de crocodiles, et de bouteilles de vin pétillant vides, moitiés pleines, des sacs de voyage qui s’éviscèrent en T-shirt à strass et jupettes affolantes, il y a la fenêtre ouverte, il y a la torpeur qui tire son fil, « comme elle découd comme elle découd », et la nuit pour hachurer le jour. Pour l’oxyder.

Il y a une femme fatale qui habite chez moi.

Frida ne dit rien de trop, elle chantonne un peu, soudain et jamais quand on l’attend, comme une baleine souffle ; et c’est de la douceur éraillée qui se désincarcérerait en fraude des mots éparse pour figurer de la peau. Sa voix est moite. Elle m’a confié avec le plus grand des sérieux qu’aimer c’est dire oui, agir oui. Je n’ai pas compris. Elle non plus peut-être, mais elle s’en fiche bien d’abord. Ce qui compte, ce sont nos explorations vinicoles, les soldes, les terrasses, Häagen-Dazs pour dernier horizon, ce qui compte c’est qu’on s’ennuie avec délectation ; et ça nous fait  une survie agréable, à part quelques pensées adventices comme des aphtes.

Moi aussi je chantonne, mais j’ai un burn-out dès que je veux me souvenir des paroles des chansons tartignoles qui me viennent. L’été indien, punaise. Du coup, je n’essaye pas, je me laisse m’émietter comme si j’avais le projet de donner mon maintien aux oiseaux. J’ai une voix de rogomme au réveil, le compte en banque incontinent, le répondeur en cerbère intraitable ; et plus rien à me mettre. J’ai pu tester à quelques reprises les effets conjugués de divers psychovaporisateurs, et peut-être trouvé mon cimetière des éléphants, la voie du rose, ma pétulance irréversible : un fond de légère biture pour m’euphoriser, le bourdon ténu en arrière-plan de la résine, et la vénéneuse dévastation du doux : ces scintillements qu’on sniffe. Je suis content, parce que le tatillon, le témoin gênant, est muselé à peu près comme au profit d’une saine gourmandise : la paix. Il faut dire : je suis sans attente quant à la trop belle pour moi femme qui partage ces moments de « chimie amusante ».

J’ai pris un peu de poids, mais je parviens à me convaincre de ce que c’est une aubaine, que mes bras ont tout pris ; d’ailleurs, Frida elle aussi me le jure ses grands chevaux (elle est orgueilleusement athée) en triturant à deux mains ce qu’une seule pourrait presque ceindre ; mais du coup, je me sens l’âme d’un coquelet et je casserais bien la gueule à un  grabataire très malade, ou à un môme de cinq ans pour voir. Rien lu non plus en trois jours, sauf à compter à ce rang « valeur nutritive pour 100 grammes de biscottes » qui épouse les formes et la temporalité de mon plein déploiement intellectuel quotidien. Sinon depuis mercredi je feuillette COSMO, mais je sens profusément qu’aller plus avant dans cette esthétique de l’oubli serait complètement au-dessus de mes moyens. Il n’y a pas deux mois, je lisais au-dessus de mon cul plutôt et j’en allais tout sec et courbé, d’un pas préoccupé à ma seule déchéance, – résolu à ma libido en berne, je portais un slip kangourou en crêpe noir.

Aujourd’hui ma cervelle volette dans des courants d’air et un slip kangourou est un slip marsupial d’Océanie, avec une poche devant pour parachever après sa naissance la gestation du bébé slip. Je file un bon coton.

Ce matin en nous levant à 13H30 donc, nous sommes allés trottiner au square du château d’eau, pour endiguer les assauts du cholestérol. C’était exténuant, la sueur, l’haleine à perte, et les gars du coin qui s’évanouissent sur notre passage, tous terrassés par le syndrome dit de « Frida shorts ». J’aime aussi ce désir selon l’autre… je me sens venir l’âme d’un vieux beau. Ce soir apéro joint/aligoté/trempette dans la mayonnaise, et après on aquaplane jusqu’à un restau du sixième, en espérant qu’ils feront des fondants au chocolat ou des tartes à la praline, pour endiguer les assauts de l’athlétisme. Pour l’occasion, j’ai ressorti ma panoplie de Jean-Michel Jarre, je me sens déstructuré, j’endosse mon ridicule avec panache, j’ai l’humeur méchante sans acidité. Et j’aime ça. L’absurde a ses chances, l’inepte est ardemment désiré, la désillusion trouve sa place sans jouer des coudes. Ensuite, on poussera jusqu’aux bars cossus de la presqu’île ; dans celui que Frida a choisi d’avance, notre entrée fera baisser la moyenne d’âge de 5 ans et ça tombe bien, j’ai l’instinct piloupilou d’un danseur de rumba. Mais on restera assis, on s’ennuiera encore suavement en faisant cliquer et sproutcher des martinis et des montagnes de glace au chocolat, sur le fond d’un pianiste éculeur de standards. Ce sera tout jaune et il n’y aura plus d’angle, on se fera taire à deux le temps qu’il faudra et on rentrera en piétons de feutrine. Il nous manquera éventuellement un joint ou deux pour jeter d’un pont ce qu’il reste d’espoir et toute la poésie.

Toute.