J’ai donné les clés de chez moi à Bécassine pour qu’elle puisse recevoir « quelqu’un » ce soir dans l’intimité. Elle ne doit rien à son entourage, pas la transparence en tout cas, et ne cède jamais une courbette à sa réputation, qu’elle a depuis lurette jetée au bas de son socle ; mais pour tout ce qui a trait à la guimauve de son cœur, elle s’en tient à la plus stricte prudence : sa pudeur. Le « quelqu’un », j’ai bien idée de qui c’est, j’ai des yeux pour voir ces choses-là, mais elle ne m’en a pas dit plus et je me suis bien gardé de lui tirer les vers du nez. Je ferai ça plus tard, en finesse, comme ma mère quand Frida a semblé prendre ses quartiers, puis ses aises, dans ma vie : elle m’avait demandé si les parents de « cette Frida » avaient une bonne situation. Je suppose que je pourrais commencer mon interrogatoire un peu dans son ton-là.
Bécassine héberge sa plus jeune sœur et sa fille aînée, et c’est aussi un peu pour ça qu’elle a besoin d’air. La cohabitation dans son appartement est drastique et semble une pelote peu déroulable d’affects. D’affections aussi, d’abord, et c’est bien cela qu’elle veille à préserver.
J’ai fait le ménage très soigneusement, du moins autant que j’ai pu être soigneux, et bien sûr la vaisselle en retard, déplié et drapé de frais le futon et le lit, jeté des pétales de roses, les invendus de ma fleuriste adorée, le long des trajets d’une couche à l’autre et jusqu’à la porte d’entrée, jusqu’à la cuvette des toilettes, jusqu’au panier du chien, armé la machine à café, sorti des serviettes propres, et une fois ce gracieux tableau en place, je n’étais qu’au début de me faire plaisir. Là où j’e me suis comblé, c’est quand j’ai rédigé un petit mode d’emploi de la maison, comme on en trouvait «avant» en arrivant dans un gîte rural ou dans la maison de campagne d’une connaissance. Je l’ai voulu psychorigide, j’ai tout donné : « pas touche à la bibliothèque, les préservatifs « normaux » sont dans le tiroir du haut, ceux au fluor et gardol dans l’armoire de la salle de bain, ne pas mâcher les normaux ça ne sert à rien »… ce genre d’idioties. Une feuille double de recommandations adjudantes, suivies des numéros des services d’urgence, la SAV-Darty comprise, et j’ai gloussé comme un dindon d’élevage en la rédigeant.
Puis je suis descendu jeter comme convenu un trousseau de clés dans la boîte à lettres du bistrot de Bécassine. C’était comploté comme ça, pour la discrétion. Et c’est vrai que si je le lui avais remis au comptoir comme j’avais envisagé de le faire, ça aurait tiqué chez les joueurs de 421, ou à la table des mamies à tisane. Et ce n’est jamais bon que le bon petit peuple d’un bar tique. Quand j’ai posé mes coudes sur le zinc, j’ai seulement hoché la tête avec un air entendu pendant qu’elle me servait une Suze. Elle m’a chuchoté :
– Et ton chien ?
– Je l’ai fait piquer, pour que vous soyez tranquilles.
– Tu es trop gentil. (un temps). Mais du coup, mettons que j’ai besoin d’aller prendre une douche chez toi, là tout de suite…
– Tu as besoin de prendre une douche ?
– Non, pas moi, mais…
– Mais quelqu’un, oui oui. La voie est libre, tu es chez toi, Bec.
Elle a hoché la tête, pas pour moi, à l’attention du petit jeune de la boucherie assis derrière moi qui s’est levé et est allé prestement à la porte du fond, celle qui donne sur l’allée. C’est vrai qu’il est beau ce garçon, et c’est vrai qu’il sent fort la viande et le sang. Et c’est vrai aussi, surtout, qu’il est… jeune. Bécassine ne m’a pas laissé aller au bout de mon esquisse de sourire entendu, elle a posé sa main sur mon bras.
– Sérieusement, qu’as-tu fait de ton chien ?
– Il m’attend chez Frida.
– Chez Frida ? Le pauvre, tu aurais mieux fait de le piquer.
Je n’ai eu que le temps d’acquiescer d’un soupir, l’apprenti boucher est réapparu avec sa tête de coquin et son odeur de mort et de sueur. Et au bout de sa main, comme un grelot, secoué pareil, mon trousseau de clés. À cet instant, tout le bar a compris ce qui se tramait et il n’a tenu qu’à la peur des représailles que la nouvelle ne fut pas déjà une rumeur onctueuse. Mais ça, c’est les amoureux échevelés, les romantiques, et les garçons bouchers. Ce n’est pas qu’ils ne savent pas se garder du monde, c’est que de leur petit secret, ils en mettent de partout.