§4
– C’est le 3.
– Vous en êtes sûre, Mademoiselle Celesti ? Je peux leur demander à tous de bouger, et de se rapprocher de vous, si vous voulez.
– Non, mais bien sûr que j’en suis sûre. C’est lui, c’est le 3. Et puis de toute façon, tous les autres ressemblent à des flics. J’en serais sûre par déduction, s’il le fallait, et il ne faut pas : c’est le 3. Encore que…
– Encore que ?
– Si on fait… attraction ? comment on dit ?
– Abstraction ?
– Oui. Des cheveux gras.
– Si on fait abstraction des cheveux gras ?
– Oui, si… Gna gna gna gna gna gna, comme vous dites, s’il y en a un qui a une VRAIE tête de flic, c’est le 3. Regardez-le comme il a l’air méchant, commissaire.
– Commandant.
– Pardon ?
– Commandant, je ne suis pas commissaire, je suis commandant.
– Oh… D’accord, pardon. N’empêche, à part qu’il a une tête de flic et que ça saute aux yeux, une fois qu’on l’a vu sur le fond des autres têtes de flics, il reste à confirmer que c’est lui et que ça ne fait pas le moindre doute. Ce n’est pas parce qu’il a une de… une tête à ne pas être la personne que ce n’est pas la personne. J’ai moi aussi un peu d’expérience, Commissaire.
– Commandant.
– Oui, mais pardon, mais je parlais à monsieur le commissaire.
– Vous parliez au Lieutenant Houard ? Oui, il est lieutenant, et moi je suis commandant, et il n’y a pas de commissaire. Il n’y a plus de commissaire, Mademoiselle Celesti. Les commissaires, les inspecteurs, c’était avant.
Vanina Celesti porte ses deux mains à son plexus, les empile l’une sur l’autre, pour poser avec fermeté une longue inspiration. Elle reprend le contrôle, elle gère. Rire de soi ce n’est pas la solution à tout, mais ça dépanne de bien des embarras :
– Vani n’en met pas une dedans encore une fois. Je suis plus jeune que vous et c’est vous qui me mettez à l’amende sur les dernières tendances. Mon père m’a beaucoup dit que j’étais… non en fait je ne vais pas dire ce que mon père disait. Paix à son âme, qui êtes aux cieux, sanctifié, amen. Non, je redis juste que c’est lui. Et en plus, à la tête qu’il fait, il le sait.
– Il le sait ?
– Que c’est lui. Regardez-le.
Le commandant Cellor et le lieutenant Houard collent presque en même temps, presque leur museau à la glace sans tain. Les gars de la brigade parlent entre eux comme des cons, ne font pas mystère de se connaître. Il n’y a que l’agent Cristo, toujours impeccable, qui tient son rôle et son numéro 6, sans sourciller, sans faire une pause syndicale, ou une blague de papillote. Et sinon évidemment le père Rodriguez qui a quand même d’abord l’air d’un chat qui chie dans sa litière. Qu’est-ce que ce gars-là sait, qu’il ne sait pas feindre de savoir ?
– À votre avis lieutenant ?
Le lieutenant Houard n’a pas d’avis, n’a pas dit un mot depuis qu’il est entré dans la petite pièce, et se garde d’être un tant soit peu expressif. La commandante Cellor, commence à le connaître, il a quelque chose de prépubère qui lui remonte à l’âme s’il est en présence féminine « problématique ». Et comme présence féminine problématique, la petite Mademoiselle Celesti, c’est un morceau de choix. Et c’est peu dire. Brune, menue, souple, volubile, elle doit être passionnée de manga ou totalement inconsciente, puisqu’elle est habillée plus ou moins en uniforme de collégienne, avec une jupe plissée grise, des soquettes et des Mary Jane, quand même elle a vingt-cinq ans passés. Ça n’est censé aller à personne sous nos longitudes, tellement c’est hors contexte, mais elle, elle vous porte ça, comme une exception. Son arrivée a fait bruire toute la brigade d’un chuchotis de trouble, et c’est heureux qu’elle ait la voix et le commerce d’une bête à plume… peut-être une poule. Houard ne desserre pas la mâchoire, il ne va pas y avoir grand-chose à en tirer tant qu’il ne se sera pas ébroué de sa stupeur première. Et il va falloir qu’il s’y emploie, on a besoin de lui, là, tout de suite. Et si le mal persiste, Jézebel Cellor n’exclut pas d’avoir recours à un petit coup de taser dans le train de son binôme. Mais avant d’en arriver à ses extrémités :
– Lieutenant, vous voulez bien conduire Monsieur Rodriguez dans le bureau des archives et lui proposer un autre café. On pourrait le remettre en cellule, mais il a une tête à faire de pataquès pour moins que ça. Dites-lui qu’on doit vérifier des choses.
– Le fait est qu’on doit vérifier des choses.
– Oui, vous mettez deux gars pas loin de lui. Qu’il n’ait pas l’air de le surveiller, mais qu’ils se méfient : je crois que tonton Rodriguez est méchant. Et puis vous nous rejoignez… Enfin, vous hyperventilez, vous vous passez un peu d’eau fraîche sur la nuque et sur le visage, et vous nous rejoignez, Mademoiselle Célesti et moi, d’accord ?
Houard tord la bouche et il pourrait se fendre d’un petit soufflement de nez. Il faut qu’il se reprenne.