Il a quand même un comportement curieux, ce petit lieutenant malingre, le nez au sol, à faire ses allers-retours, sans avoir l’air de savoir que déduire ou que faire de ce qu’il voit. La Guéparde pense deviner qu’il suit cette trace de liquide coulé ou frotté par terre, et qu’il la suit jusque loin dans la rue perpendiculaire, jusque devant le portail d’un parking lambda. Et puis qu’il revient jusqu’à la petite porte de la maison qui fait face à l’immeuble où ses collègues s’affairent encore. Elle a remarqué d’ailleurs que les collègues en question avaient passé de concert leurs holsters d’épaules par-dessus leurs combinaisons atroces. Qu’est-ce qu’ils croient ces loosers ? Mes pauvres, si ça devait tourner mal, vous seriez mort avant même d’être sûr que ça tourne. Le petit lieutenant boucle son troisième parcours complet, et reste à nouveau immobile et songeur devant la maison d’en face. Pas ce qu’on appelle un homme d’action donc. D’ailleurs, ça se voit à son absence de tenue, qui s’aggrave encore perceptiblement chaque fois qu’il passe, même au large, devant ce sociopathe de Teflon. Et c’est pire encore quand il passe devant elle. Mais ça, c’est l’effet nichon.
Ah ? Il a l’air d’avoir pris une décision, ça se passe en direct, c’est émouvant : il traverse la rue et va parler à ses deux collègues à leurs échantillonnages. Il leur demande de le suivre à l’étage. Visiblement, son autorité fait débat, mais ils le suivent quand même. Ça sent le conciliabule à la police. La Guéparde se remet sur ses pieds, teste ses appuis cunéiformes/métatarse, et en clin d’œil, elle est devant le petit portail de la maison en face. Ça se confirme, c’est ce liquide séché qui intrigue le lieutenant duveteux. Elle longe le mur de la maison, ignore le regard implorant de Teflon, qui doit penser à sa « note de stage », et atteint, d’une gouttelette à l’autre, le croisement. Allez, ce n’est pas comme si ça faisait une balade, et on a vu plus bucolique, mais puisqu’il y a une trace à suivre… sur le bitume du trottoir, c’est beaucoup plus net. Ce sont des traces de pas. Mais celui qui les a laissées était en sale état, puisque chaque marque est traînée, dérapée, et que la trajectoire slalome outrageusement. Ça descend du trottoir, ça y remonte, ah, là, nous avons une chute, ou alors peut-être une pause, un bivouac. Et ça repart, ça prend la rue en diagonale, ça traverse, et puis non, ça revient, et puis si, ça traverse franchement. Nouvelle pause technique, à genou celle-là visiblement, et puis bon an mal an, nous voilà rendus devant la grille de ce parking.
C’est celui d’une entreprise, comme il y en a peut-être dix dans cette rue. Celle-là est moche autant que les autres, du béton, de la tôle, banalement fonctionnelle, un espace grillagé assez grand, qui prévoit beaucoup d’emplacements pour se garer, en plus du parking visiteurs juste devant l’accueil. Le portail coulissant est presque poisseux, un peu collant, il a été escaladé par quelqu’un de probablement très humide, et qui s’est vautré de l’autre côté. Il y a du sang aussi, une petite flaque, ouille ouille ouille, il a dû se faire mal, le pauvre bouchon. Dans le parking, la trace reprend néanmoins, plus traînante que jamais, enjambe un terre-plein d’herbe, un deuxième, et puis, après, on ne peut plus voir, parce que ça passe derrière cette benne bleue là-bas. Voilà, fin de la balade.
Et bien, c’était très intéressant tout ça. La Guéparde se dit que si elle devait mener l’enquête, elle s’y prendrait comme le Sherlok de sous-préfecture qu’elle a vu à l’oeuvre. Le petit lieutenant doit se dire, qu’il faut qu’il cherche quelqu’un qui était à la fête, raide torché, probablement trempé des pieds à la tête d’une substance qui reste à déterminer – mais en de telles quantités on peut exclure l’urine sauf si tous les autres s’y sont mis pour lui pisser dessus – et qui aurait un accès au parking de la boîte d’à côté. Ça ne vaut pas un mot fléché, mais ça fait réfléchir. Le grand Teflon s’est déplacé jusqu’au croisement pour la regarder de loin. Il est tout inquiet, presque autant qu’il est inquiétant. Qu’est-ce qu’on va faire de lui ? Qu’est-ce qu’on va pouvoir faire de cette génération à l’abandon ? Des spécimens comme lui, il y en a un paquet. Alors tous n’ont pas ce gabarit et un pouvoir de nuisance aussi brut et aussi concentré, mais il va bien falloir qu’on leur trouve sinon un emploi, du moins un usage. La Guéparde est partisane de les faire courir dans des roues comme les hamsters pour produire de l’électricité. Ou alors de les armer, de les droguer massivement, et de les envoyer attaquer les Chinois. Comme ça, pour rire. On mettrait une caméra sur le casque d’un sur dix, on les entasserait sur des barges avec des projecteurs maous et des caméras, on attendrait le petit matin et zou ! Ça s’appellerait « débarquement dans la baie de Yalong », et ce serait présenté par Benjamin Castaldi.
Mais pour rester centré sur ce pauvre Teflon, il n’a aucune chance de réhabilitation. Il a tué vingt personnes, dont des proches, sans broncher, il en tuera peut-être vingt autres dans les dix prochaines années, ce qu’il lui faut c’est une camisole chimique, ou un coup de masse pendant qu’il dort. L’ex-Commission Européenne est tombée bien bas en espérant recruter et convertir à sa cause des engins pareils. Sauf à lui dévier tout le système neuronal au profit d’une télécommande, avec juste un bouton on, un bouton off et un joystick pour le piloter quand on l’envoie détruire quelque chose ou quelqu’un, ce gamin est condamné à finir en prison haute sécurité et à être nourri à la catapulte et abreuvé au jet. Ah, il s’approche. Maintenant qu’il est rassuré de la voir revenir, il est tenté de plaider pour un peu de , sinon pour une franche réconciliation.
La Guéparde s’accroupit pour bien lui signifier qu’il doit venir à elle et pour bien ostensiblement l’ignorer, elle regarde son téléphone. Pas de nouvelles de la dépanneuse. Et ce mollasson de N’a-qu’un-Oeil, surintendant de mes fesses, qui n’est pas foutu d’accélérer les choses. Elle fait son numéro, ça ne servira à rien, mais elle aime bien lui souffler dans les bronches.