Archives mensuelles : décembre 2021

Au près

[Une nouvelle pour un concours dont le thème était le «contre vents et marées», celle-là a été recalée sèchement.]

Je me souviens que ça part de traviole d’emblée, et que très vite, et ensuite très souvent, il faut que je remette les deux ou trois neurones encore à ma main en ordre de marche pour me rappeler le pourquoi de ma présence à ce concert de grands gueulards – qui n’est pas de mon âge pour la simple raison que ça n’a jamais été de mon âge. Pourtant le pourquoi est pile devant moi : Frida en train de danser, et de sauter, et de prendre un pied invraisemblable. Le chanteur a probablement crié un genre de mot d’ordre que je n’ai pas compris et toute la salle est transformée en une grande poêlée de popcorn. Mais moi, je ne bouge pas, moi je me regarde dans la scène et c’est aussi édifiant que si j’étais tombé sur une statue de cire à mon effigie au musée Grévin. Et vas-y la gamberge : or donc, mon aura invraisemblable, ces facultés que j’ai la chance de contenir à grand-peine et dont on m’a réputé exceptionnel à seulement les réunir si naturellement et en telle quantité, tous ces cadeaux que la vie m’a faits et que tout le monde se plaît à me présenter comme une manière de destin, or donc ma grâce contre les pesanteurs des besogneux qui sont tous les autres à part moi,  mon élection en somme, exprime toute sa moelle, rend le fin fond de son jus… dans cette soirée boumboum ?

Quelle idée, ce concert, pour une parade nuptiale. Je n’ai même pas pu capitaliser sur l’illusion que j’étais encore un peu dans le coup ; sitôt entassé avec les autres dans la fosse, sitôt subsumé à l’espèce des ringards : de grands cormorans aux ailes avachies ont investi l’estrade du palais des sports et ont commencé à réinventer un glam rock très fort, très sauvage, très post-punk, révolté, subversif au plan de la mimique et de l’engagement vestimentaire. Mais surtout très très fort. Frida et moi, sur ce fond de grand frisson du rock’n’roll, on s’est fait un temps des bobines radieuses et de l’orthophonie au porte-voix pour se rappeler le bon vieux temps où on était beau (enfin moi, elle, elle est toujours, plus que jamais, belle), mais on a vite renoncé, on s’est laissé ensevelir sous la performance énorme de nos amis les jeunes. Et les gugusses envoient un flux atonal, hypnotique, soiffard, et le chanteur a une voix blanche, nerveuse, autoritaire, cruelle, une gueule à aborder un virage beaucoup trop vite, et le corps entier en habitacle, en place du mort même. Je n’ai tenu que parce que j’étais aux premières loges de ma remontée de sève à moi et d’une Frida tout en rebonds, mais à la fin du deuxième rappel, j’ai le brushing en pièces, les oreilles en sang, la flore intestinale attilatisée et des envies de suicide d’importation.

On se retrouve hébétés, lancinés dans un sifflement collectif et personne ne bouge pendant que les lumières se rallument dans la salle. Frida s’est rapprochée de moi pour tâcher de me parler enfin. Je n’entends pas ce qu’elle me dit dans le brouhaha et les promesses d’acouphènes, mais comme elle caresse ma joue avec le dos de ses doigts, je comprends que je l’inquiète un peu. Je dois avoir l’air de m’être exilé loin en dedans et de n’être plus accessible qu’à des genres de premiers secours. Et c’est vrai que je manque d’air. Je crois que c’est la première fois que je la vois de si près. Elle sent le poivre cosmétique et la petite clop de pimbêche, elle porte la nuit sur elle, toute la nuit, et elle n’a pas été entamée par les trombes de décibels que nous avons eu à endiguer. Elle n’est pas pour moi, cette dame-là. Plutôt je ne suis pas pour elle. Je le sais du départ. Ce n’est pas une fille de la nuit, elle est la nuit, on n’a pas la moindre chance que de se distraire peut-être, ce n’est même pas sûr, et pour le moins il faudra faire vite, parce que le suspens risque assez peu de durer.

La masse humaine dans laquelle on est pris commence à piétiner et à se faire aspirer par les deux bondes et siphons des sorties. Frida me saisit le poignet et je devrais saisir ma chance en retour. Elle est si près qu’elle en louche et qu’elle a deux bouches. Ou alors c’est moi. Mais voilà qu’on gêne et qu’on n’a pas de recours que de se pousser de là où d’être poussés. Alors je libère mon bras et tente d’attraper sa hanche, mais elle se dérobe à ma main. Pas d’elle-même, enfin je ne crois pas, c’est qu’elle est happée pas un mouvement de foule contraire à la logique puisqu’il l’éloigne de la sortie. Mais le plus grave c’est qu’elle s’éloigne de moi. Elle a le temps de surjouer une berlue rigolarde à mon attention avant d’être comme aspirée dans un remous. Et engloutie. Comme fluide, c’est épais une foule, et quand ça se veut mouvement, c’est inexorable, sauf à te faire marcher dessus. Je lève les bras et les coudes pour bien annoncer que j’entends être faufilant, et je tente de rejoindre Frida en force tant que je vois encore sa longue chevelure noire et les petits clouclous et paillettes de son Perfecto en vinyle. Mais tu penses, il doit y avoir un appel d’air parce que je suis comme ventousé en direction de la sortie. Et là pas question de ne pas faire corps. Le mouvement est lent mais impétueux tel une boue visqueuse et épaisse. Je vais là où ça va, en marche arrière, puis en crabe, je m’arrête quand ça s’arrête, un grain d’H2O dans une flaque.

Plus de Frida. Dans quelque direction que je me torde le cou, je ne la vois pas. Elle va avoir été prise dans le courant qui mène à la sortie coté opposé et je sens venir le moment je vais l’avoir tout à fait perdue. Et pour toujours encore. D’autant qu’une nouvelle poussée me presse au plus près d’un mur assez sale, et qu’il va bien falloir que veille à ne pas me faire aplatir pour de bon. Devant moi, un peu plus loin, je vois ma chance : si je l’atteins, j’ai le havre de paix d’un renfoncement ; à l’odeur c’est le couloir qui mène aux toilettes, mais ce n’est pas le moment d’être regardant. La masse m’y porte, alors j’abonde en son sens et parviens à m’extraire.

L’odeur finalement, je me rends compte que j’aurais dû me fier à son abord répulsif, et m’en garder loin. C’est un mélange létal de javel, de pin des Landes et de beaucoup, mais beaucoup beaucoup de pisse tiède. Ça sent tellement fort que ça en devient presque un goût dans la gorge. C’est infect. D’ailleurs, tous les jeunes gens qui passent devant moi grimacent et semblent prier pour que la poussée collégiale les expulse au plus vite à l’air libre. J’aperçois le front de Frida qui dépasse à peine la large épaule d’un esthète à crête et tatouages et prends déjà mon élan pour la rejoindre dans le courant, mais une bousculade me la fait perdre de vue pour l’éjecter presque dans mes bras l’instant d’après. Alors je l’empoigne et l’entraîne avec moi dans le couloir. Elle a un premier élan pour soupirer de soulagement, mais se repend aussitôt :

– Ah là là l’odeur. Tu sais choisir tes lieux d’embuscade. J’ai tout de suite senti que tu étais un homme de qualité.

– Une embuscade ?

– Parce que ce n’en est pas une ?  

Décidément, il y a erreur sur le casting, me dis-je, mais je n’ai pas le loisir de répondre, ni celui d’être sûr d’avoir compris, elle passe ses mains derrière ma tête et comme la prise ne sied pas à ses petites mains graciles, finalement, elle me tire à elle par les deux oreilles et m’écrase un baiser de méduse sur, et dans, la bouche. C’est un choc mou, mais c’est un choc, et un moment d’apnée : ô temps, vas-y, reprends ton vol fissa.

Mais non.

Pièces et main d’oeuvre

[Une nouvelle pour un concours dont le thème était le « transhumanisme », celle-là n’a pas été recalée. Mais je ne l’ai pas envoyée ; je pense que ça a aidé.]

C’était indiqué en gras et en clignotant à l’écran, mais ça surprend quand même : l’effet de l’anesthésiant se dissipe immédiatement sitôt ma main et mon avant-bras sortis du diagnostic-lab. Frida, qui a anticipé, me tend une dose d’opium du maquis et ma flasque qu’elle a remplie d’eau tiède. J’avale, et je souffle, pendant qu’elle prend le ticket d’appel qui sort de la machine :

– Ils ne perdent pas le Nord, le prix à payer est écrit en plus gros que ton numéro d’ordre. Des fois que tu oublies où tu es. Comment est ta main ?

– Ma main n’est plus, je le crains.

– Ne commence pas à t’en remettre à ta passion pour le pire. Ta main est cassée, salement cassée même, puisque le petit truc qui dépasse, là, ça ne peut être qu’un os. Mais on va attendre le diagnostic avant de se résoudre à t’euthanasier. Aller, il faut bouger, le suivant gratte déjà à la porte, avec son couteau dans le dos.

– Oui, et bien il entrera quand on aura fini ; d’ailleurs, écoute : la machine est encore en train d’analyser mon cas, et au bruit qu’elle fait, je peux te dire qu’elle y met quelques neurones.

– Ce bruit-là, c’est la désinfection, Sal. Et il faut bien tout ça. Surtout avec ton haleine des grands fonds.

– Oui bon… je ne sais pas me brosser les dents de la main gauche… rien que de dire ça, je me rends compte que ma vie est foutue.

Un agent de la sécurité taillé comme une allumette nous ouvre la porte et nous indique le couloir vers la deuxième salle d’attente. Gaby y est déjà, assise les jambes étendues sur trois sièges pour les réquisitionner. Je m’assois, fourbu et plus petit vieux que jamais, sur celle du milieu. L’opium fait son effet, c’est terrible, terriblement agréable ; je comprends l’ampleur du fléau que c’est devenu et me demande comment Frida peut avoir ça chez elle depuis des années, assorti d’un statut médical qui lui vaut une ordonnance à vie, et ne pas être la dernière des camées. C’est sûr qu’elle a du caractère en plus d’avoir mauvais caractère, ma chère et peu tendre. Moi, à sa place, je serais déjà sous terre. Gaby regarde ma main, qui a enflé et jauni et me fait l’effet de battre comme un coeur. Devant nous, trois cabines, A, B, et C sont en fonction et l’affichage clignote et sonne pour appeler le numéro 217 au guichet A. quatre personnes encore devant nous.

– C’est long, dit Gaby, qui a eu le temps d’observer. Dans la cabine C, la dame est entrée il y a plus d’une heure. Je crois qu’ils sont en train de la plumer. Ils sont deux dessus, ces vautours. Elle est arrivée avec des hémorroïdes et ils sont entrain de lui faire un devis pour tout l’appareil digestif. Mais ça se voyait qu’elle était fragile, elle avait « aubaine » marqué sur le front. C’est criminel de laisser une petite dame comme ça venir seule en consultation, c’est criminel de ne pas proposer une assistance juridique à l’entrée de chaque cabine. Mais ne t’inquiète pas, Sal, je viens avec toi.

– Parce que tu crois que je ne peux pas me débrouiller seul ?

– Non, c’est parce que je le sais. Tu crois que je ne te connais pas ? Je le vois que tu as les yeux qui brillent depuis qu’on est là. Depuis la première salle d’attente, avec tous ces écrans, et tous ces spots pour vanter les grands mérites du polymère et des prothèses connectées. J’ai vu ton regard enamouré sur la main en carbone et culture de peau de chez MedCo, j’ai vu que tu étais prêt à éclater ton PEL et à vendre ta soeur. Tu parles, une main plus vraie que la vraie et à jamais jeune, avec des savoirs en implants comme un touché et une dextérité de pianiste. À quoi ça te servirait d’avoir une main droite de pianiste ?

– À jouer du piano.

– Voilà, tu as déjà lâché le bord. Tu vas te mettre au piano à soixante-dix balais ?

– Hé ho, déjà c’est soixante-six, et puis il n’y a pas d’âge.

– Oui oui, il n’y a pas d’âge pour être… débile. Le répertoire de piano pour main droite seule, tu as idée que tu vas en avoir fait le tour avant d’avoir à télécharger la mise à jour logicielle de ton jouet tout neuf ? Et ne me dis pas que ce sera l’occasion de travailler ta main gauche pour la mettre au niveau. Ta main gauche c’est un pied, Sal. Il n’y a qu’à voir comment tu te sers de tes couverts.

– Quoi ? Comment je me sers de mes couverts ? Oui, d’accord, je vois ce que tu veux dire. Mais l’alternative, c’est quoi ? J’ai la couverture de base, et ça ne me permet pas une opération traditionnelle. D’ailleurs, qui fait encore ça ? Est-ce qu’on a encore des gens qui savent réparer un os brisé, poser des broches ? Il doit y avoir un chirurgien à l’ancienne dans la ville, et il doit avoir une clientèle d’élite, de passionnés d’antiquité et de culture classique. Des ringards dans ton genre, Gaby. Mais en cultivés.

– Des médecins, il y en a en zone blanche. Oui, tu le sais, ne hausse pas les épaules. Le pays n’est pas complètement foutu. Alors bien sûr, ça veut dire qu’il faut que tu acceptes une opération, voire deux, que tu acceptes d’être immobilisé pendant des semaines, et que tu t’astreignes à des séances de rééducation pour récupérer tout où seulement partie de ta dextérité légendaire. Si ça se trouve, tu ne pourras plus te curer le nez sans assistance, et ça je comprends que c’est une perspective de l’ordre du drame dans ta tête de zozo. Mais nous, on ne verra pas la différence. On mettra juste un ciré, ou des bâches plastiques, avant de passer à table avec toi. On est rodés. Et puis de toute façon, tu aurais dû tilter quand je t’ai parlé de mises à jour. Des mises à jour, Sal, est-ce que tu as bien la notion de ce que ça implique ?

– Ça implique d’être connecté. Oui, oui, comme avec mon téléphone, comme à la maison.

– Voilà, abonné à vie, aux examens à distance, aux mises à jour, au service de maintenance, et aux crises de nerfs corollaires. Plus question d’installer tes vieux jours en zone blanche avec ta Frida, comme c’était prévu. Elle ira toute seule. Et toi tu resteras dans le réseau, branché au secteur, avec ta main de pianiste en plastoc, et pas de piano chez toi.

– Oui oui, blablabla, je peux aussi me dire que je peux trouver un coin avec réseau régulièrement, le temps de charger la mise à jour, et ressortir aussitôt des radars. Pour le prix, avoir une main toute neuve, sans passer par les galères postopératoires, ça vaut peut-être quelques arrangements avec ta bonne morale… je me trompe, Ché Guevarra ?

– Comme tu veux, Sal, après tout, si j’étais ta mère, ça se saurait. Déjà parce que tu serais moins moche.

Gaby tape ses mains à plat sur ses cuisses et se lève. Mais comme son mouvement est fortuitement synchronisé à la sonnerie qui appelle le 218 au guichet C, ça crée un moment de stupeur agressive chez le détenteur du ticket gagnant. Elle met ses bras en l’air pour bien indiquer qu’elle n’a pas d’intention hostile, mais ça ne rassure qu’à moitié la petite foule de la salle d’attente. Et deux agents de sécurité ont fait un pas en avant. L’inquiétude sociale c’est devenu un maquis très sec, la moindre étincelle et c’est l’incendie. Heureusement, la petite dame aux hémorroïdes fait une diversion en sortant à petits pas de la cabine avec une bonne grosse liasse de contrats signés et de prospectus, et surtout un sourire de statue de sel. Elle s’est faite enfler en beauté, elle le sait, elle l’a vu venir, n’a pas su l’empêcher, et pire : elle ne sait pas au juste, ce à quoi elle a consenti. Le sourire du technicien qui la suit du regard tant que la porte est ouverte est d’une obscénité sans appel. Il faudrait presque le montrer en exemple en école des métiers du secteur médico-commercial. Gaby et Frida, l’ont vu comme moi, et haussent de concert leurs épaules devant la fissure que ça vient de créer dans ma morgue de grand prêtre consumériste. C’est Frida qui reprend le travail de sape :

– Gaby a raison, tu es dans le compulsif, alors que ce n’est pas un achat que tu as à faire. Enfin je suppose que tu ne t’es jamais levé en te disant : tiens, si je m’achetais une main !

– Il y en a qui le font. Il y en a plein même. C’est même devenu un genre de nec plus ultra, d’être « augmenté ».

– Ah d’accord. Et toi, d’un coup, comme ça, à soixante-six ans, tu te dis : tiens, et si je cédais à la mode pour une fois. C’est ça ? Tu auras été ringard toute ta vie, tu as laissé partir tes cheveux et tes dents, tes oreilles un peu aussi, tu grinces de toutes tes articulations et tu ne digères plus rien, mais là, la mort approchant, tu te dis qu’il est peut-être temps d’être enfin à la mode. C’est quoi l’étape d’après dans ton plan ? Tu me quittes et tu refais ta vie avec une danseuse de 20 ans ?

– Fais gaffe à ne pas me donner des idées comme ça, toi. Tu sais comme j’ai le cerveau qui part dans les virages. Vous vous êtes donné le mot toutes les deux pour me mettre sous tutelle ? Ce n’est pas non plus comme si je faisais une dépense somptuaire et que j’hypothéquais la maison. Tu as vu le petit film ? Il y a une promo en ce moment.

– Mais il y a toujours une promo en ce moment. Si tu reviens dans un mois, il y aura une promo en ce moment. Enfin Sal, tu vois bien qu’ils sont hostiles ces gens. Et puis d’accord… combien elle coûte ta main ?

– Normalement, elle est à 20 000, et là ils la bradent à 14 000.

– 14 000 ? Tu veux dire que tu as 14 000 à disposition, et que tu es à la merci depuis dix ans des humeurs de ton tas de boue de combi Volkswagen, dont on ne sait jamais, si toutefois il daigne démarrer, s’il va nous amener à destination ? Que tu auras sacrifié tes nerfs et quelques-uns de nos week-ends pour t’acheter une main connectée ? Que tu attendais juste qu’elle soit en promo ? Et puis c’est 14 000 pour la main, mais combien pour l’amputation, la pose, le raccordement neuronal, les implants de colonnes, et le petit logiciel qui va bien ? Le fameux logiciel qui t’abonne à eux jusqu’à la fin de ta vie ?

– L’amputation est gratuite, enfin elle est incluse dans ma couverture. Et puis pour le reste, je peux peut-être vendre une ou deux guitares, j’en ai quand même beaucoup. Et je ne m’en sers pas d’une seule depuis des lustres.

– Je t’interdis de faire ça. Et pour que les choses soient bien claires, je te refais l’historique de ta nouvelle passion. Il y a quatre heures, tu t’es fait tomber une pleine étagère d’outils sur la main, et pouf, te voilà acquis à la cause de toute une vie : tu veux une main artificielle, pour redonner un sens à ta vie. C’est bien ça, je n’ai oublié aucune étape dans le cheminement ?

– Frida, Frida, Frida, tu sais qu’il y a des gens qui n’attendent pas que leurs membres et organes dysfonctionnent ou soient endommagés pour les changer ? Tu en connais autant que moi qui ont le téléphone en sous-cutanée dans la paume de la main, un oeil ou les deux yeux numériques ou un tuteur de nuque… sans parler de la folie des pénis de chez Bayer, avec leur égérie, là, comment s’appelle-t-il ? Mais si, tu l’aimes bien. Justin Bieber, non ? si voilà, Justin Bieber qui pause en boxer, poutre apparente, dernier éveillé, pétant le feu même, dans un amas de corps qui doit être une pause dans la partouze perpétuelle qu’est sa vie, avec son sourire de camé, pour illustrer le slogan : « quarante ans, moi ? Pas de partout ».

– Oui, je comprends que ça te fasse rêver, Sal. Oh et puis, tu sais quoi ? Tu m’as convaincue. C’est vrai que cette voie-là te ressemble tellement. Je pense qu’avec Gaby on va d’ores et déjà lancer une cagnotte pour t’offrir un zizi de compétition à Noël. À moins que tu préfères attendre que le tien soit tout à fait cassé. Tu sais que si ça ne tient qu’à ça, je peux te faire tomber une étagère dessus. Je ne dis pas que ça me fera plaisir, mais toi… rien que de t’en parler, ça t’a fait monter le rose de l’envie aux joues. Et puis je connais ta fascination pour les jusqu’au-boutistes. Comme le fondateur de E-Consult… Émile Louis ? Guy Georges ? Son nom était en deux prénoms… peu importe comment il s’appelait, de toute façon il est mort, on va l’appeler David Vincent, pour le côté cauchemar qui a déjà commencé. Oui, tu vois de qui je parle. Un pionnier ! Et toi, les pionniers, c’est ta came. Lui aussi, il avait commencé par le zizi, non ?

– Non, lui c’était les yeux. Mais pas pour ne plus porter de lunettes. Enfin pas pour ça d’abord. C’est surtout qu’il avait des yeux de petite bête empaillée. Du coup, il s’était fait greffer les premiers yeux à facettes de chez Atoll. Oui, voilà, les yeux à facettes comme les mouches. Et après seulement, le zizi. Il avait été un des dix milliardaires bêta-testeurs du pénis de chez Macintosh. Tu sais, celui qu’ils ont dû retirer du marché parce qu’il explosait. Le sien n’avait pas explosé, mais il était passé à la concurrence assez vite, comme tout le monde, dès que Bayer à sorti son modèle Millenium. Celui avec du sperme de synthèse.

– Punaise Sal, baisse le volume, les gens nous regardent. Je crois que tu dégouttes tout le monde.

– Tu crois ? Plus que quand Gaby a parlé des hémorroïdes de la dame du guichet C ?

– Oui plus, parce que ton David Vincent, tout le monde connaît son histoire. En tout cas, on sait comment elle finit. Ce grand génie visionnaire, a tellement voulu avoir raison avant tout le monde, qu’il s’est implanté toutes les nouveautés, toutes les innovations technologiques au fur et à mesure qu’elles sortaient : la rate, les oreilles, le coeur, la prostate, et à l’arrivée : bien sûr et la tête alouette. Parce que pour piloter tous ces corps étrangers dans ce corps étrange, à un moment le cerveau s’est mis en feuille morte, et il a fallu lui ajouter un peu de mémoire vive d’abord. Puis tout un processeur. Et un circuit de refroidissement. Bref quand on a fini par restabiliser l’installation, on ne savait plus si on avait encore affaire à une personne. Tout l’équipement était dédié à son seul fonctionnement, à sa maintenance en somme, et de David Vincent n’est quasiment resté qu’un animal logique et froid, un genre de crocodile besogneux, mais fort en math, qui passait ses journées à faire fonctionner ses organes et à les vider pour ceux qui avait fonction de produire des sécrétions. Et c’est comme ça qu’on l’a surpris à se masturber au rayon visserie de chez Castorama, comme un vulgaire élu centriste. Et pour les mêmes raisons : la maintenance.

Frida a beau chuchoter, sa voix rauque a assez de portée pour avoir imposé un silence gêné dans toute la salle d’attente. Il faut dire aussi que son allure lui assure bien plus d’attentions que la dégaine garçonne de Gaby et le n’importe quoi de la mienne qui déjà ratissent large dans les curiosités flottantes. Je pense que personne n’a raté une once du sermon qui m’est infligé à deux voix – d’autant que chacun y est un peu visé aussi. Les yeux de la petite assemblée sont braqués sur moi, par en dessous certes, mais d’évidence on attend quelque soulagement de ma réaction. Même le petit couple qui s’est levé à l’appel du numéro 220, a essayé d’étirer le plus longtemps possible le temps du trajet pour arriver au guichet B. Comme pour avoir un aperçu de ma résolution avant de s’enfermer avec le technico-commercial en obstétrique. Mais je gamberge à vide. Je déteste quand les choses vont vite comme ça, et depuis ce matin, je n’ai pas trouvé la pédale de frein, et à l’instant moins que jamais puisque le prochain numéro appelé, c’est moi. C’est sûr que si je rentre dans la cabine avec cette seule violente indécision pour tout maintien, je vais me faire manger tout cru.

Il faudrait que j’envoie Gaby et Frida à ma place. Gaby d’abord, avec l’ironie hautaine qu’elle arbore à l’instant et son invraisemblable self-contrôle, elle est capable de convertir des témoins de Jéhova venus tout exprès sonner à sa porte pour lui délivrer la bonne nouvelle, à son athéisme rigolard. De les retourner comme des chaussettes. Et puis Frida ensuite, avec cette façon qu’elle a de sourdre comme une menace, et puis ses yeux noirs de grande déchiqueteuse des steppes. J’aimerais bien voir un de ces paltoquets vendeurs d’éther numérique essayer de les convaincre ces deux gargouilles d’élite… c’est la bonne idée, ça.

– Bon, les filles je vous ai entendues, je vous ai trouvées bien édifiantes et en même temps bien miséricordieuses. C’est fort, ça d’ailleurs. Moi, ce que je propose, c’est que vous veniez avec moi quand on va m’appeler. Un peu comme un choeur antique, ou un quatrième mur. Vous restez derrière moi, les bras croisés, avec vos airs méchants et vous regardez fixement ma nuque. Comme ça, je sais qu’à tout moment, à la moindre mauvaise décision, je peux m’enfoncer sur place dans le sol. De honte. C’est ça qui me fait défaut quand vous n’êtes pas là. Je vais sans tuteurs et sans vergogne, comme un virevoltant, je roule, sauf que moi dès que j’ai l’occasion, je m’achète des mains connectées.

– Non, mais tu fais bien ce que tu veux, Sal. Après tout, tu as droit à ton bonheur objectivement réactionnaire, qui sommes-nous pour juger ? Et même ce qu’on va faire, Gaby et moi, c’est qu’on va te laisser. On va t’attendre devant l’hosto. Comme ça tu seras hors d’atteinte de nos bien mauvaises influences.

– Et voilà, tu es fâchée.

– Non, je ne suis pas fâchée. Tu as toujours été comme ça, et j’ai bien fini de me tourner le sang : tu seras désespérant avec ou sans une main en plastique. Et c’est comme ça que ça marche. J’ai eu le temps de m’y faire. Et puis ce n’est pas comme si tu nous avais demandé notre avis. Du coup, je ferme ma boîte à camembert, et j’opine du bonnet à tout ce que tu voudras bien décider.

– Bon. Et si je te demande ton avis ?

– Mon avis, c’est que je suis d’accord.

– D’accord avec quoi ?

– Avec tout, avec toi, avec le cosmos et tout ce qui s’ensuit.

– Voilà, ça, ça m’aide. Et toi, Gaby ?

– Moi, mon avis, c’est que tu devrais jeter un oeil au catalogue de chez Facom. Ils ont des crochets de pirate de toute beauté. Je te vois bien avec ça, tu as la déglingue adéquate, et puis ce halo de dangerosité que ta présence dégage…

– Oui, bon, dégage, toi d’abord. Faites ça, allez m’attendre sur le trottoir. Laissez-moi seul avec ma bonne humeur et ma complaisance légendaire. Je vais me débrouiller. Frida, laisse-moi juste une pilule d’opium au cas où la douleur refasse surface.

– Hors de question. Tu as l’âme bien assez ramollie comme ça. Et en plus la première chose que va faire la personne qui va te recevoir, c’est de t’en proposer avant même que tu t’asseyes.

– Ça, c’est gentil.

– Oui c’est surtout technique. Si tu commences à accepter quelque chose de lui, il pourra mettre des écarteurs à tambour dans la brèche.

– Des écarteurs à tambour ?

– Tu vas voir… c’est ton tour Sal.

Effectivement, ça sonne pour m’appeler au guichet B. Les deux filles me tapent chacune une fesse, et Gaby m’accompagne d’une poussée dans le dos sur les deux ou trois premiers mètres :

– Souviens-toi, ta garde haute et tes coudes bien serrés pour prévenir les coups bas. Parce que les coups bas vont pleuvoir.

La porte est ouverte droit devant, et je les vois : ils sont deux derrière la vitre securit à m’attendre. Je marque le pas, et me retourne. Les filles sont déjà parties. Mais toute la salle d’attente me regarde comme une manière de suspens bipède. Alors j’entre :

– Bonjour Monsieur, installez-vous, nous sommes à vous. Vous voulez bien me confirmer que votre numéro commence par 1 65.

– Oui, et ensuite 06 69 etc… c’est bien moi.

– Asseyez-vous, Monsieur. Nous vous avons préparé un peu de morphine et un gobelet d’eau, que vous pouvez d’ores et déjà prendre dans la trappe.

– Non merci.

– Pardon ?

– Non merci, j’ai arrêté.

– Je me permets d’insister, notre entretien risque d’être assez long.

Je m’assois et pose ma main flasque et enflée bien à plat sur mon genou. Elle me lance un peu, mais c’est tenable. Derrière la vitre, j’ai un bon duo de seigneurs en plan américain, qui pourraient l’un et l’autre être minimum manager chez Macdo, mais qui sont là avec au moins autant de compétence et de diplôme. Un garçon et une fille, que personnellement je ferais bien se reproduire ensemble, pour un élevage. Mon refus de prendre leur drogue ne semble pas les embêter outre mesure. Mais j’ai tellement l’air fragile, souffreteux, dépassé, sale aussi peut-être, que ça écarte toute possibilité d’envisager une quelconque résistance au process qu’ils entendent de toute façon dérouler sur moi. La jeune femme me regarde fixement, comme elle essaierait de comprendre comment je peux diable être articulé comme ça, et tenir debout quand même. Ou alors elle cherche les parties molles de ma carapace, mais à ce compte-là elle va vite déchanter : je n’ai pas de partie molle, je suis une partie molle. Elle n’est pas loin d’être jolie sinon qu’elle n’a pas de visage, mais une moue de fatigue et d’aigreur. Lui a l’air presque gentil à côté. Mais il est vilain comme un pou. Par contre il a une belle voix de conquérant des open spaces :

– Je regarde votre diagnostic… comment avez-vous fait votre affaire ?

– C’est une longue histoire.

Je mens, ce n’est pas une si longue histoire ; de fait, le caractère d’un accident domestique c’est d’être bête et d’arriver vite. Si ça n’arrivait pas vite, ça n’arriverait pas. Mais bon, le seul fait d’avoir évoqué une longue histoire a eu l’effet escompté : leur fatigue anticipée. La pièce dans laquelle on est pourrait être une guérite de péage d’autoroute. Ce n’est pas plus grand et pas plus investi. Leur côté de la vitre est un bureau, de mon côté plutôt une banque un peu basse. L’hygiaphone est remplacé, pour encore plus d’hygiène, par des micros et de haut-parleurs incrustés dans le verre épais et pare-balle. Un nuage constamment entretenu de désinfectant alourdit l’atmosphère déjà poussée vers le bas par un néon intraitable. Derrière mes interlocuteurs, une porte à hublot devant laquelle un agent de sécurité fait les cent pas. Il doit se jouer des négociations tendues en ces lieux.

– Vous avez l’air songeur, me lance la fille, sans que sa moue en soit même un peu entamée.

– Oui et non. Du coup oui. On dit « oui et non », quand on est songeur, enfin moi je fais ça, vous aussi ? Je me disais juste que je suis pris en charge par vos services depuis près de trois heures…

– Oui, je vois ça, vous avez pointé à 13h11, soit il y a 182 minutes précisément.

– Oui, et vous êtes la première personne à me demander ce qui m’est arrivé. Du coup, je vous retourne la question : comment avez-vous fait votre affaire ?

– Justement, nous avons une option de suivi psychologique des traumas parmi les offres que nous nous apprêtons à vous faire. Il y a un supplément, normalement, mais si nous nous entendons…

– Nous ne nous entendons pas. La preuve, vous n’avez pas écouté ma question.

Je me lève lentement, comme le vieux que je suis, et je me rends compte que mon corps est tout de même bien fait en l’état qui dispose d’un clapet par oreille qui se ferme hermétiquement et ne me permet plus d’entendre ce que me disent les jeunes gens en face de moi. À leurs têtes, je n’arrive pas à deviner ce qui l’emporte de la consternation ou de la pitié, j’attrape prestement le cachet de morphine et le gobelet dans la trappe, et lève les deux devant eux pour un toast. « Prosit ! », clame-je avec ma voix de rogomme, et, à la Russe, je jette ma tête en arrière et balance le cachet et l’eau dans ma gorge puis balance le gobelet par-dessus mon épaule. Le bong bong que ça fait n’est pas le rendu solennel escompté, mais ça fera l’affaire le temps que la morphine renivelle tout.

Quand la porte se referme derrière moi, je suis déjà loin.