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Vanina Ah Ah §8

§8

Vanina Celesti a à peu de chose près l’âge de la fille de l’agent Cristo. Et ce n’est  pas qu’elle lui ressemble tant que ça physiquement, et dans le cœur de ce papa, sa fille c’est la plus belle même en face des plus belles. Mais quand même cette demoiselle-là, on dirait qu’elle a été peinte au sortir d’un rêve. En plus, cette petite est gentille. Alors oui, elle a l’air un peu juste, sur tout ce qui est… déjà le vocabulaire, on voit qu’il ne faut pas trop s’écarter de ce que la télévision la plus crasse et la pub la plus ambitieuse ont fait du langage courant. S’en tenir tant que possible fermement au seul premier degré. Et surtout éviter de croiser plus de deux idées dans une même phrase. Une fois que ça, c’est acquis, elle a vraiment un commerce très agréable, même avec son ton de voix de cruche. C’est une chic fille.

Elle a bien voulu d’un gobelet de soupe au distributeur, a précisé « sans sucre » – mais c’était peut-être une blague, on ne peut pas savoir. Elle regrette un peu son choix, c’est vraiment dégueu, mais refuse catégoriquement de revenir en arrière. On ne gaspille pas, on assume, c’est comme ça qu’elle a été élevée.

– Enfin ça, c’était les principes de mon père pour les autres. Pour lui, il était moins regardant.

Elle est extrêmement bavarde, mais elle pourrait l’être plus encore si elle ne s’empêchait pas constamment. Et ce n’est pas tant parce qu’elle craint de révéler quelque secret ou de commettre le lapsus fatal en se laissant libre cours, que parce qu’elle a acquis la conviction qu’il était de bon aloi qu’elle la ferme autant que possible en société pour ne pas faire subir au monde l’ineptie dont elle est le besogneux véhicule. On sent dans ses façons d’arrêter une phrase en route qu’elle a été moquée, rabrouée, et peut-être pire encore. Elle est très touchante. L’agent Cristo lui a parlé de sa Concha, sa grande fille à lui, qui est passée responsable à la rentrée du Starbucks du petit centre-ville, et coïncidence, c’est un endroit où Vanina Celesti a, sinon de vraies habitudes, des occasions de commander ses grands cafés et des milk-shakes à emporter :

– Le mercredi, je garde souvent les enfants de ma soeur, et je n’y vais pas les mains vides. Je crois que je vois qui est votre fille, elle est aussi brune que moi, pétaradante et elle a toujours deux stylos glissés dans le tablier.

– Ça peut lui ressembler, oui.

– Ah et puis elle a des cors aux pieds, enfin elle en avait, c’est pour ça qu’elle portait toujours ces croquenots un peu… moches, surtout avec l’uniforme. Mais c’est vrai que dans son métier, on piétine tellement…

– Oui, c’est elle. Vous la connaissez donc, le monde est vraiment petit.

– Non, je ne la connais pas non plus vraiment, pour les cors aux pieds c’est juste que je l’ai entendu en parler avec sa collègue. J’ai tendance à écouter les conversations. Enfin, je n’aime pas tellement le vide.

– Je lui dirai que je vous ai rencontrée, je suis sûr qu’elle, elle se souviendra de vous.

– Ah oui, elle est photogénique elle aussi ? Ce n’est pas photogénique qu’on dit ?

– Physionomiste peut-être ?

Vanina Celesti hausse les épaules d’impuissance apprise. La vérité, c’est qu’elle est aussi toujours un peu obligée de broder une réalité approximative, mais qui fasse tenir son monde pour crédible malgré tout ce qu’elle doit en taire. Son impératif d’anonymat, qui est la règle numéro 1 des justiciers masqués, leur condition sine qua non, avec elle ne tient incessamment qu’à un fil. À un miracle reconduit à chaque instant où elle se commet en paroles ou en actes. Mais il n’y a pas que ce secret-là qu’elle doit circonscrire dans sa tête de petite bête de la forêt. Il y a aussi ses pouvoirs dont elle a sans cesse les réflexes, les tentations, et qu’elle doit contenir de toutes ses forces et de toute sa concentration déjà quand elle est La Spectre Noire. Et en civil c’est pire : combien de fois s’est-elle mordu les lèvres pour ne pas se rendre intangible dans la cohue d’une rame de métro, ou pour ne pas voler pour traverser le périph’ et arriver à temps à un rendez-vous ? Et encore, ce ne sont là que les pouvoirs qu’elle se connaît. Mais c’est qu’elle en a à son insu. Qui apparaissent soudain et qui n’ont pas d’impératifs de discrétion. Dans la rue, devant tout le monde. C’est comme si des pouvoirs, il lui en poussait, chaque jour un peu plus. Elle respire sous l’eau, elle peut prendre les commandes neuronales de son chat et lui faire faire ce qu’elle veut, et elle peut se téléporter de sa chambre à sa salle de bain, pour le plus spectaculaire. Mais elle peut plein d’autres choses insensées. Plein. Elle ne peut pas gérer pareille profusion, et d’ailleurs personne ne pourrait. Alors elle…

Et le pire c’est qu’elle ne peut en parler à personne. Le seul qui pourrait l’entendre et l’aider, ce serait MDK. Mais il fait déjà tellement pour elle, et elle lui cause déjà tellement de souci. Vani, Vani, Vani, tu es un boulet, tu as toujours été un boulet, et tu seras toujours un boulet, se dit-elle, chaque matin à peine a-t-elle ouvert les yeux. 

L’exemple des cors aux pieds de la fille du bon agent Cristo est parlant. Elle ne l’a jamais entendu dire qu’elle avait des cors aux pieds, ce n’est pas le genre de fille à se plaindre, et moins encore si quelqu’un peut entendre sa plainte. C’est une discrète, comme son papa. Non, la vérité, c’est que Vanina Celesti  l’a « senti » son mal de pied. C’est un pouvoir qu’elle a depuis octobre. Enfin depuis un peu après ce week-end de cousinade à  Saint Symphorien sur Coise. Ça n’a aucun rapport de cause à effet, mais c’est un bon repère. Elle a découvert ça en se trouvant focalisée d’un coup sur une gêne lancinante qui ne venait pas d’elle-même, mais de la dame juste devant elle dans la file d’attente à la CAF.  Et le plus beau c’est qu’elle a compris immédiatement, alors que la compréhension intuitive ce n’est pas sa meilleure part, que la petite dame se trimbalait un ganglion qui était en train de très mal tourner. Voilà pour le plus beau. Reste le plus dingue.  Le plus dingue, c’est qu’elle l’a guéri. Comme ça, rien qu’en y pensant.

Alors évidemment, se sachant aussi fantasque qu’un peu sur le qui-vive quant à l’étrangeté de ses capacités, elle s’est dit, Vani, Vani, Vani, tu te fais des films. De fait, elle aurait très bien pu imaginer le ganglion, et imaginer ensuite sa guérison. Alors, ni une ni deux, elle est allée aux urgences de la Croix-Rousse. À sa tête affolée, et son physique a joué aussi un peu, deux infirmiers se sont précipités pour la prendre en charge dès son arrivée. Et elle a improvisé, cherchant son père partout, commençant à paniquer qu’il ne donnât plus de nouvelles depuis la veille au soir, craignant un accident, et se faisant un sang d’encre, elle a été d’autant plus crédible que c’était du vécu, sauf que ce n’était pas un si mauvais souvenir ; et pendant que les infirmiers, tellement prévenants, cherchaient partout un Monsieur Edgard Celesti, elle a ausculté les quatre malheureux, parqués dans la salle d’attente, et cette fois-là les a  guéris sans la moindre ambiguïté, deux fractures, dont une ouverte, une petite, mais profonde entaille de couteau électrique, et, plus dégueulasse, elle a fait disparaître d’un rectum un objet détourné de sa fonction initiale. Un camion-citerne Matchbox échelle 1/75. Et à part cette dernière guérison, elle a tout vu de ses yeux vu.

De là s’est ensuivie toute une semaine de grande exaltation. Voilà un pouvoir qui ne nécessitait pas de se costumer et de se cacher. Un pouvoir foncièrement discret dont elle pouvait user à discrétion. Elle pouvait enfin être une héroïne à plein temps. La nuit La Spectre Noire, le jour juste la petite Vani qui guérit les gens qu’elle croise, sans qu’ils se rendent compte que c’est elle. D’ailleurs, c’est dans cette semaine-là qu’elle a guéri le cor au pied de Concha Cristo ; ça a été une des plus belles périodes de sa vie, avec celle évoquée juste précédemment de la mort de son père, très déstabilisante pareil, mais comblée, emplie à ras bord, de cette impression de n’avoir plus de regard sur elle que le sien propre. Et puis il y a eu  le braquage nocturne du dépôt de la Brinks, et comme d’habitude MDK et elle, qui arrivent les premiers sur les lieux – c’est ça qui est bien avec MDK, c’est ce mental de ratier qu’il a, qui fait que deux fois sur trois, Élasto-Steph qui bosse solo et la paire FreezingMan/Le Ramolisseur arrivent toujours après la bataille. Quand le boulot est fait, et bien fait. Bon, « bien fait » dans ce cas là, c’est à relativiser, parce que si toute l’équipe de braqueurs s’est retrouvé assez rapidement à devoir refaire un inventaire de ses dents et de ses abattis, hélas MDK s’est pris une bastos – parce que ça carapace, inspirée de celle des coléoptères à elle aussi ses parties molles, et son mollet a été moitié arraché. Comme de juste, voyant cela, La Spectre Noire a usé du pouvoir de Vanina Celesti en imaginant que ça passerait comme une lettre à la poste. Et effectivement, MDK, assis adossé à un mur et serrant les dents pour ne pas couiner, pensant déjà à sa fin de carrière qui forcément commençait là, soudain a été comme soulagé, n’a plus rien senti, et s’est demandé si son corps lui jouait des tours :

– Je ne rêve pas, j’avais une escalope qui pendouillait sous le genou ; et un petit geyser de sang au talon et… Spectre ? J’ai pris une balle ? Ou bien ? Vous avez vu comme moi ou je me suis fait un film ?

– Je n’ai rien vu, Méca, je vous ai juste vu tomber. Vous avez pris une balle ?

– On dirait que non, c’est fou.

– Mais c’est fou bien, ou c’est fou pas bien ?

– C’est fou fou, déjà. Mais je perds la tête… Je perds la tête…

– Mais non, vous abattez un tel travail, et puis c’est moi qui vous perturbe avec mes manières bizarres de tout.. de courir, de voler, de me maraver… Déjà de parler. C’est bizarre quand je parle. Voilà, au bout d’un moment ça doit vous taper les nerfs de la tête.

Et là, s’est produit un autre truc fou, mais fou pas bien celui-ci. Les cinq braqueurs qu’on avait étendus pour le compte, s’étaient relevés intacts, entiers, guéris et deux d’entre eux avaient remis la main sur leurs Kalachs. Il a fallu s’employer fissa pour les dégommer une deuxième fois, et pour de bon ce coup-ci. Il s’était passé que le pouvoir de guérison avait été mal dosé, qu’au lieu d’une « frappe chirurgicale », la Spectre dans l’urgence de bien faire avait arrosé tout le pâté de maison. Dès lors, elle n’avait plus osé se servir de son pouvoir en mission, confortée en cela, par la réaction très suspicieuse de MDK, qui cette nuit-là, pour la première et toute dernière fois, s’était posé des questions à son endroit. Enfin pas les questions habituelles, genre « est-ce qu’elle a compris ce que je lui demande ? » ou la classique « mais que diable veut-elle dire par là ? ». Non des questions dont il n’aurait probablement pas aimé les réponses. Et La Spectre Noire, s’il y a une chose qu’elle redoute par-dessus tout, c’est l’idée de déplaire à MDK, qu’elle aime avec ardeur.

Ça aussi, elle aimerait en parler avec quelqu’un, de cet amour qui la dévore, et dont elle ne peut rien faire. Sa soeur sait qu’elle aime MDK, mais elle ne sait pas qu’elle le connaît comme partenaire, qu’elle aime vraiment MDK. Elle pense qu’elle l’aime comme la simplette de la famille doit aimer, qu’elle en est fan, comme on est fan d’une vedette. Comme d’autres aiment Kev Adams ou Édouard Philippe. Que c’est pour ça qu’elle a des posters du french-meca dans sa chambre et même un album photo où elle accumule des articles de presse. Voilà comment à sa soeur elle peut parler un peu, de traviole, de ses sentiments, mais cet amour de midinette ce n’est pas son amour.

Non, et ce n’est pas non plus… Comment elle a dit La gueparde ? Un genre de transfert ? De transfert de quoi ? Soi-disant qu’elle transférerait des choses émotionnelles et immatures sur le gars qui fait un peu autorité, un peu papa de remplacement, gnignigni gnagnagna, que ça fait partie de l’apprentissage et que gnagna le cordon, le voile qui se lève, et la cristalline (sic) qui devient papillon ou on ne sait pas quoi. L’autre elle vient jouer les grandes soeurs, mais c’est qui cette femme ? Qu’est-ce qu’elle sait de MDK ? Elle passe son temps à se foutre de lui, à le rabrouer, à le rabaisser devant tout le monde, mais elle a fait quoi de plus que lui ? Elle a fait quoi tout court avec son body panthère, son bonnet D, ses genoux qui louchent et ses fesses molles ? D’accord; elle court vite, mais si ce n’est que ça, s’il faut aller d’un point A à un point B et se chronométrer, il semble à La Spectre Noire qu’avec la téléportation elle envoie un peu tout le monde se brosser. Enfin le temps de maîtriser le sujet, et je vais t’en foutre moi du transfert. Du transfert… La vérité c’est que La Guéparde a peur, qu’elle sait qu’elle a fait son temps. Et que dans tout le temps qu’elle a eu, elle n’a pas su se rapprocher de MDK. Elle ne lui a jamais sauvé la vie, elle ne l’a jamais secondé efficacement, le BIOS depuis la mort du Golem, et peut-être même avant, le BIOS c’est MDK.  Il fait tout, il ménage la chèvre et le chou, il passe son temps au téléphone, même pendant les rondes, parce que la Libellule ne peut pas assurer sa garde parce que son fils a encore une mue (non, mais sans blague elle ne peut pas pondre un chiard qui fait seulement ses dents celle-là ?) ou que Feu-Follet a lavé ses deux tenues avec une nappe rouge et qu’il n’est pas question qu’il tourne en combinaison rose. Tous, c’est tous les mêmes, des usagers de leur fonction, des ayants droit sans devoir et la Guéparde pas moins que les autres qui n’a jamais fait que profiter en en riant du dévouement sans failles de MDK

Il ne faut pas qu’elle pense à ça, il faut qu’elle se cale sur une respiration lénifiante. C’est déjà l’angoisse que MDK ait disparu sans laisser de traces. Et il y a, surajoutée, la peur panique de commettre une bourde, d’endormir ou d’ensevelir l’état d’alerte légitime, en se laissant aller à la conversation débonnaire de ce gentil policier, qui a l’air d’avoir plaisir à sa conversation. Ce bonhomme l’écoute. C’est étonnant. D’expérience, Vanina Celesti croit savoir qu’elle est saoulante pour la plupart des gens, des mammifères peut-être : des fois quand elle lui parle de trop, au bout d’un moment son chat prend un coup de toucouc et se met à se hérisser le poil et à marcher en crabe en soufflant. Mais là, cet agent Cristo, non seulement il n’a pas l’air d’être au bord d’une rupture d’anévrisme ou d’une combustion spontanée, mais c’est lui qui remet des pièces pour alimenter et faire durer la palabre, toujours une petite question bienvenue et bienveillante, toujours une approbation, un « ah bon ? Racontez-moi ça ». En général, quand quelqu’un s’intéresse à elle, c’est souvent qu’il y a un projet derrière. Mais ce gars-là n’a pas l’air d’être un fieffé coquin. C’est dommage qu’elle ne maîtrise pas sa capacité télépathique. C’est dommage que ce pouvoir-là, faute de s’avoir l’appréhender, ne lui soit acquis qu’à la faveur de sortes de crises. Elle a des accès de télépathie, et voilà tout. Et puis elle s’est promis de n’utiliser sous aucun prétexte aucun de ses pouvoirs, tant qu’elle serait aux mains de la police. Elle est la petite Vani, témouine d’une agression, et qui a probablement échappé à une tentative de viol hier, à une heure avancée de la nuit.

– Pas comme ces pauvres filles… C’est fou de réaliser, que ça s’est passé juste à côté, pendant que les autres dansaient, et qu’on n’a rien vu, rien entendu. Rien soupçonné même. Ce type, si je l’avais en face de moi…

– Ne dites pas ça, mademoiselle, vous l’avez eu en face, et vous l’avez échappé belle. Pensez aux deux filles qui n’ont pas eu votre chance.

– Oui j’y pense tout le temps. D’autant qu’elles étaient déguisées en moi toutes les deux. Enfin comme moi. En Spectre Noire. Il y a des tordus quand même. C’est un vêtement de combat, c’est comme vous avec votre uniforme. C’est le travail.

– Oui enfin comme moi, moi je ne suis pas La Spectre Noire.

– Non. Je sais.

– Ce que je veux dire par là, c’est que la Spectre Noire, c’est une bombe atomique.

– Pas du tout, elle peut juste se rendre immatérielle. Vous savez, c’est celle qui passe à travers les trucs. Elle n’explose pas. Enfin, j’espère. Vous me foutez les jetons…

– Non pas une bombe au sens propre, je m’exprime mal. Une bombe au sens où elle a encore été élue justicière la plus sexy de l’année. Ça fait trois ans qu’elle bat la Coréenne là, qui est toujours en bikini, et qui n’est pas précisément une mocheté… mais si, celle qui envoie des épines.

– Oui, je vois de qui vous parlez, mais je ne sais pas dire son nom. Dès que c’est des noms avec des K et des tirets, je ne suis pas équipée pour. Ma soeur serait là, elle vous dirait… D’accord une bombe au sens bien bombée là où il faut que ce soit bombé. C’est gentil.

– C’est surtout vrai. Et dans la tête d’un dépravé, vous imaginez bien ce que ça peut faire d’avoir, pas une, mais trois filles déguisées en fantasme sur pattes… Pardon de parler comme ça.

– Non, ça va, on me l’a déjà dit. Et bien sûr, vous ne parlez pas de moi, mais de La Spectre. Vous pensez que quand il a attaqué mon ami, votre gars d’à côté, c’était pour s’attaquer à moi ensuite ?

– C’est difficile à savoir. Ça me paraît peu plausible. Les deux autres filles, il les a eues par la ruse, et la drogue, discrètement, au nez et à la barbe de tout le monde, pas par la violence et l’esclandre… Et puis on n’est pas sûr que c’est lui.

– Qui ?

– Le monsieur d’à côté, celui qui a attaqué votre ami.

– Si c’est lui. Je l’ai reconnu.

– Oui, mais on ne sait pas si c’est lui qui s’est attaqué aux filles. D’ailleurs, les filles il les a droguées, vous le savez ?

– Ah vous voyez que c’est lui. Oui, je le sais, il a dû droguer leurs verres.

– Oui probablement, et vous n’avez pas bu, pendant la soirée ?

– Si, moi je peux. En gardant le masque, je peux, parce qu’il y a que le nez en forme de bec qui barre ma bouche, et que je peux boire à la paille. Alors que MDK, DJone, s’il n’a pas pu boire avant de mettre son masque, et ben Tintin.  Et c’est pareil pour faire pipi, il faut qu’il prévoie. Avec tout son barda. Mais ça va, il est prévoyant. Alors que moi zip zip, j’ai une Fermeture Éclair. Mince, pourquoi je vous raconte ça ?

– Pas grave mademoiselle. Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’ait pas drogué votre verre à vous. Vous deviez être tout le temps collé à votre ami.

– Oh… Vous me trouvez collante ? J’ai toujours peur de ça, je fais attention. Mais pour parler d’hier soir, il m’a laissée seule souvent. J’aime bien danser, mais ça m’a pas mal perturbée. On n’était pas là pour ça à la base. Enfin si bien sûr. Mais c’est surtout que je ne savais pas où il était. Il est resté un moment dans la cuisine, à parler politique avec Anthrax et Dart. Enfin les deux jeunes déguisés en Anthrax et Dart. Ils avaient bu beaucoup et avaient l’air très remontés contre le gouvernement, contre le rôle de certains justiciers dans la répression de la grogne sociale. Le BIOS mis dans le même sac, parce que si on suit l’argent on arrive toujours aux mêmes qui dirigent le monde, nanani nanana. Ils nous ont bien engueulés…

– À cause de vos costumes ?

– Oui, pour eux c’était des costumes de chien de garde. Moi ça ne me dérange pas, j’aime bien les chiens. Mais Djone Smice, il ne faut lui parler mal du BIOS. Ça le met en rogne. Après quand je dis en rogne, il fait juste de la pédagogie. Mais quand il fait de la pédagogie, il ne recule jamais. Il est comme ça, grrrrr.

– Et vous n’avez jamais laissé votre verre sans surveillance.

– Je n’ai pas fait attention. Mais je trouve que c’est difficile de danser et de surveiller ses affaires. Une fois, je suis allée en boîte avec des amies de ma soeur. Il y en a toujours une qui restait près des sacs.

– Et là, comme vous étiez toute seule, si on avait voulu, on aurait mis n’importe quoi dans votre verre.

– N’importe quoi non, enfin je ne sais pas ce que vous avez en tête. Mais une drogue oui. Vous pensiez à une drogue ? Oui bien sûr. Alors peut-être, et peut-être que ça n’a aucun effet sur moi. J’ai une constitution bizarre. Une fois, toute la maison a eu la grippe, mon père, ma mère, ma soeur… et moi, rien.

– Oui peut-être, il faut rester humble face à la science, il faut se garder de généraliser et de sauter aux conclusions trop vite. Mais puisqu’on parle de verre, est-ce que ça vous dirait un chocolat chaud ? Ça ferait comme un dessert à votre soupe. Et puis ça passerait le goût.

– Bonne idée, mais c’est moi qui vous l’offre. Non non non, c’est ça ou rien, sinon je ne reviens plus.

– Vous êtes trop gentille mademoiselle, qu’est-ce que vous cherchez ?

– Mon sac, je ne sais pas où je l’ai posé.

Il est sous une chaise à côté de l’agent Cristo. Alors il se baisse et ça pourrait grincer, tellement ça lance derrière la jambe, la fesse et jusqu’au bassin. Mais ça dure ce que dure une grimace et ça passe.

Vanina Ah Ah §7

§7

Le commandant Cellor se lève et va sur le seuil de la porte de son bureau pour faire signe à l’agent Cristo. Celui-ci s’approche péniblement en se tenant la hanche :

– C’est encore votre arthrose ?

– Oui, en ce moment, ça prend tout l’arrière de la jambe, mais c’est la fatigue aussi. Et l’âge.

– Vous devriez peut-être penser à demander un poste plus assis au lieu de prendre les rondes et de faire le coup de poing. Vous savez que je peux en toucher un mot à qui de droit d’autant plus facilement que…

– Que vous êtes qui de droit. C’est gentil, patronne, mais assis c’est pire.

– Alors je vais vous faire piquer.

– Oui, je m’y prépare.

– En parlant de ça…

Elle ferme la porte de son bureau derrière elle pour ne pas que Jean-Georges Rodriguez puisse entendre ses chuchotements :

– Vous étiez de l’équipe qui a ramassé le Monsieur Rodriguez cette nuit ?

– Oui, et ramasser, c’est le mot juste, il aurait fallu une pelleteuse.

– Vous l’avez emmené à l’hosto ?

– Oui, compliqué, mais on a pu le faire. En fait, on a trouvé Chérubin juste à côté, et il a fallu faire deux voyages, parce que chérubin voulait voyager seul.

– Vous avez demandé une analyse ?

– Oui, elle a dû arriver. Mais je vous ai mis en priorité dans votre bannette celle des deux filles de cette nuit.

– Oui j’ai vu, merci, Cristo. Vous les avez regardées ? Elles sont bizarres non ?

– C’est à dire du GHB, à cette concentration, il faut reconnaître que c’est du jamais vu. Il y en a une des deux, son pronostic vital est clairement engagé. Pauvre môme. Mais vous vouliez me demander l’alcoolémie de votre suspect ?

– Son analyse oui, si vous pouvez la regarder et me l’imprimer. Je ne suis pas sûre qu’on va trouver quelque gramme d’alcool. Si j’en crois la fable que la petite demoiselle qui est en salle d’attente m’a racontée, ça ressemble plus à de la drogue.

– C’est vrai qu’elle est drôle cette petite Celesti. Je crois qu’elle a un dessin animé dans la tête, vous avez connu les Barbapapa ?

– Non, pas en direct, mais je situe. N’empêche que la Barbabelle a peut-être aussi autre chose de plus cru dans la tête. Vous avez du nez Cristo, et puis vous n’êtes pas homme à vous troubler, comme les autres gars de l’équipe. Oui, je le vois, et oui, elle les fait beaucoup jaser ces coquelets. Vous voulez bien me porter l’analyse du sieur Rodriguez, et aller proposer un thé, un café, ce qu’elle voudra à la fille affolante de la salle d’attente ? Et causer avec elle, de ci de ça, l’air de rien. Vous pouvez faire ça pour moi ?

– L’air de rien, c’est mon créneau.

Le commandant Cellor, retrouve son lieutenant et son suspect en face à face, dans ce qui ressemble à un concours de pokerface. Houard a dû tenter de le bousculer un peu, il fait ça quand elle n’est pas là, parce qu’il aime bien le faire, mais qu’en matière de bousculade de suspect, des deux c’est elle la meilleure. Elle est crédible en méchante, mais il faut voir les mains qu’elle a. Ces mains ont été conçues pour envoyer des gifles et pour étrangler les fâcheux. Avec le père Rodriguez, ça ne marchera pas. C’est un fâcheux, mais il est plus fâché encore d’être là. Et il n’a pas l’air impressionnable. Contrairement à la demoiselle Celesti, il a une sale gueule et on n’a pas envie de le croire. Mais peut-être que son histoire d’amnésie…

– Monsieur Rodriguez, on est embêté avec vous. Vous avez un profil qu’on rencontre très peu dans nos sphères usuelles, vous vous en doutez bien. On est plus rôdé à gérer les débordements de certains marlous, des situations de petit banditisme, du pochtron et du camé comme s’il en pleuvait, et des choses très sordides. Cela dit, on est très ouverts d’esprit, on est toujours partant pour avoir des surprises, des exceptions aux règles, et vous pourriez bien être un cas d’espèce. D’abord, on a envoyé des gens à nous à votre bureau dans la tour en verre juste à côté. Et pour trouver quelqu’un qui vous y a vu ne serait-ce qu’une fois, ça a été compliqué, et il s’est trouvé que ça a été un agent d’entretien. Monsieur Berlant ou Berlont. Ou Bertont. C’est écrit comme une ordonnance, désolée. Ce nom vous dit quelque chose ? Non ? Monsieur Bertruc ne tarit pas d’éloges sur vous, enfin si ne pas tarir d’éloges ça commence quand quelqu’un vous trouve très gentil.

– Je travaille beaucoup de nuit, rien dans mon travail ne m’astreint à des horaires en fait. Beaucoup de choses se font par internet, j’ai un entrepôt pour le peu de mon stock dans le quartier des Buers, et la plupart de mes rendez-vous d’affaires, je les donne au Sofitel. Les prestations que je vends sont assorties à un certain standing que Villeurbanne hélas n’offre pas encore.

– Mais vous confirmez que vous êtes gentil ?

– Si monsieur Bertruc le dit… pour vous répondre sans fausse modestie, je pense que oui. Ce n’est pas ce qu’on dit de moi de prime abord, mais…

– Oui oui je comprends. Pourtant j’ai quelqu’un dans une pièce à côté qui dit vous avoir vu agresser quelqu’un.

– Moi ? Agresser quelqu’un ? D’accord, je redescends de mes grands chevaux, je ne me souviens de rien. Si la personne m’a vu, ça doit être possible, je suis bien désolé. Mais c’était dans quel contexte ? Je promets que ça m’aiderait peut-être si j’avais le contexte. Je vous jure que je ne m’en souviens pas.

– C’est embêtant, Monsieur Rodriguez.

– Oui je sais. Et comment que je le sais.

– Je vous le dis, si ça peut amorcer votre pompe, mais la suite de la soirée, c’est vous qui me la racontez. Parce que ce n’est qu’ensuite qu’on rentre dans le sordide. La demoiselle, mon témoin, vous a vu agresser un ami à elle déguisé en superhéros, dans une soirée où tout le monde était déguisé en superhéros.

Jean-Georges Rodriguez blêmit, et s’accroche sur sa chaise à ses propres genoux pour ne pas s’affaisser. Il vient d’être soufflé par une implosion… inspiré donc. Il était bien MDK cette nuit et il était entouré de ses paires, d’ennemis peut-être, il y a peut-être bel et bien eu une bataille rangée, un combat épique dont il a perdu tout souvenir.

Le commandant Cellor et le lieutenant Houard échangent un regard, ils sont rentrés sous la garde du suspect, ils ont tapé au foie, c’est maintenant qu’il faut le travailler. Mais l’agent Cristo tape ses deux coups secs à la porte et passe une tête penchée et assez impérieuse. Sa patronne s’approche et se fait aussi large que possible pour le cacher à la vue des autres. Il lui tend un papier à l’en-tête de Grange-Blanche en articulant dans un souffle : « G-H-B »…

Ce sont les analyses de Rodriguez. Il a été drogué, assez massivement pour y laisser bien plus que sa seule mémoire immédiate.

Acétone

Acétone

Le camion branle dans l’aube, poussif autant 
qu’elle et semblant longer pareillement la Z.A.C. 
acétonée grise, les cheminées et le vrac 
des tuyauteries de Saint-Fons – mes beaux enfants

avec ces corps dépressurisés qui balancent 
des gros morceaux d’âmes à la va comme ça pousse 
– et aucun hublot n’a résisté aux secousses – 
ça fait aussi des bras des mains dans tous les sens,

mes beaux enfants qui font coin-coin comme des jouets 
qu’on appuie – des culbutos avec des sifflets 
au cul, et qui crachinent aussi dans les odeurs

de vestiaire et d’usine mêlées, mes petits 
se replient un peu quand la lumière remplit 
les coins qu’ils ont dans une autre nuit : la leur.