Vanina Ah Ah §9

§9

Jean-Georges Rodriguez a la tête qui va exploser. Il faut qu’il appelle sa hiérarchie, enfin au moins une de ses hiérarchies. Il sait qu’une garde à vue lui pend au nez et ne comprend pas pourquoi le duo de flic ne lui pas encore signifiée. Pourquoi, ils l’ont laissé seul dans le bureau, pour chuchoter derrière la porte. Il doit y avoir du nouveau… Si ça se trouve quelqu’un est venu leur dire qu’on a son ADN sur un attentat au couteau, et ses empreintes sur un fusil à lunette qui a tué le gars qui a tué le gars qui a tué Kennedy. Si ça se trouve, en 24 heures il a complètement pété les boulons le Jean-Jo, si ça se trouve il laisse une traînée de sang…

Mon dieu, il ne peut pas s’empêcher de penser à cette pauvre Spectre Noire. Il aimerait trouver le moyen d’en avoir des nouvelles sans éveiller les soupçons. S’il lui est arrivé quelque chose, la presse doit en parler. Cela dit, il est en train de lui arriver quelque chose à lui, lui MDK, et ça devrait faire du bruit aussi. Probablement pas autant, mais quand même. La presse doit le savoir qu’un justicier de son acabit a disparu. Il y a les primaires de la gauche, mais ça laisse de la place pour encore un peu d’infos paillettes. Il lui faut un prétexte pour demander, et en attendant il lui faut une ligne à tenir. Est-ce qu’il ne partirait pas sur une version totalement improvisée de sa soirée et de sa nuit afin de se donner du temps ? Ce n’est pas le roi des menteurs, mais avec sa double vie, les plaies et bosses de sa vie nocturne à justifier en plein jour, et les missions commandos à l’improviste, jusqu’à présent il s’en est plutôt tiré honorablement, même si le mot « honorablement » est mal adapté à ce genre de savoir-faire. Mais il ne sait pas les billes qu’ont les flics, et lui n’a que son cerveau encore engourdi et dominé par un mal de crâne.

Ou alors, il joue cartes sur table : il ne sait pas où il en est, mais il veut bien partager les images qu’il lui semble avoir gardées de la nuit, des fois qu’elles évoquent quelque chose aux deux policiers. Peut-être que le carrelage à damier fera sens pour eux, ou le gars torse poil sous sa veste de costume. Peut-être Blind aussi vu qu’ils ont parlé de justiciers en costume. Après tout, s’il a fait quelque chose de mal, il faudra bien l’assumer. Autant l’apprendre le plus tôt possible, et de la bouche des gens les mieux informés.

La conversation derrière la porte s’éternise. Visiblement, le commandant et le lieutenant ont été rejoints par cet agent au caractère et aux joues tout en rondeurs. Il reconnaît sa voix presque anormalement douce. Il se lèverait bien pour écouter à la porte. Après tout, costume ou pas costume, il est un héros, et un héros, ça tente des choses. Comme il se lève, il voit sur le meuble métallique à archives juste en dessous de la carte de l’agglomération un téléphone portable. Il n’est pas verrouillé, l’écran d’accueil est une photo de deux ados renfrognées. La plus grande a les hormones en panique et la petite un appareil dentaire, et les deux sont la fierté de leur papa. Elles ressemblent à Houard, ne leur manque que la moustache. Jean-Jo a un créneau, il n’en aura pas deux, il le tente : 44 pour l’Angleterre, puis le numéro en espérant que l’amnésie de la nuit n’est pas rétroactive. La couverture sur place est une agence de pub, et le poste dédié aux opérations est tenu par cinq personnes en rotation. Pas de chance, c’est Molly qui répond. Elle débite son baratin d’attachée de direction dans la pub et déjà c’est la panique. Elle doit être Galloise ou d’un de ses coins où on parle l’anglais uniquement avec les joues, sans le palais et sans les lèvres. Jean-Jo ne la comprend pas du tout. Bon il faut dire qu’il a fait allemand première langue comme tous les bons élèves, et une fois qu’on a dit ça, il faut ajouter qu’il n’est pas meilleur en allemand qu’en anglais. Il faut dire les choses, il est une vraie quiche en langues. Il s’identifie.

– Vercingetorix 22… twenty-two

Il ne comprend pas la réponse, mais il entend le mot « colonel » ce qui indique qu’au moins elle sait qu’il s’agit de lui. Ensuite, elle laisse un blanc, son charabia devait être une question. de toute façon, il faut qu’il se dépêche, ça sortira comme ça sortira, avec l’accent de Tata Rodriguez :

– It is an emergency, i am actually prisoner of the french police, i have lost my memory. the police officer in charge of  my affair… No, not my affair… the name off the police officer is commandant Cellor, cellor like heu… sailor… popeye, spinach, tût tût. And i call you with  the phone of the other police officer, and this one is lieutenant Houard, Houard like Tupper-war… Punaise, ça n’a aucun sens. I have to quit, they are just in the door… In front of the door… Oh et puis, pffff.

Et il raccroche, trouve le bouton pour remettre le téléphone en veille, le balance sur le bureau et se rassoit pour être bien à son aise pour prendre sa tête dans ses mains et la broyer. Mais quel con il fait. Mais quelle idée de génie… l’autre là-bas, la Molly, avec sa mèche bleue, son chandail à grosses mailles, et ses dents de lapin, qu’est-ce qu’elle peut avoir compris ? Est-ce qu’il y a seulement quelque chose à comprendre dans ce qu’il vient de dire ? Mais quel con, mais quel con, mais quel con. Il est MDK, le french-Méca, Colonel de l’armée expérimentale, Colonel… On ne parle pas du clodo de ta rue, là. On parle du gars qui a mis sa branlée à Luke-Main-Gauche en direct devant les caméras de CNN. Ça date un peu, mais les replays font encore des cartons. Des cartons ! Et ça, c’est pour le côté télé-média, presque people du métier, ce n’est tellement pas important tout ça, enfin ça passe, et ce qui reste, une fois que ça, c’est passé, c’est aussi, d’abord même, sa fonction à l’ONU, sa médiation et son expertise, qui lui valent de siéger dans quasi toutes les commissions qui prévoient des sièges. Le gars est parrain du téléthon !

N’en jetons plus : il vient de se disqualifier, pour dix ans, pour cent ans, et dans mille ans ce n’est pas la peine d’y revenir.

La porte qui s’ouvre le sauve de lui-même et de sa honte qui reste à boire. Le commandant Cellor et le lieutenant Houard le trouve plus prostré encore que quand ils l’ont laissé. On dirait qu’il s’est ratatiné sur sa honte et son incompréhension. Il fait presque peine à voir.

– Monsieur Rodriguez, vous êtes avec nous ? Vous n’êtes pas en train de nous faire un malaise… si ? Monsieur Rodriguez ?

– Oui oui, foutez-vous de moi.

– Pas du tout. Je m’enquiers simplement de votre état, parce qu’on va avoir besoin de vous, dans la mesure du possible en pleine possession des moyens qui vous restent. Si vous voulez consentir l’effort de les rassembler. Est-ce qu’une aspirine vous ferait du bien ? Et un café ? Je parle d’un vrai café. Je peux envoyer quelqu’un en chercher au bistrot d’en face, ça sera toujours mieux que ceux que nous sort la machine de l’accueil.

– Je veux bien oui. Pour les deux ; j’ai le cerveau qui croustille comme un lecteur de disquettes. J’ai l’impression que vous avez du nouveau. Votre témoin s’est rétracté ?

– Non, elle maintient sa ligne. Mais dans sa ligne vous n’êtes impliqué que dans une bagarre de soirée comme il y en a des centaines tous les week-ends. Visiblement, il n’ y’ a pas mort d’homme puisque la personne à laquelle vous vous en êtes pris, s’est relevé, et s’est carapaté. Plus de nouvelle de lui. Déjà, s’il avait idée de porter plainte, il faudrait qu’il réapparaisse. Ça nous arrangerait tous. À moins que, comme vous avez disparu des radars vous aussi, quelque temps après lui, vous l’ayez retrouvé et zigouillé dans quelque ruelle sombre.

– Oh… Vous travaillez là-dessus ?

– À vrai dire non. Avec ce que vous aviez dans le corps, je doute que vous ayez pu être dangereux, sinon pour vous-même.

– C’est à dire que ne buvant pas, je ne tiens pas l’alcool. Je devrais le savoir, je me trouve tellement stupide de m’être laissé aller.

– En fait, vous n’avez pas bu. Vous n’avez pas d’alcool dans le sang. Pas un gramme.

– Avec la gueule de bois que je me paye ? Ce n’est pas une gueule de bois ? C’est un genre de grippe ? Et le black-out dont je sors ?

– C’est la drogue.

– Non, oh non, je vous arrête. Ce n’est pas le genre de la maison. Encore moins que la picole… Vos analyses disent ça ? J’ai été drogué ?

– Oui, vous avez été salement drogué même. Et vous devez à votre bonne constitution de ne pas être à l’hôpital. On vous a fait prendre du GHB.

– Du GHB, la drogue du viol ?

– Oui.

– Vous voulez dire que j’ai été…

– A priori non, mais on va vous ramener à l’hôpital dans un moment. Le temps d’essayer d’y voir clair.

Jean-Georges Rodriguez qui s’était un peu redressé est à nouveau sans tenu, dégouliné sur sa chaise. Le commandant Cellor tourne les talons et va passer commande à l’accueil d’un double café et de ce qu’on a contre les maux de tête dans l’armoire à pharmacie. L’idée c’est aussi de laisser les hommes entre eux, dans un moment comme ça. C’est délicat, mais ce n’est pas fin : le lieutenant Houard et Jean-Georges Rodriguez se reniflant mal depuis le premier instant, tout ce qu’ils peuvent partager c’est de la gêne. Et de fait Jean-Jo, préférerait être seul plutôt qu’avec ce petit con qui lui tend un verre d’eau – et pourquoi pas un mouchoir et des sels ? La vérité, c’est que son mal de crâne prend le pas sur toutes les autres sensations de son corps, et qu’il aurait presque besoin de s’inspecter à la main, pour savoir s’il a été… Non c’est impossible, il le sentirait. Ou alors la drogue l’anesthésie. C’est un cauchemar. Qui aurait eu intérêt à le droguer et pourquoi ? Est-ce que ce serait ce fameux type qu’il a soi-disant agressé?

N’empêche, il semble que, de suspect il est passé à victime possible. En soi, c’est un léger mieux, mais qui induit beaucoup de moins bien possible. D’une, si quelqu’un est parvenu à le droguer pour le neutraliser, est-ce que ce même quelqu’un n’aurait pas pu en faire de même avec La Spectre Noire. Il est question de deux filles dans le coma, et si l’une d’elles était La Spectre ? Tout invincible qu’elle soit, une fois droguée, elle est comme tout le monde la gamine, une poupée de chiffon, une proie. Le lieutenant Houard doit avoir les noms des filles, mais à quoi bon s’en enquérir ? Mettons qu’il y est une Dupont et une Dupuis, ça va l’avancer à quoi de le savoir ? À faire travailler ses méninges à blanc… La Spectre Noire n’a pas d’autre nom que son nom de justicière.

L’autre moins bien, très secondaire, c’est que du coup il a alerté l’organisation pour rien. Nouvelle faute de débutant, nouveau motif de discrédit irréparable. Avec un peu de chance, Molly n’aura pas plus compris que lui-même un traître mot qu’il a dit. Et peut-être s’en est-elle tenue à un haussement d’épaules. Après tout, s’il revoit la scène il n’a rien dit d’intelligible, il n’a pas épelé les noms qu’il a cités, n’est même pas sûr de s’être correctement identifié. Molly l’a-t-elle appelé « Colonel » ? Entre son accent à elle, et ses piètres facultés d’entendement à lui, le mot qu’il a identifié comme « colonel », c’était peut-être autre chose. Comment elle a dit ? « oueoueouelle » ? Il a peut-être un peu braqué sur ce qu’il avait envie d’entendre à ce moment-là.  Si l’organisation envoie quelqu’un démêler tout ça, et qu’il n’a que de la confusion à ajouter à la confusion, ce ne sera plus la peine d’espérer tenir son rang. Il se voit déjà au placard, comme tous ceux avant lui qui se sont avérés faillibles. Le petit monde des justiciers est sans pitié. Un jour, vous êtes au sommet, le lendemain vous n’existez plus, que dans des rumeurs et des blagues recyclables.

Mais peut-être aussi que l’organisation aura le truc, la chimie secrète, la machine à ranger les synapses, qui pourrait lui permettre de renouer le fil de sa nuit. Du moment où il quitte l’aéroport de Corbas avec la Spectre au moment où il se réveille dans le noir à côté du grand et gros Monsieur Caca. Il s’en remettrait plus facilement à leur absence de vergogne expérimentale qu’à la justice des hommes pour faire la lumière dans ce foutu trou noir. Le profond soupir qu’il ne sait contenir fait lever des sourcils circonflexes au Lieutenant Houard.

– À ce point ?

– Plus que ça même, je le crains. Je pense que j’aurais besoin de m’allonger dans le noir et de fermer les yeux. Vous pensez que c’est possible ? Ça pourrait remettre mon cerveau en marche, comme un reboot, si vous voyez ce que je veux dire.

– Je ne pense pas que la patronne verra d’objection à ça dès lors, que nous pouvons vous interroger dans de meilleures conditions. Par contre, je n’ai que la cellule à vous proposer, mais cette fois on peut vous dégotter une couverture, pour que ce soit moins drastique.

– Tant que je ne partage pas l’espace avec votre habitué que vous appelez Chérubin, tout me va. À cette heure-ci vous avez dû le remettre en liberté jusqu’à ce soir, je suppose.

– Non il dort encore. Mais rassurez-vous, on l’a mis dans la cellule 2, celle qu’on dédie aux turbulents à surveiller comme le lait sur le feu. Vous aurez la cellule de dégrisement pour vous tout seul.

– J’espère me montrer digne de l’honneur que vous me faites.

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