
Le commandant Cellor vient tout juste d’atteindre la bretelle d’accès au périphérique, quand enfin son téléphone sonne entre ses genoux.
– Houard ? Alors, comment vous avez géré les hystériques du cirque Pinder ?
– À vrai dire, je crois qu’ils sont ingérables, et que c’est leur gros avantage.
– Ils sont repartis ?
– Non, ils sont encore là. Leur grosse bagnole est en rade. Ils attendent une dépanneuse. Et à mon avis, ils en ont pour la journée. Déjà, à cause du gabarit hors norme de leur tagazou, et ça c’est bien fait pour leur gueule. Et puis c’est dimanche. Et ça…
– C’est bien fait pour leur gueule. Vous ne leur avez rien dit ?
– Non, mais à vrai dire, je ne comprends pas ce qu’ils veulent. Je ne sais pas ce qu’ils foutent là. Je crois qu’il y a un malentendu à cause des costumes des gamins et gamines impliqués dans le drame de la rue des Prés. Je ne sais pas ce qui leur est arrivé aux oreilles.
– Vous me parliez d’une piste ?
– Oui, je vais tâcher de reprendre le fil, et Lerdon échantillonne des traces probantes dans l’escalier et l’allée ; je vous en parle dès que j’ai quelque chose.
– Moi, je n’ai rien. Nada. La maison de Rodriguez est un vrai bunker. Je pense que je vais me fendre d’aller voir sa mère qui n’est pas très loin d’ici, dans le troisième, et lui demander une visite guidée. Mais d’abord, je file chez la môme Celesti. Je suis sûre qu’ils sont ensemble.
– Ensemble ? Vous voulez dire…
– Non, pas ensemble ensemble, comme des tourtereaux… vraiment, la Miss ce matin au tapissage, elle avait l’air de ne pas le connaître, et je ne pense pas qu’elle soit très apte à feindre. Mais ils sont ensemble quelque part en ce moment, et là, je dois dire que ça ne m’échappe pas qu’un peu. Comment voyez-vous la chose ?
– Déjà, je ne vois pas comment ils ont pu se rencontrer, se retrouver… en avoir l’idée seulement. Et concevoir et réussir une évasion. Le Rodriguez a l’air d’un fieffé filou. Mais elle ? Sauf à imaginer qu’il l’a enlevée… mais même ça, comment il aurait fait ? Ou alors il y a la solution extraterrestre. Vous savez ces histoires d’enlèvements en soucoupes.
– Ne rigolez pas, je pense sérieusement à quelque chose d’un peu dingo, pas exactement de que vous dîtes, mais quelque chose de pas si éloigné. Vous avez vu les zinzins du BIOS, ce dont ils sont capables ?
– Oui, j’ai eu une démonstration. C’est assez stupéfiant. Mais pourquoi des gens comme ça, qui sont quand même, à leur manière, institutionnels, voudraient enlever une gamine teubée et un vieux renard ? Et s’ils les ont, pourquoi les cherchent-ils jusqu’ici ?
– C’est peut-être la concurrence qui a fait le coup. En fait, on ne sait pas trop comment s’organisent ces gens. C’est vrai qu’ils ont des airs un peu ronflants, mais justiciers, héros, vilains, ce sont juste des gangs. Ou alors ce n’est pas le BIOS, ce n’est pas non plus la concurrence et en ce cas…
– En ce cas ?
– Non, c’est grotesque… une intuition grotesque. Bon, Houard, je vous laisse, je vais quitter le périph’ ; si ça roule bien, je suis devant chez la petite Celesti dans un quart d’heure. Je n’aime pas trop savoir que les acrobates du BIOS sont encore dans votre secteur. Gardez-les à l’oeil.
– Ça va, je crois qu’ils se sont neutralisés tout seuls.
Et le fait est que ça boude dans le clan des justiciers masqués. La Guéparde fume clop sur clop, et même avec son fume-cigarette de Greta Garbot, ça fait moins diva que névrosée bas de gamme. Elle est assise sur la taule martyrisée de son tank, et paraît inabordable. Le grand gamin fautif boude dans son coin, avec son casque, il se tabasse de musique en faisant les cent pas d’un côté de la ruelle à l’autre. Houard aperçoit, travaillant dans l’allée, Lerdon et son stagiaire, alors il les rejoint :
– Vous avez quelque chose ?
– On a des relevés massifs. Mais les analyses sont à venir. La traînée continue loin ?
– Je suis dessus, mais j’ai été interrompu par la famille Tapedur. Justement, puisqu’on en parle. Restez sur vos gardes avec eux. Sans vous tenir prêt… Si, en fait si : tenez-vous prêts. Je vous laisse prévenir les gars là-haut ?
Lerdon soupire, ça vaut un acquiescement. Et d’ailleurs, le stagiaire grimpe déjà dans les étages pour passer la consigne. De retour dans la rue, Houard retrouve la trace. Ce n’est pas évident d’être sûr. En plus maintenant que le Hummer a roulé sur le peu de tangibilité de ce qu’il suivait. Teflon est au milieu, barre presque la rue à lui tout seul côté droit. À gauche, de toute façon il faut vérifier aussi le talus, si ça se trouve ça va bien amener à une partie bitumée, plus facile à « lire ». De fait, il y a peut-être bien aussi de reliquats de gouttelettes dans cette direction. C’est le cas, dirait-on. Il y en a même plus qu’en allant de l’autre côté vers le croisement. Le talus longe le mur d’enceinte d’un pavillon gris terre à deux étages ; les collègues n’ont pas eu de réponse en sonnant ce matin, et ensuite, se prolonge le long de la grille qui ceint un entrepôt ou un local d’activité. Autant dire que ça ne mène nulle part. Le gars qui a suinté cette trace-là a dû récupérer sa voiture et filer. Et une fois que ça, ce sera acquis, on n’aura rien appris de plus.
Mais Houard s’arrête net devant le petit portail de la maison. Pas celui à deux battants qui donne directement sur le garage. Le petit juste à côté, avec la boîte à lettres et la sonnette. Il est éclaboussé, au moins autant que la porte d’allée de l’immeuble d’en face, et, par la grille, Houard reconnaît la trace qui atteint la porte de la maison. Il se recule. C’est en train de devenir bizarre au-delà du bizarre, cette affaire. Il revient sur ses pas, redescend la piste, jusqu’au moment où elle traverse la rue, pour vérifier. Et pourtant oui, il semble qu’elle parte aussi du côté du croisement comme il l’avait pensé originellement. La Guéparde et Teflon, chacun dans son coin, chacun à sa façon, le regardent s’abîmer en perplexité, mais au moins ils ne bougent ni l’un ni l’autre. Alors il passe devant eux et directement à l’intersection. Et là bingo : sur le trottoir qui part à gauche, la trace est là aussi. Pas en gouttelettes, ni en éclaboussures, plus en traînées. Et en zigzag, elle a l’air d’aller loin droit devant. Et loin droit devant, il n’y a rien. Juste une zone d’activité.
