À peine arrivée et son casque de Spectre ôté, et pendant que MDK allumait ses ordinateurs, Vanina Celesti s’est précipitée au sous-sol pour débarrasser la table et elle fait la vaisselle en chantonnant un très exaspérant “lali lala” sur deux notes en boucle.
– Vous avez un torchon pour essuyer la vaisselle JeanJean ?
– Non, je n’ai pas. Mais je vous en prie, vous me gênez. Laissez, ça séchera sur l’évier.
– C’est embêtant pour les verres, parce que des fois dans l’eau il y a du calcaire, et si on n’essuie pas tout de suite, je ne sais comment ça se fait, mais on dirait un voile blanc comme dans les yeux d’un vieux chien.
– L’eau n’est pas calcaire ici. Et quand même… venez, je voudrais vous montrer quelque chose.
– Quelque chose mieux qu’un torchon ?
– Non, regardez.
– Ah non, pas du tout. On connaît ce monsieur, beurk.
MDK a tapé “Jethro+Lyon” dans sa barre de recherche et exclu les occurrences commerciales, idem dans un annuaire en ligne qui permet la recherche par prénom, et enfin la même chose dans Facebook, pariant sur la rareté du prénom en terre rhodanienne. Et de fait, en tout, il a pu discriminer onze “Jethro”, dont cinq utilisant le prénom comme pseudonyme ou surnom. C’est dans Facebook qu’il a son premier match. Enfin cette impression de déjà-vu qu’il attribue à sa mémoire en flashs, presque à sa persistance rétinienne. Il a ouvert le profil de Jethro Benito, un jeune homme à mèche qui pourrait être un “jeune avec Pompidou”, mais pas empaillé, bien vivant. Par contre il est de son temps par l’égotisme et les moultes photos de lui qu’il partage sur sa page rien qu’à lui, mais dans le web à tout le monde : Jethro fait du ski, Jethro boit un verre place des Terreaux, Jethro témoin de mariage… mais surtout Jethro se déguise en superhéros avec des amis. Visiblement, la Spectre le reconnaît aussi :
– Je ne sais pas comment vous arrivez toujours à déjouer les embrouillaminis. Pour moi, vous êtes un magicien. Mais maintenant qu’on sait qu’il a Facebook, on fait quoi ? On le demande en ami ?
– Non, mais par contre on va regarder les amis qu’il a. Peut-être que l’autre en fait partie.
– Évanescent ?
– Oui
– Mais il est presque invisible Évanescent .
– Pas tout le temps. Dans vos visions, vous avez bien quelqu’un en chair et en os ?
– Ah parce que quand il est transparent il se transforme en… en quoi d’ailleurs ? En vitre ?
– Non. Enfin, je ne sais pas. On regarde les photos de ses amis ?
– Oui. Je vois qu’il en a plus de 200. Il en a plus que ma sœur. C’est dingue, on en a pour une semaine. Comment est-ce qu’on peut être ami avec 200 personnes ? En plus des personnes différentes. Enfin, je ne sais pas si on peut être ami 200 fois avec une même personne. Vous pensez, vous ? Non, ça se voit, ce ne sont pas les mêmes. Pour s’y retrouver avec toutes ces têtes, ça doit être dur, et puis ils ont tous des noms différents, moi je ne pourrais pas. Ou alors, il faudrait que je les connaisse… tiens, lui je le connais !
– Lui, là ? Jean-Luc Benito ? Oui, vous avez raison…
– Ah on est d’accord, hein ? En plus, ils ont le même nom de famille. Ils sont peut-être mariés. Ça m’étonnerait, il y a une trop grande différence d’âge. Après, ça se fait. Regardez, vous et moi. Moi, si les gens sont choqués c’est peut-être eux qui ont des poutres, vous en dites quoi vous ?
– Moi je dis que c’est notre homme. Regardez cette photo où ils sont ensemble : “toujours des bons délires avec mon oncle”. Tu parles de bons délires… petits viols en famille, c’est monstrueux. Et le pire c’est que les deux ont des pouvoirs.
– Ah bon ?
– Oui, le jeune, je pense qu’il sécrète et produit un genre de GHB, qu’il a l’air de pouvoir projeter avec ses mains sur ses victimes.
– Le GHB, c’est un genre de chlorophylle ?
– Chlorophorme ? Oui, c’est la drogue du viol.
– Ah d’accord, c’est pour ça cette impression de froid et ce sifflement. Et l’autre, c’est quoi son pouvoir ?
– L’autre, c’est Évanescent.
– Sans déconner ? Alors lui aussi, on le connaît comme on se connaît vous et moi ? Mais en ce moment, je ne sais pas ce qui se passe, c’est scoop sur scoop. Non… mais lui, on ne l’aime pas, on pourrait le balancer aux gens du BIOS. On les appelle, je fais la voix de quelqu’un d’autre, en me pinçant le nez comme ça : “bonjour, Évanescent, il s’appelle Jean-Luc “Pépito” en vrai”, et clac je raccroche, comme ça ils n’ont pas le temps de tracer l’appel. Et reclac, Évanescent exclu du BIOS.
– Et si on allait plutôt leur casser leurs gueules de cons à ces deux-là ?
– Oh oui, meilleure idée, meilleure idée ! Et après on les balance au BIOS. Comme ça double-pelle.
– Oui, et puis on peut peut-être encore sauver cette policière.
– C’est vrai, punaise, il faudrait que je me mette des post-its. Comment vous faites pour vous rappeler de tout ?
– Il faut qu’on sache où ils sont. Je vois que le jeune Jethro habite avenue de Saxe. On peut déjà aller voir là-bas. Par contre, le vieux n’est pas dans le bottin. Sur Facebook, voyons les photos. Peut-être qu’on peut reconnaître des lieux.
– Ou encore des gens, j’aime bien les photos de famille, comme là, ce mariage. Bon, les mariés sont moches, oh et puis alors la petite fille qui tient la robe derrière, qu’est-ce qu’elle est tarte, on dirait une danseuse et ça tire un peu sur la saucisse aussi, on ne sait pas si c’est leur fille ou s’ils ont prévu de la faire en méchoui. Et puis elle est pleine de morve, ouerk, ça ne vous donne envie de vomir, une petite fille comme ça ?
– Tiens, c’est intéressant, ils se ressemblent un peu tous là, on dirait que toute la famille vient de ce village : Haute-Rivoire.
– Oui c’est ça, Haute-Rivoire.
– Haute-Rivoire quoi ?
– Ce n’est pas ce que vous avez dit ?
– Si, mais ce nom-là, vous l’avez déjà entendu ?
– Oui, quand j’ai soigné les policiers dans la cave. C’est le vieux qui a dit, attendez… nanana, mettre au vert, nanana Haute-Rivoire.
– Spectre, vous êtes un génie.
– Oh, c’est gentil. On ne m’a jamais dit ça. Vous avez toujours les mots, des fois, vous me transpercez le coeur, tellement vous êtes…
Et sans crier gare, sans même peut-être s’en rendre compte d’abord, et peut-être même après coup non plus, c’est tellement dingue, elle avance son visage lentement vers celui de MDK et l’embrasse à pleine bouche sur la bouche. Mais pas un baiser, un gros bisou pétaradant de tata Rodriguez, mouak… mais sur la bouche.