Au près

[Une nouvelle pour un concours dont le thème était le «contre vents et marées», celle-là a été recalée sèchement.]

Je me souviens que ça part de traviole d’emblée, et que très vite, et ensuite très souvent, il faut que je remette les deux ou trois neurones encore à ma main en ordre de marche pour me rappeler le pourquoi de ma présence à ce concert de grands gueulards – qui n’est pas de mon âge pour la simple raison que ça n’a jamais été de mon âge. Pourtant le pourquoi est pile devant moi : Frida en train de danser, et de sauter, et de prendre un pied invraisemblable. Le chanteur a probablement crié un genre de mot d’ordre que je n’ai pas compris et toute la salle est transformée en une grande poêlée de popcorn. Mais moi, je ne bouge pas, moi je me regarde dans la scène et c’est aussi édifiant que si j’étais tombé sur une statue de cire à mon effigie au musée Grévin. Et vas-y la gamberge : or donc, mon aura invraisemblable, ces facultés que j’ai la chance de contenir à grand-peine et dont on m’a réputé exceptionnel à seulement les réunir si naturellement et en telle quantité, tous ces cadeaux que la vie m’a faits et que tout le monde se plaît à me présenter comme une manière de destin, or donc ma grâce contre les pesanteurs des besogneux qui sont tous les autres à part moi,  mon élection en somme, exprime toute sa moelle, rend le fin fond de son jus… dans cette soirée boumboum ?

Quelle idée, ce concert, pour une parade nuptiale. Je n’ai même pas pu capitaliser sur l’illusion que j’étais encore un peu dans le coup ; sitôt entassé avec les autres dans la fosse, sitôt subsumé à l’espèce des ringards : de grands cormorans aux ailes avachies ont investi l’estrade du palais des sports et ont commencé à réinventer un glam rock très fort, très sauvage, très post-punk, révolté, subversif au plan de la mimique et de l’engagement vestimentaire. Mais surtout très très fort. Frida et moi, sur ce fond de grand frisson du rock’n’roll, on s’est fait un temps des bobines radieuses et de l’orthophonie au porte-voix pour se rappeler le bon vieux temps où on était beau (enfin moi, elle, elle est toujours, plus que jamais, belle), mais on a vite renoncé, on s’est laissé ensevelir sous la performance énorme de nos amis les jeunes. Et les gugusses envoient un flux atonal, hypnotique, soiffard, et le chanteur a une voix blanche, nerveuse, autoritaire, cruelle, une gueule à aborder un virage beaucoup trop vite, et le corps entier en habitacle, en place du mort même. Je n’ai tenu que parce que j’étais aux premières loges de ma remontée de sève à moi et d’une Frida tout en rebonds, mais à la fin du deuxième rappel, j’ai le brushing en pièces, les oreilles en sang, la flore intestinale attilatisée et des envies de suicide d’importation.

On se retrouve hébétés, lancinés dans un sifflement collectif et personne ne bouge pendant que les lumières se rallument dans la salle. Frida s’est rapprochée de moi pour tâcher de me parler enfin. Je n’entends pas ce qu’elle me dit dans le brouhaha et les promesses d’acouphènes, mais comme elle caresse ma joue avec le dos de ses doigts, je comprends que je l’inquiète un peu. Je dois avoir l’air de m’être exilé loin en dedans et de n’être plus accessible qu’à des genres de premiers secours. Et c’est vrai que je manque d’air. Je crois que c’est la première fois que je la vois de si près. Elle sent le poivre cosmétique et la petite clop de pimbêche, elle porte la nuit sur elle, toute la nuit, et elle n’a pas été entamée par les trombes de décibels que nous avons eu à endiguer. Elle n’est pas pour moi, cette dame-là. Plutôt je ne suis pas pour elle. Je le sais du départ. Ce n’est pas une fille de la nuit, elle est la nuit, on n’a pas la moindre chance que de se distraire peut-être, ce n’est même pas sûr, et pour le moins il faudra faire vite, parce que le suspens risque assez peu de durer.

La masse humaine dans laquelle on est pris commence à piétiner et à se faire aspirer par les deux bondes et siphons des sorties. Frida me saisit le poignet et je devrais saisir ma chance en retour. Elle est si près qu’elle en louche et qu’elle a deux bouches. Ou alors c’est moi. Mais voilà qu’on gêne et qu’on n’a pas de recours que de se pousser de là où d’être poussés. Alors je libère mon bras et tente d’attraper sa hanche, mais elle se dérobe à ma main. Pas d’elle-même, enfin je ne crois pas, c’est qu’elle est happée pas un mouvement de foule contraire à la logique puisqu’il l’éloigne de la sortie. Mais le plus grave c’est qu’elle s’éloigne de moi. Elle a le temps de surjouer une berlue rigolarde à mon attention avant d’être comme aspirée dans un remous. Et engloutie. Comme fluide, c’est épais une foule, et quand ça se veut mouvement, c’est inexorable, sauf à te faire marcher dessus. Je lève les bras et les coudes pour bien annoncer que j’entends être faufilant, et je tente de rejoindre Frida en force tant que je vois encore sa longue chevelure noire et les petits clouclous et paillettes de son Perfecto en vinyle. Mais tu penses, il doit y avoir un appel d’air parce que je suis comme ventousé en direction de la sortie. Et là pas question de ne pas faire corps. Le mouvement est lent mais impétueux tel une boue visqueuse et épaisse. Je vais là où ça va, en marche arrière, puis en crabe, je m’arrête quand ça s’arrête, un grain d’H2O dans une flaque.

Plus de Frida. Dans quelque direction que je me torde le cou, je ne la vois pas. Elle va avoir été prise dans le courant qui mène à la sortie coté opposé et je sens venir le moment je vais l’avoir tout à fait perdue. Et pour toujours encore. D’autant qu’une nouvelle poussée me presse au plus près d’un mur assez sale, et qu’il va bien falloir que veille à ne pas me faire aplatir pour de bon. Devant moi, un peu plus loin, je vois ma chance : si je l’atteins, j’ai le havre de paix d’un renfoncement ; à l’odeur c’est le couloir qui mène aux toilettes, mais ce n’est pas le moment d’être regardant. La masse m’y porte, alors j’abonde en son sens et parviens à m’extraire.

L’odeur finalement, je me rends compte que j’aurais dû me fier à son abord répulsif, et m’en garder loin. C’est un mélange létal de javel, de pin des Landes et de beaucoup, mais beaucoup beaucoup de pisse tiède. Ça sent tellement fort que ça en devient presque un goût dans la gorge. C’est infect. D’ailleurs, tous les jeunes gens qui passent devant moi grimacent et semblent prier pour que la poussée collégiale les expulse au plus vite à l’air libre. J’aperçois le front de Frida qui dépasse à peine la large épaule d’un esthète à crête et tatouages et prends déjà mon élan pour la rejoindre dans le courant, mais une bousculade me la fait perdre de vue pour l’éjecter presque dans mes bras l’instant d’après. Alors je l’empoigne et l’entraîne avec moi dans le couloir. Elle a un premier élan pour soupirer de soulagement, mais se repend aussitôt :

– Ah là là l’odeur. Tu sais choisir tes lieux d’embuscade. J’ai tout de suite senti que tu étais un homme de qualité.

– Une embuscade ?

– Parce que ce n’en est pas une ?  

Décidément, il y a erreur sur le casting, me dis-je, mais je n’ai pas le loisir de répondre, ni celui d’être sûr d’avoir compris, elle passe ses mains derrière ma tête et comme la prise ne sied pas à ses petites mains graciles, finalement, elle me tire à elle par les deux oreilles et m’écrase un baiser de méduse sur, et dans, la bouche. C’est un choc mou, mais c’est un choc, et un moment d’apnée : ô temps, vas-y, reprends ton vol fissa.

Mais non.

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