Pièces et main d’oeuvre

[Une nouvelle pour un concours dont le thème était le « transhumanisme », celle-là n’a pas été recalée. Mais je ne l’ai pas envoyée ; je pense que ça a aidé.]

C’était indiqué en gras et en clignotant à l’écran, mais ça surprend quand même : l’effet de l’anesthésiant se dissipe immédiatement sitôt ma main et mon avant-bras sortis du diagnostic-lab. Frida, qui a anticipé, me tend une dose d’opium du maquis et ma flasque qu’elle a remplie d’eau tiède. J’avale, et je souffle, pendant qu’elle prend le ticket d’appel qui sort de la machine :

– Ils ne perdent pas le Nord, le prix à payer est écrit en plus gros que ton numéro d’ordre. Des fois que tu oublies où tu es. Comment est ta main ?

– Ma main n’est plus, je le crains.

– Ne commence pas à t’en remettre à ta passion pour le pire. Ta main est cassée, salement cassée même, puisque le petit truc qui dépasse, là, ça ne peut être qu’un os. Mais on va attendre le diagnostic avant de se résoudre à t’euthanasier. Aller, il faut bouger, le suivant gratte déjà à la porte, avec son couteau dans le dos.

– Oui, et bien il entrera quand on aura fini ; d’ailleurs, écoute : la machine est encore en train d’analyser mon cas, et au bruit qu’elle fait, je peux te dire qu’elle y met quelques neurones.

– Ce bruit-là, c’est la désinfection, Sal. Et il faut bien tout ça. Surtout avec ton haleine des grands fonds.

– Oui bon… je ne sais pas me brosser les dents de la main gauche… rien que de dire ça, je me rends compte que ma vie est foutue.

Un agent de la sécurité taillé comme une allumette nous ouvre la porte et nous indique le couloir vers la deuxième salle d’attente. Gaby y est déjà, assise les jambes étendues sur trois sièges pour les réquisitionner. Je m’assois, fourbu et plus petit vieux que jamais, sur celle du milieu. L’opium fait son effet, c’est terrible, terriblement agréable ; je comprends l’ampleur du fléau que c’est devenu et me demande comment Frida peut avoir ça chez elle depuis des années, assorti d’un statut médical qui lui vaut une ordonnance à vie, et ne pas être la dernière des camées. C’est sûr qu’elle a du caractère en plus d’avoir mauvais caractère, ma chère et peu tendre. Moi, à sa place, je serais déjà sous terre. Gaby regarde ma main, qui a enflé et jauni et me fait l’effet de battre comme un coeur. Devant nous, trois cabines, A, B, et C sont en fonction et l’affichage clignote et sonne pour appeler le numéro 217 au guichet A. quatre personnes encore devant nous.

– C’est long, dit Gaby, qui a eu le temps d’observer. Dans la cabine C, la dame est entrée il y a plus d’une heure. Je crois qu’ils sont en train de la plumer. Ils sont deux dessus, ces vautours. Elle est arrivée avec des hémorroïdes et ils sont entrain de lui faire un devis pour tout l’appareil digestif. Mais ça se voyait qu’elle était fragile, elle avait « aubaine » marqué sur le front. C’est criminel de laisser une petite dame comme ça venir seule en consultation, c’est criminel de ne pas proposer une assistance juridique à l’entrée de chaque cabine. Mais ne t’inquiète pas, Sal, je viens avec toi.

– Parce que tu crois que je ne peux pas me débrouiller seul ?

– Non, c’est parce que je le sais. Tu crois que je ne te connais pas ? Je le vois que tu as les yeux qui brillent depuis qu’on est là. Depuis la première salle d’attente, avec tous ces écrans, et tous ces spots pour vanter les grands mérites du polymère et des prothèses connectées. J’ai vu ton regard enamouré sur la main en carbone et culture de peau de chez MedCo, j’ai vu que tu étais prêt à éclater ton PEL et à vendre ta soeur. Tu parles, une main plus vraie que la vraie et à jamais jeune, avec des savoirs en implants comme un touché et une dextérité de pianiste. À quoi ça te servirait d’avoir une main droite de pianiste ?

– À jouer du piano.

– Voilà, tu as déjà lâché le bord. Tu vas te mettre au piano à soixante-dix balais ?

– Hé ho, déjà c’est soixante-six, et puis il n’y a pas d’âge.

– Oui oui, il n’y a pas d’âge pour être… débile. Le répertoire de piano pour main droite seule, tu as idée que tu vas en avoir fait le tour avant d’avoir à télécharger la mise à jour logicielle de ton jouet tout neuf ? Et ne me dis pas que ce sera l’occasion de travailler ta main gauche pour la mettre au niveau. Ta main gauche c’est un pied, Sal. Il n’y a qu’à voir comment tu te sers de tes couverts.

– Quoi ? Comment je me sers de mes couverts ? Oui, d’accord, je vois ce que tu veux dire. Mais l’alternative, c’est quoi ? J’ai la couverture de base, et ça ne me permet pas une opération traditionnelle. D’ailleurs, qui fait encore ça ? Est-ce qu’on a encore des gens qui savent réparer un os brisé, poser des broches ? Il doit y avoir un chirurgien à l’ancienne dans la ville, et il doit avoir une clientèle d’élite, de passionnés d’antiquité et de culture classique. Des ringards dans ton genre, Gaby. Mais en cultivés.

– Des médecins, il y en a en zone blanche. Oui, tu le sais, ne hausse pas les épaules. Le pays n’est pas complètement foutu. Alors bien sûr, ça veut dire qu’il faut que tu acceptes une opération, voire deux, que tu acceptes d’être immobilisé pendant des semaines, et que tu t’astreignes à des séances de rééducation pour récupérer tout où seulement partie de ta dextérité légendaire. Si ça se trouve, tu ne pourras plus te curer le nez sans assistance, et ça je comprends que c’est une perspective de l’ordre du drame dans ta tête de zozo. Mais nous, on ne verra pas la différence. On mettra juste un ciré, ou des bâches plastiques, avant de passer à table avec toi. On est rodés. Et puis de toute façon, tu aurais dû tilter quand je t’ai parlé de mises à jour. Des mises à jour, Sal, est-ce que tu as bien la notion de ce que ça implique ?

– Ça implique d’être connecté. Oui, oui, comme avec mon téléphone, comme à la maison.

– Voilà, abonné à vie, aux examens à distance, aux mises à jour, au service de maintenance, et aux crises de nerfs corollaires. Plus question d’installer tes vieux jours en zone blanche avec ta Frida, comme c’était prévu. Elle ira toute seule. Et toi tu resteras dans le réseau, branché au secteur, avec ta main de pianiste en plastoc, et pas de piano chez toi.

– Oui oui, blablabla, je peux aussi me dire que je peux trouver un coin avec réseau régulièrement, le temps de charger la mise à jour, et ressortir aussitôt des radars. Pour le prix, avoir une main toute neuve, sans passer par les galères postopératoires, ça vaut peut-être quelques arrangements avec ta bonne morale… je me trompe, Ché Guevarra ?

– Comme tu veux, Sal, après tout, si j’étais ta mère, ça se saurait. Déjà parce que tu serais moins moche.

Gaby tape ses mains à plat sur ses cuisses et se lève. Mais comme son mouvement est fortuitement synchronisé à la sonnerie qui appelle le 218 au guichet C, ça crée un moment de stupeur agressive chez le détenteur du ticket gagnant. Elle met ses bras en l’air pour bien indiquer qu’elle n’a pas d’intention hostile, mais ça ne rassure qu’à moitié la petite foule de la salle d’attente. Et deux agents de sécurité ont fait un pas en avant. L’inquiétude sociale c’est devenu un maquis très sec, la moindre étincelle et c’est l’incendie. Heureusement, la petite dame aux hémorroïdes fait une diversion en sortant à petits pas de la cabine avec une bonne grosse liasse de contrats signés et de prospectus, et surtout un sourire de statue de sel. Elle s’est faite enfler en beauté, elle le sait, elle l’a vu venir, n’a pas su l’empêcher, et pire : elle ne sait pas au juste, ce à quoi elle a consenti. Le sourire du technicien qui la suit du regard tant que la porte est ouverte est d’une obscénité sans appel. Il faudrait presque le montrer en exemple en école des métiers du secteur médico-commercial. Gaby et Frida, l’ont vu comme moi, et haussent de concert leurs épaules devant la fissure que ça vient de créer dans ma morgue de grand prêtre consumériste. C’est Frida qui reprend le travail de sape :

– Gaby a raison, tu es dans le compulsif, alors que ce n’est pas un achat que tu as à faire. Enfin je suppose que tu ne t’es jamais levé en te disant : tiens, si je m’achetais une main !

– Il y en a qui le font. Il y en a plein même. C’est même devenu un genre de nec plus ultra, d’être « augmenté ».

– Ah d’accord. Et toi, d’un coup, comme ça, à soixante-six ans, tu te dis : tiens, et si je cédais à la mode pour une fois. C’est ça ? Tu auras été ringard toute ta vie, tu as laissé partir tes cheveux et tes dents, tes oreilles un peu aussi, tu grinces de toutes tes articulations et tu ne digères plus rien, mais là, la mort approchant, tu te dis qu’il est peut-être temps d’être enfin à la mode. C’est quoi l’étape d’après dans ton plan ? Tu me quittes et tu refais ta vie avec une danseuse de 20 ans ?

– Fais gaffe à ne pas me donner des idées comme ça, toi. Tu sais comme j’ai le cerveau qui part dans les virages. Vous vous êtes donné le mot toutes les deux pour me mettre sous tutelle ? Ce n’est pas non plus comme si je faisais une dépense somptuaire et que j’hypothéquais la maison. Tu as vu le petit film ? Il y a une promo en ce moment.

– Mais il y a toujours une promo en ce moment. Si tu reviens dans un mois, il y aura une promo en ce moment. Enfin Sal, tu vois bien qu’ils sont hostiles ces gens. Et puis d’accord… combien elle coûte ta main ?

– Normalement, elle est à 20 000, et là ils la bradent à 14 000.

– 14 000 ? Tu veux dire que tu as 14 000 à disposition, et que tu es à la merci depuis dix ans des humeurs de ton tas de boue de combi Volkswagen, dont on ne sait jamais, si toutefois il daigne démarrer, s’il va nous amener à destination ? Que tu auras sacrifié tes nerfs et quelques-uns de nos week-ends pour t’acheter une main connectée ? Que tu attendais juste qu’elle soit en promo ? Et puis c’est 14 000 pour la main, mais combien pour l’amputation, la pose, le raccordement neuronal, les implants de colonnes, et le petit logiciel qui va bien ? Le fameux logiciel qui t’abonne à eux jusqu’à la fin de ta vie ?

– L’amputation est gratuite, enfin elle est incluse dans ma couverture. Et puis pour le reste, je peux peut-être vendre une ou deux guitares, j’en ai quand même beaucoup. Et je ne m’en sers pas d’une seule depuis des lustres.

– Je t’interdis de faire ça. Et pour que les choses soient bien claires, je te refais l’historique de ta nouvelle passion. Il y a quatre heures, tu t’es fait tomber une pleine étagère d’outils sur la main, et pouf, te voilà acquis à la cause de toute une vie : tu veux une main artificielle, pour redonner un sens à ta vie. C’est bien ça, je n’ai oublié aucune étape dans le cheminement ?

– Frida, Frida, Frida, tu sais qu’il y a des gens qui n’attendent pas que leurs membres et organes dysfonctionnent ou soient endommagés pour les changer ? Tu en connais autant que moi qui ont le téléphone en sous-cutanée dans la paume de la main, un oeil ou les deux yeux numériques ou un tuteur de nuque… sans parler de la folie des pénis de chez Bayer, avec leur égérie, là, comment s’appelle-t-il ? Mais si, tu l’aimes bien. Justin Bieber, non ? si voilà, Justin Bieber qui pause en boxer, poutre apparente, dernier éveillé, pétant le feu même, dans un amas de corps qui doit être une pause dans la partouze perpétuelle qu’est sa vie, avec son sourire de camé, pour illustrer le slogan : « quarante ans, moi ? Pas de partout ».

– Oui, je comprends que ça te fasse rêver, Sal. Oh et puis, tu sais quoi ? Tu m’as convaincue. C’est vrai que cette voie-là te ressemble tellement. Je pense qu’avec Gaby on va d’ores et déjà lancer une cagnotte pour t’offrir un zizi de compétition à Noël. À moins que tu préfères attendre que le tien soit tout à fait cassé. Tu sais que si ça ne tient qu’à ça, je peux te faire tomber une étagère dessus. Je ne dis pas que ça me fera plaisir, mais toi… rien que de t’en parler, ça t’a fait monter le rose de l’envie aux joues. Et puis je connais ta fascination pour les jusqu’au-boutistes. Comme le fondateur de E-Consult… Émile Louis ? Guy Georges ? Son nom était en deux prénoms… peu importe comment il s’appelait, de toute façon il est mort, on va l’appeler David Vincent, pour le côté cauchemar qui a déjà commencé. Oui, tu vois de qui je parle. Un pionnier ! Et toi, les pionniers, c’est ta came. Lui aussi, il avait commencé par le zizi, non ?

– Non, lui c’était les yeux. Mais pas pour ne plus porter de lunettes. Enfin pas pour ça d’abord. C’est surtout qu’il avait des yeux de petite bête empaillée. Du coup, il s’était fait greffer les premiers yeux à facettes de chez Atoll. Oui, voilà, les yeux à facettes comme les mouches. Et après seulement, le zizi. Il avait été un des dix milliardaires bêta-testeurs du pénis de chez Macintosh. Tu sais, celui qu’ils ont dû retirer du marché parce qu’il explosait. Le sien n’avait pas explosé, mais il était passé à la concurrence assez vite, comme tout le monde, dès que Bayer à sorti son modèle Millenium. Celui avec du sperme de synthèse.

– Punaise Sal, baisse le volume, les gens nous regardent. Je crois que tu dégouttes tout le monde.

– Tu crois ? Plus que quand Gaby a parlé des hémorroïdes de la dame du guichet C ?

– Oui plus, parce que ton David Vincent, tout le monde connaît son histoire. En tout cas, on sait comment elle finit. Ce grand génie visionnaire, a tellement voulu avoir raison avant tout le monde, qu’il s’est implanté toutes les nouveautés, toutes les innovations technologiques au fur et à mesure qu’elles sortaient : la rate, les oreilles, le coeur, la prostate, et à l’arrivée : bien sûr et la tête alouette. Parce que pour piloter tous ces corps étrangers dans ce corps étrange, à un moment le cerveau s’est mis en feuille morte, et il a fallu lui ajouter un peu de mémoire vive d’abord. Puis tout un processeur. Et un circuit de refroidissement. Bref quand on a fini par restabiliser l’installation, on ne savait plus si on avait encore affaire à une personne. Tout l’équipement était dédié à son seul fonctionnement, à sa maintenance en somme, et de David Vincent n’est quasiment resté qu’un animal logique et froid, un genre de crocodile besogneux, mais fort en math, qui passait ses journées à faire fonctionner ses organes et à les vider pour ceux qui avait fonction de produire des sécrétions. Et c’est comme ça qu’on l’a surpris à se masturber au rayon visserie de chez Castorama, comme un vulgaire élu centriste. Et pour les mêmes raisons : la maintenance.

Frida a beau chuchoter, sa voix rauque a assez de portée pour avoir imposé un silence gêné dans toute la salle d’attente. Il faut dire aussi que son allure lui assure bien plus d’attentions que la dégaine garçonne de Gaby et le n’importe quoi de la mienne qui déjà ratissent large dans les curiosités flottantes. Je pense que personne n’a raté une once du sermon qui m’est infligé à deux voix – d’autant que chacun y est un peu visé aussi. Les yeux de la petite assemblée sont braqués sur moi, par en dessous certes, mais d’évidence on attend quelque soulagement de ma réaction. Même le petit couple qui s’est levé à l’appel du numéro 220, a essayé d’étirer le plus longtemps possible le temps du trajet pour arriver au guichet B. Comme pour avoir un aperçu de ma résolution avant de s’enfermer avec le technico-commercial en obstétrique. Mais je gamberge à vide. Je déteste quand les choses vont vite comme ça, et depuis ce matin, je n’ai pas trouvé la pédale de frein, et à l’instant moins que jamais puisque le prochain numéro appelé, c’est moi. C’est sûr que si je rentre dans la cabine avec cette seule violente indécision pour tout maintien, je vais me faire manger tout cru.

Il faudrait que j’envoie Gaby et Frida à ma place. Gaby d’abord, avec l’ironie hautaine qu’elle arbore à l’instant et son invraisemblable self-contrôle, elle est capable de convertir des témoins de Jéhova venus tout exprès sonner à sa porte pour lui délivrer la bonne nouvelle, à son athéisme rigolard. De les retourner comme des chaussettes. Et puis Frida ensuite, avec cette façon qu’elle a de sourdre comme une menace, et puis ses yeux noirs de grande déchiqueteuse des steppes. J’aimerais bien voir un de ces paltoquets vendeurs d’éther numérique essayer de les convaincre ces deux gargouilles d’élite… c’est la bonne idée, ça.

– Bon, les filles je vous ai entendues, je vous ai trouvées bien édifiantes et en même temps bien miséricordieuses. C’est fort, ça d’ailleurs. Moi, ce que je propose, c’est que vous veniez avec moi quand on va m’appeler. Un peu comme un choeur antique, ou un quatrième mur. Vous restez derrière moi, les bras croisés, avec vos airs méchants et vous regardez fixement ma nuque. Comme ça, je sais qu’à tout moment, à la moindre mauvaise décision, je peux m’enfoncer sur place dans le sol. De honte. C’est ça qui me fait défaut quand vous n’êtes pas là. Je vais sans tuteurs et sans vergogne, comme un virevoltant, je roule, sauf que moi dès que j’ai l’occasion, je m’achète des mains connectées.

– Non, mais tu fais bien ce que tu veux, Sal. Après tout, tu as droit à ton bonheur objectivement réactionnaire, qui sommes-nous pour juger ? Et même ce qu’on va faire, Gaby et moi, c’est qu’on va te laisser. On va t’attendre devant l’hosto. Comme ça tu seras hors d’atteinte de nos bien mauvaises influences.

– Et voilà, tu es fâchée.

– Non, je ne suis pas fâchée. Tu as toujours été comme ça, et j’ai bien fini de me tourner le sang : tu seras désespérant avec ou sans une main en plastique. Et c’est comme ça que ça marche. J’ai eu le temps de m’y faire. Et puis ce n’est pas comme si tu nous avais demandé notre avis. Du coup, je ferme ma boîte à camembert, et j’opine du bonnet à tout ce que tu voudras bien décider.

– Bon. Et si je te demande ton avis ?

– Mon avis, c’est que je suis d’accord.

– D’accord avec quoi ?

– Avec tout, avec toi, avec le cosmos et tout ce qui s’ensuit.

– Voilà, ça, ça m’aide. Et toi, Gaby ?

– Moi, mon avis, c’est que tu devrais jeter un oeil au catalogue de chez Facom. Ils ont des crochets de pirate de toute beauté. Je te vois bien avec ça, tu as la déglingue adéquate, et puis ce halo de dangerosité que ta présence dégage…

– Oui, bon, dégage, toi d’abord. Faites ça, allez m’attendre sur le trottoir. Laissez-moi seul avec ma bonne humeur et ma complaisance légendaire. Je vais me débrouiller. Frida, laisse-moi juste une pilule d’opium au cas où la douleur refasse surface.

– Hors de question. Tu as l’âme bien assez ramollie comme ça. Et en plus la première chose que va faire la personne qui va te recevoir, c’est de t’en proposer avant même que tu t’asseyes.

– Ça, c’est gentil.

– Oui c’est surtout technique. Si tu commences à accepter quelque chose de lui, il pourra mettre des écarteurs à tambour dans la brèche.

– Des écarteurs à tambour ?

– Tu vas voir… c’est ton tour Sal.

Effectivement, ça sonne pour m’appeler au guichet B. Les deux filles me tapent chacune une fesse, et Gaby m’accompagne d’une poussée dans le dos sur les deux ou trois premiers mètres :

– Souviens-toi, ta garde haute et tes coudes bien serrés pour prévenir les coups bas. Parce que les coups bas vont pleuvoir.

La porte est ouverte droit devant, et je les vois : ils sont deux derrière la vitre securit à m’attendre. Je marque le pas, et me retourne. Les filles sont déjà parties. Mais toute la salle d’attente me regarde comme une manière de suspens bipède. Alors j’entre :

– Bonjour Monsieur, installez-vous, nous sommes à vous. Vous voulez bien me confirmer que votre numéro commence par 1 65.

– Oui, et ensuite 06 69 etc… c’est bien moi.

– Asseyez-vous, Monsieur. Nous vous avons préparé un peu de morphine et un gobelet d’eau, que vous pouvez d’ores et déjà prendre dans la trappe.

– Non merci.

– Pardon ?

– Non merci, j’ai arrêté.

– Je me permets d’insister, notre entretien risque d’être assez long.

Je m’assois et pose ma main flasque et enflée bien à plat sur mon genou. Elle me lance un peu, mais c’est tenable. Derrière la vitre, j’ai un bon duo de seigneurs en plan américain, qui pourraient l’un et l’autre être minimum manager chez Macdo, mais qui sont là avec au moins autant de compétence et de diplôme. Un garçon et une fille, que personnellement je ferais bien se reproduire ensemble, pour un élevage. Mon refus de prendre leur drogue ne semble pas les embêter outre mesure. Mais j’ai tellement l’air fragile, souffreteux, dépassé, sale aussi peut-être, que ça écarte toute possibilité d’envisager une quelconque résistance au process qu’ils entendent de toute façon dérouler sur moi. La jeune femme me regarde fixement, comme elle essaierait de comprendre comment je peux diable être articulé comme ça, et tenir debout quand même. Ou alors elle cherche les parties molles de ma carapace, mais à ce compte-là elle va vite déchanter : je n’ai pas de partie molle, je suis une partie molle. Elle n’est pas loin d’être jolie sinon qu’elle n’a pas de visage, mais une moue de fatigue et d’aigreur. Lui a l’air presque gentil à côté. Mais il est vilain comme un pou. Par contre il a une belle voix de conquérant des open spaces :

– Je regarde votre diagnostic… comment avez-vous fait votre affaire ?

– C’est une longue histoire.

Je mens, ce n’est pas une si longue histoire ; de fait, le caractère d’un accident domestique c’est d’être bête et d’arriver vite. Si ça n’arrivait pas vite, ça n’arriverait pas. Mais bon, le seul fait d’avoir évoqué une longue histoire a eu l’effet escompté : leur fatigue anticipée. La pièce dans laquelle on est pourrait être une guérite de péage d’autoroute. Ce n’est pas plus grand et pas plus investi. Leur côté de la vitre est un bureau, de mon côté plutôt une banque un peu basse. L’hygiaphone est remplacé, pour encore plus d’hygiène, par des micros et de haut-parleurs incrustés dans le verre épais et pare-balle. Un nuage constamment entretenu de désinfectant alourdit l’atmosphère déjà poussée vers le bas par un néon intraitable. Derrière mes interlocuteurs, une porte à hublot devant laquelle un agent de sécurité fait les cent pas. Il doit se jouer des négociations tendues en ces lieux.

– Vous avez l’air songeur, me lance la fille, sans que sa moue en soit même un peu entamée.

– Oui et non. Du coup oui. On dit « oui et non », quand on est songeur, enfin moi je fais ça, vous aussi ? Je me disais juste que je suis pris en charge par vos services depuis près de trois heures…

– Oui, je vois ça, vous avez pointé à 13h11, soit il y a 182 minutes précisément.

– Oui, et vous êtes la première personne à me demander ce qui m’est arrivé. Du coup, je vous retourne la question : comment avez-vous fait votre affaire ?

– Justement, nous avons une option de suivi psychologique des traumas parmi les offres que nous nous apprêtons à vous faire. Il y a un supplément, normalement, mais si nous nous entendons…

– Nous ne nous entendons pas. La preuve, vous n’avez pas écouté ma question.

Je me lève lentement, comme le vieux que je suis, et je me rends compte que mon corps est tout de même bien fait en l’état qui dispose d’un clapet par oreille qui se ferme hermétiquement et ne me permet plus d’entendre ce que me disent les jeunes gens en face de moi. À leurs têtes, je n’arrive pas à deviner ce qui l’emporte de la consternation ou de la pitié, j’attrape prestement le cachet de morphine et le gobelet dans la trappe, et lève les deux devant eux pour un toast. « Prosit ! », clame-je avec ma voix de rogomme, et, à la Russe, je jette ma tête en arrière et balance le cachet et l’eau dans ma gorge puis balance le gobelet par-dessus mon épaule. Le bong bong que ça fait n’est pas le rendu solennel escompté, mais ça fera l’affaire le temps que la morphine renivelle tout.

Quand la porte se referme derrière moi, je suis déjà loin.

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