Vanina Ah Ah §7

§7

Le commandant Cellor se lève et va sur le seuil de la porte de son bureau pour faire signe à l’agent Cristo. Celui-ci s’approche péniblement en se tenant la hanche :

– C’est encore votre arthrose ?

– Oui, en ce moment, ça prend tout l’arrière de la jambe, mais c’est la fatigue aussi. Et l’âge.

– Vous devriez peut-être penser à demander un poste plus assis au lieu de prendre les rondes et de faire le coup de poing. Vous savez que je peux en toucher un mot à qui de droit d’autant plus facilement que…

– Que vous êtes qui de droit. C’est gentil, patronne, mais assis c’est pire.

– Alors je vais vous faire piquer.

– Oui, je m’y prépare.

– En parlant de ça…

Elle ferme la porte de son bureau derrière elle pour ne pas que Jean-Georges Rodriguez puisse entendre ses chuchotements :

– Vous étiez de l’équipe qui a ramassé le Monsieur Rodriguez cette nuit ?

– Oui, et ramasser, c’est le mot juste, il aurait fallu une pelleteuse.

– Vous l’avez emmené à l’hosto ?

– Oui, compliqué, mais on a pu le faire. En fait, on a trouvé Chérubin juste à côté, et il a fallu faire deux voyages, parce que chérubin voulait voyager seul.

– Vous avez demandé une analyse ?

– Oui, elle a dû arriver. Mais je vous ai mis en priorité dans votre bannette celle des deux filles de cette nuit.

– Oui j’ai vu, merci, Cristo. Vous les avez regardées ? Elles sont bizarres non ?

– C’est à dire du GHB, à cette concentration, il faut reconnaître que c’est du jamais vu. Il y en a une des deux, son pronostic vital est clairement engagé. Pauvre môme. Mais vous vouliez me demander l’alcoolémie de votre suspect ?

– Son analyse oui, si vous pouvez la regarder et me l’imprimer. Je ne suis pas sûre qu’on va trouver quelque gramme d’alcool. Si j’en crois la fable que la petite demoiselle qui est en salle d’attente m’a racontée, ça ressemble plus à de la drogue.

– C’est vrai qu’elle est drôle cette petite Celesti. Je crois qu’elle a un dessin animé dans la tête, vous avez connu les Barbapapa ?

– Non, pas en direct, mais je situe. N’empêche que la Barbabelle a peut-être aussi autre chose de plus cru dans la tête. Vous avez du nez Cristo, et puis vous n’êtes pas homme à vous troubler, comme les autres gars de l’équipe. Oui, je le vois, et oui, elle les fait beaucoup jaser ces coquelets. Vous voulez bien me porter l’analyse du sieur Rodriguez, et aller proposer un thé, un café, ce qu’elle voudra à la fille affolante de la salle d’attente ? Et causer avec elle, de ci de ça, l’air de rien. Vous pouvez faire ça pour moi ?

– L’air de rien, c’est mon créneau.

Le commandant Cellor, retrouve son lieutenant et son suspect en face à face, dans ce qui ressemble à un concours de pokerface. Houard a dû tenter de le bousculer un peu, il fait ça quand elle n’est pas là, parce qu’il aime bien le faire, mais qu’en matière de bousculade de suspect, des deux c’est elle la meilleure. Elle est crédible en méchante, mais il faut voir les mains qu’elle a. Ces mains ont été conçues pour envoyer des gifles et pour étrangler les fâcheux. Avec le père Rodriguez, ça ne marchera pas. C’est un fâcheux, mais il est plus fâché encore d’être là. Et il n’a pas l’air impressionnable. Contrairement à la demoiselle Celesti, il a une sale gueule et on n’a pas envie de le croire. Mais peut-être que son histoire d’amnésie…

– Monsieur Rodriguez, on est embêté avec vous. Vous avez un profil qu’on rencontre très peu dans nos sphères usuelles, vous vous en doutez bien. On est plus rôdé à gérer les débordements de certains marlous, des situations de petit banditisme, du pochtron et du camé comme s’il en pleuvait, et des choses très sordides. Cela dit, on est très ouverts d’esprit, on est toujours partant pour avoir des surprises, des exceptions aux règles, et vous pourriez bien être un cas d’espèce. D’abord, on a envoyé des gens à nous à votre bureau dans la tour en verre juste à côté. Et pour trouver quelqu’un qui vous y a vu ne serait-ce qu’une fois, ça a été compliqué, et il s’est trouvé que ça a été un agent d’entretien. Monsieur Berlant ou Berlont. Ou Bertont. C’est écrit comme une ordonnance, désolée. Ce nom vous dit quelque chose ? Non ? Monsieur Bertruc ne tarit pas d’éloges sur vous, enfin si ne pas tarir d’éloges ça commence quand quelqu’un vous trouve très gentil.

– Je travaille beaucoup de nuit, rien dans mon travail ne m’astreint à des horaires en fait. Beaucoup de choses se font par internet, j’ai un entrepôt pour le peu de mon stock dans le quartier des Buers, et la plupart de mes rendez-vous d’affaires, je les donne au Sofitel. Les prestations que je vends sont assorties à un certain standing que Villeurbanne hélas n’offre pas encore.

– Mais vous confirmez que vous êtes gentil ?

– Si monsieur Bertruc le dit… pour vous répondre sans fausse modestie, je pense que oui. Ce n’est pas ce qu’on dit de moi de prime abord, mais…

– Oui oui je comprends. Pourtant j’ai quelqu’un dans une pièce à côté qui dit vous avoir vu agresser quelqu’un.

– Moi ? Agresser quelqu’un ? D’accord, je redescends de mes grands chevaux, je ne me souviens de rien. Si la personne m’a vu, ça doit être possible, je suis bien désolé. Mais c’était dans quel contexte ? Je promets que ça m’aiderait peut-être si j’avais le contexte. Je vous jure que je ne m’en souviens pas.

– C’est embêtant, Monsieur Rodriguez.

– Oui je sais. Et comment que je le sais.

– Je vous le dis, si ça peut amorcer votre pompe, mais la suite de la soirée, c’est vous qui me la racontez. Parce que ce n’est qu’ensuite qu’on rentre dans le sordide. La demoiselle, mon témoin, vous a vu agresser un ami à elle déguisé en superhéros, dans une soirée où tout le monde était déguisé en superhéros.

Jean-Georges Rodriguez blêmit, et s’accroche sur sa chaise à ses propres genoux pour ne pas s’affaisser. Il vient d’être soufflé par une implosion… inspiré donc. Il était bien MDK cette nuit et il était entouré de ses paires, d’ennemis peut-être, il y a peut-être bel et bien eu une bataille rangée, un combat épique dont il a perdu tout souvenir.

Le commandant Cellor et le lieutenant Houard échangent un regard, ils sont rentrés sous la garde du suspect, ils ont tapé au foie, c’est maintenant qu’il faut le travailler. Mais l’agent Cristo tape ses deux coups secs à la porte et passe une tête penchée et assez impérieuse. Sa patronne s’approche et se fait aussi large que possible pour le cacher à la vue des autres. Il lui tend un papier à l’en-tête de Grange-Blanche en articulant dans un souffle : « G-H-B »…

Ce sont les analyses de Rodriguez. Il a été drogué, assez massivement pour y laisser bien plus que sa seule mémoire immédiate.

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