Mouillage

Un poulet au curry mijote dans son jus en cours de réduction pour nos fringales de la nuit, le bourgogne blanc manque un peu de fraîcheur, j’ai collé deux feuilles, éventré une blonde, corseté de carton un filtre pour augurer un cône, le basmati glougloute, j’ai dérobé un baiser, goût pastèque, à la brune et mes lèvres sont dédiées toutes à cette mollesse de gomme dont on attend la réparation des gerçures. Ça sent bon. On est passé chez un détaillant en fournitures de beaux-arts et de PAM (petites activités merdiques). J’ai pris deux tubes d’aquarelle pour valider la journée, puis on s’est azimutés au rayon « perles et macramé ». On a acheté plein de babioles et sinon des plumes rouges ; c’était idiot, c’était drôle, et c’était bougeant. Frida avait un T-shirt trop court et portait son jean très bas : quinze centimètres de ventre, le nombril et les hanches : elle est belle, Frida, comme un grand verre d’eau ; et j’ai passé tout le temps là-bas à tomber des nues sans plus de ciel.

Maintenant, il fait nuit et je ne suis pas redescendu. Il faudrait que je me compose le visage d’un mort, autant que l’impression qu’il n’y aura rien derrière. Mais ça sent bon et Frida ne s’est pas changée. Il faut que je me laisse à l’espèce de carrière à ciel ouvert de la joie, et qu’elle creuse. On s’est installé chez moi, parce que chez moi c’est propice à cette existence de bois flotté. Troisième jour comme ça, c’est devenu un vaste sac à main en dur, un foutoir 2 pièces + cuisine avec vue sur le parking. Il y a des magazines de filles au pied du lit toujours défait, des chuchotements, des filtres en cartons – en ticket de métro – dans les cendriers, des fioles de nitrite propyle, des culottes de sorcières et des socquettes en 36 sur le fil devant le cagibi, dix mille senteurs de lait pour le corps, autant de flacons dans la salle de bain, la cuisine, la chambre, et à leurs traînes toutes sortes de packaging pour des pâtisseries au chocolat ou des bombecs en forme de fraises ou de crocodiles, et de bouteilles de vin pétillant vides, moitiés pleines, des sacs de voyage qui s’éviscèrent en T-shirt à strass et jupettes affolantes, il y a la fenêtre ouverte, il y a la torpeur qui tire son fil, « comme elle découd comme elle découd », et la nuit pour hachurer le jour. Pour l’oxyder.

Il y a une femme fatale qui habite chez moi.

Frida ne dit rien de trop, elle chantonne un peu, soudain et jamais quand on l’attend, comme une baleine souffle ; et c’est de la douceur éraillée qui se désincarcérerait en fraude des mots éparse pour figurer de la peau. Sa voix est moite. Elle m’a confié avec le plus grand des sérieux qu’aimer c’est dire oui, agir oui. Je n’ai pas compris. Elle non plus peut-être, mais elle s’en fiche bien d’abord. Ce qui compte, ce sont nos explorations vinicoles, les soldes, les terrasses, Häagen-Dazs pour dernier horizon, ce qui compte c’est qu’on s’ennuie avec délectation ; et ça nous fait  une survie agréable, à part quelques pensées adventices comme des aphtes.

Moi aussi je chantonne, mais j’ai un burn-out dès que je veux me souvenir des paroles des chansons tartignoles qui me viennent. L’été indien, punaise. Du coup, je n’essaye pas, je me laisse m’émietter comme si j’avais le projet de donner mon maintien aux oiseaux. J’ai une voix de rogomme au réveil, le compte en banque incontinent, le répondeur en cerbère intraitable ; et plus rien à me mettre. J’ai pu tester à quelques reprises les effets conjugués de divers psychovaporisateurs, et peut-être trouvé mon cimetière des éléphants, la voie du rose, ma pétulance irréversible : un fond de légère biture pour m’euphoriser, le bourdon ténu en arrière-plan de la résine, et la vénéneuse dévastation du doux : ces scintillements qu’on sniffe. Je suis content, parce que le tatillon, le témoin gênant, est muselé à peu près comme au profit d’une saine gourmandise : la paix. Il faut dire : je suis sans attente quant à la trop belle pour moi femme qui partage ces moments de « chimie amusante ».

J’ai pris un peu de poids, mais je parviens à me convaincre de ce que c’est une aubaine, que mes bras ont tout pris ; d’ailleurs, Frida elle aussi me le jure ses grands chevaux (elle est orgueilleusement athée) en triturant à deux mains ce qu’une seule pourrait presque ceindre ; mais du coup, je me sens l’âme d’un coquelet et je casserais bien la gueule à un  grabataire très malade, ou à un môme de cinq ans pour voir. Rien lu non plus en trois jours, sauf à compter à ce rang « valeur nutritive pour 100 grammes de biscottes » qui épouse les formes et la temporalité de mon plein déploiement intellectuel quotidien. Sinon depuis mercredi je feuillette COSMO, mais je sens profusément qu’aller plus avant dans cette esthétique de l’oubli serait complètement au-dessus de mes moyens. Il n’y a pas deux mois, je lisais au-dessus de mon cul plutôt et j’en allais tout sec et courbé, d’un pas préoccupé à ma seule déchéance, – résolu à ma libido en berne, je portais un slip kangourou en crêpe noir.

Aujourd’hui ma cervelle volette dans des courants d’air et un slip kangourou est un slip marsupial d’Océanie, avec une poche devant pour parachever après sa naissance la gestation du bébé slip. Je file un bon coton.

Ce matin en nous levant à 13H30 donc, nous sommes allés trottiner au square du château d’eau, pour endiguer les assauts du cholestérol. C’était exténuant, la sueur, l’haleine à perte, et les gars du coin qui s’évanouissent sur notre passage, tous terrassés par le syndrome dit de « Frida shorts ». J’aime aussi ce désir selon l’autre… je me sens venir l’âme d’un vieux beau. Ce soir apéro joint/aligoté/trempette dans la mayonnaise, et après on aquaplane jusqu’à un restau du sixième, en espérant qu’ils feront des fondants au chocolat ou des tartes à la praline, pour endiguer les assauts de l’athlétisme. Pour l’occasion, j’ai ressorti ma panoplie de Jean-Michel Jarre, je me sens déstructuré, j’endosse mon ridicule avec panache, j’ai l’humeur méchante sans acidité. Et j’aime ça. L’absurde a ses chances, l’inepte est ardemment désiré, la désillusion trouve sa place sans jouer des coudes. Ensuite, on poussera jusqu’aux bars cossus de la presqu’île ; dans celui que Frida a choisi d’avance, notre entrée fera baisser la moyenne d’âge de 5 ans et ça tombe bien, j’ai l’instinct piloupilou d’un danseur de rumba. Mais on restera assis, on s’ennuiera encore suavement en faisant cliquer et sproutcher des martinis et des montagnes de glace au chocolat, sur le fond d’un pianiste éculeur de standards. Ce sera tout jaune et il n’y aura plus d’angle, on se fera taire à deux le temps qu’il faudra et on rentrera en piétons de feutrine. Il nous manquera éventuellement un joint ou deux pour jeter d’un pont ce qu’il reste d’espoir et toute la poésie.

Toute.

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