Vanina Ah Ah §22

Elle est furieuse, la Thelma… pas moyen qu’on s’en tienne à ce qui était prévu de base aujourd’hui alors ? Elle déteste quand ça part comme ça, elle déteste quand on ne respecte pas le planning, enfin son planning à elle. Et elle déteste être en voiture et ne pas conduire. Elle n’arrête pas de planter au sol une pédale de frein fictive, mais aussi, cette voiture est beaucoup trop basse et beaucoup trop large, et puis la patronne parle beaucoup trop pour être attentive à la route. Elle parle, comme si elles étaient  devenues potes tout à coup, ou comme si elle lui demandait son point de vue sur son enquête. En tout cas, c’est pour parler qu’elle est passée la prendre d’autorité à la brigade, et qu’elle l’a presque sortie de force de son sous-sol.  Pour parler.  Elle lui a bien dit de prendre son fusil à pompe, mais ça, c’est un prétexte, c’est pour arguer d’une utilité réelle à sa présence. Parce qu’on court après une gamine en jupette et un vieil alcoolo qu’on a ramassé ce matin raide torché sur le trottoir. C’est sûr, il faut bien tout un arsenal, et il est à espérer qu’elle a appelé l’armée aussi pour un appui aérien au cas où.

– On arrive rue d’Inkermann, ouvrez l’œil, sergent.

– Ho là, oui, vous voulez que j’envoie une fusée éclairante pour ne rien rater ?

– Ne rigolez pas, il ne faudrait pas qu’ils nous filent sous le nez.

– C’est déjà fait, il me semble.  Si je les vois avant vous, qu’est-ce que je fais, je tire sans sommation ?

– Sur ceux-là, non. Ceux-là, je pense qu’on peut discuter d’abord. Planquez votre pétoire devant la banquette arrière, on va dire bonjour à ce monsieur avec son tablier dégueulasse.

Le vieux Francis a reniflé le flic à trois kilomètres, et voilà, celle qui sort côté passager est en uniforme. Deux flics donc, et le fait que ce soit deux petites dames n’y change rien. L’espèce l’emporte sur le genre. Et puis petites dames, il faut voir, il y en a une qui est toute petite, et l’autre c’est la préposée au dépendage d’andouille de l’équipe. Ah, elles ont visiblement réglé leur mire sur lui, et elles se ramènent. Il y a toujours quelque chose pour interrompre le cours de pas grand-chose. Il aurait parié sur la petite avec sa tête de fox-terrier, mais finalement c’est la grande qui montre sa carte et qui parle :

– Bonjour, Monsieur, vous habitez dans le coin ?

– Oui, je travaille juste là, et je dors derrière. C’est pour quoi ?

– Vous connaissez les gens qui habitent l’allée juste à côté.

– Comme ça, de vue.

– De vue, c’est parfait. La personne que je recherche est assez percutante de vue. Mémorable même.

– D’accord. Vous parlez de la petite du deuxième. Elle n’est pas là.

– Vous en êtes sûr ? Si je monte au deuxième, il n’y a aucune chance que je la trouve.

– Pourquoi vous la cherchez d’abord ? Elle a des ennuis ?

– Elle risque d’en avoir si je ne la trouve pas la première.

– Vous n’êtes pas la première. Il y a un vieux gars avec elle. Et c’est lui qui peut lui faire des ennuis ?

– Peut-être. Attendez j’ai une photo sur mon portable… ah voilà… est-ce que c’est cet homme-là ?

– Punaise, oui. Je ne l’ai pas senti ce type. Je lui ai trouvé un air faux. Viscieux. Qu’est-ce qu’il va lui faire ?

– Lui, a priori, rien. Et puis on est là. Je vais vous laisser avec la sergente Bedarride ici présente. Vous allez lui raconter ce que vous avez vu au juste quand vous avez croisé la demoiselle avec le monsieur. Moi je vais voir là-haut.

– Ils n’y sont pas, je vous l’ai dit, ils sont juste montés se changer. Arrivés à pied, reparti aussitôt en mob.

– Justement, je vais profiter qu’il n’y a personne.

Pendant que la Thelma et le Francis font connaissance – et très rapidement, ils se rendent compte qu’ils ne sont pas des inconnus puisque Francis se servait à la boucherie Bedarride, quand le paternel était encore de ce monde – le commandant Cellor retourne à sa voiture récupérer une radio de sa fracture du tibia dans la boîte à gant. Comme escompté, au deuxième, la porte de chez Vanina Celesti n’est un obstacle que par convention, et sinon ça doit arrêter les regards, un peu les bruits et le plus gros des courants d’air. Le penne cède au premier passage et, petite frayeur, Cellor est accueillie par un chat qui louche.

– Mais que tu es vilain toi… c’est toi qui gères les cambrioleurs ? Il ne faut pas intervenir, je suis de la police. Tu as l’air plus con que méchant. Nous t’appellerons Rantanplan. Oui, je sais c’est un nom de chien… tu me fais visiter Rantanplan ?

Bien entendu, le chat n’en fait rien, il n’y a plus de petit personnel, il retourne dans un carton en se dandinant en bon maître du monde. L’appartement est petit, respire la vie chiche et les bouts de ficelles, il est un peu en désordre, mais on sent que c’est tenu au collet d’une main ferme. C’est très propre, alors que c’est plein de petites bricoles à deux balles, et c’est sans la moindre idée du fameux bon goût. Du coup, c’est assez beau. Dans la salle d’eau, le bac de douche est trempé, avec poils abandonnés ; une serviette humide est étalée sur le lave-linge qui contient les vêtements du frère de Cristo, un petit chemisier à écusson de collégienne et de grandes chaussettes blanches. La porte en face c’est le centre névralgique de la maison. La demoiselle Celesti confirme qu’elle a des brèches dans la cafetière : la chambre entière est dédiée au justicier MDK. Si elle n’était pas si « simple », on serait dans le pathologique. Rien dans la cuisine, et dans l’entrée des factures et des courriers de pôle-emploi. Rien de probant, en somme, sinon le lien beaucoup plus prononcé de la demoiselle au personnage du justicier à l’exosquelette. Jézebel Cellor, claque la porte sur elle et, en bas, elle retrouve le tapissier et sa sergente Bedarride qui ont bien fraternisé puisqu’ils se séparent en se promettant des nouvelles et en se serrant à deux mains les avant-bras.

– Et puis tenez-moi au courant pour la petite.

– Sans faute.

Thelma Bedarride a presque le sourire. Non, quand même, il ne faudrait pas pousser, mais elle a un début de grimace, et ça n’a pas l’air méchant. Sitôt dans la voiture, elle attrape son fusil derrière son siège, et le coince entre ses genoux. Et puis elle attend. On l’a perdue, en somme.

– Sergent ?

– Commandant ?

– Qu’est-ce qu’il a dit, ce monsieur ?

– Il a de bons souvenirs de mon père, et des souvenirs très précis de ma mère qui était aimable comme un lavement. Le pire, c’est que je tiens d’elle.

– Tiens donc… et pour la petite Celesti ?

– Oh oui. Ils sont partis tous les deux en scooter un quart d’heure après leur arrivée. Ils étaient très proches. Il a dit « très proches », et ça l’a étonné, parce que la gamine passe pour une solitaire dans le quartier, en plus de passer pour une grosse débile. Et ils sont partis tout droit, en sens interdit donc, et au cours Émile Zola, ils ont pris à droite.

– À droite, ça peut aller vers l’immeuble du bureau du père Gonzalez. Mais ça peut aussi aller vers l’immeuble de Vaulx-en-Velin où la petite sauterie a mal tourné. Je ne comprends rien à cette affaire. Et vous ?

– Moi de base, ça ne m’intéresse pas. Donc je reste un peu sur cette lancée. Mais sur quoi vous butez ?

– Sur une paille. Ce matin la gamine Celesti s’est présentée spontanément pour signaler la disparition d’un ami, disparition qu’elle a présentée comme étant en marge de la double affaire de viol qui venait de nous arriver. Elle m’intéresse au premier degré, parce qu’elle donne l’impression d’avoir de l’air et un grelot dans la tête et que ça, ça ne peut donner qu’un témoignage de première main et sans tâches. Mais là, déjà elle s’emmêle les pinceaux, elle est claire, mais ce n’est pas clair comme elle claire. Ce n’est pas clair ce que je dis ?

– Disons que moi ça me fait réfléchir à blanc, à plein régime, mais le pied sur l’embrayage. Alors j’aime bien, hein ? Mais bon.

– Oui bon. Toujours est-il que je la mets en face de Rodriguez qu’on a ramassé par terre, dans un état « proche de l’aloyau », qui est un peu chelou lui-même dans ses explications, qui a cette amnésie qui peut être une parade. On n’a ramassé que lui de déplacé dans le secteur, alors on tente le coup, on lui donne un carton de tapissage, et on le montre ; et là, la gamine l’identifie formellement comme étant celui qui a attaqué son ami. Mais à aucun moment, elle n’a l’air de le connaître par ailleurs. Voilà pour le premier tableau. Et quelques heures plus tard, nous sommes là : deux personnes réputées étrangères l’une à l’autre et que tout sépare, alors qu’elles sont stockées sous bonne garde, disons sous moyenne garde, mais dans un commissariat avec pas mal de flics au mètre carré quand même, chacune dans une pièce, et sans moyens de communication, s’évadent ensemble, pour aller prendre une douche et s’enfuir plus loin encore en scooter. Et le témoignage qu’on a de ce second état le rend encore plus incohérent par rapport à l’état de départ. Parce que maintenant ils sont proches. Donc, soit ils l’étaient, proches, et ils nous ont baladés toute la matinée. Et là, moi je dis chapeau à la demoiselle qui mérite un Oscar pour son interprétation de l’oie cendrée. Et je ne m’explique pas l’appartement que je viens de voir.

– Et sinon ?

– Soit, entre temps, ils se sont rapprochés. Oui, non, je ne pige rien. Ce n’est pas possible, dans les deux cas.  Venez, Sergent, on va tirer en l’air avec votre pétoire près du canal.

– On va faire ça ?

– Ça me ferait du bien, mais non. On va juste aller voir Houard sur la scène de crime là-bas à Vaulx.

– Et il faut que je vienne avec vous ? Vous ne pouvez pas me déposer au central en passant.

– Non.

– Et éventuellement m’échanger avec un autre agent, en passant aussi. Un qui vous écouterait, et qui, allez savoir, vous trouverait passionnante, bouleversante peut-être, et puis vous deviendriez amis pour la vie et des fois vous mangeriez des salades composées pour le plaisir de partager ?

– Non.

– Ouais… vous avez peur qu’il y ait du grabuge là-bas.

– Je ne sais pas sergent, je sais qu’il y a les cinglés en tutu et collant que vous avez dégagés de vos platebandes là où nous allons, mais eux ne me font pas vraiment peur. Et je crois comprendre que votre fusil adoré, tout testosteroné qu’il est, ne vaut pas un fifre face à eux. Je crois que la connasse en skaï jaune, vous ne la verriez même pas tellement elle va vite. Et que l’autre est pare-balle de naissance. Ce n’est pas d’eux que j’ai peur.

– De qui alors ?

– Je ne sais pas, mais je préfère que vous soyez avec moi. Comme un genre de doudou si vous voulez.

– Oh là là…

On dirait que Thelma Bedarride n’a jamais rien entendu d’aussi con. Pourtant, Dieu sait qu’elle en entend. À la charcuterie de son père, petite, elle se mettait dans un coin et elle écoutait la connerie passer de droite à gauche, puis de gauche à droite, comme elle aurait regardé décoller des avions. Après, c’est une futée la patronne, un peu comme les poètes, un peu comme sa tirade sur le clair et le pas clair de tout à l’heure, elle passe beaucoup d’énergie à ne pas dire ce qu’elle dit. Elle doit être inquiète. Et autant c’est une emmerdeuse, et même souvent une tête à claques, autant il ne fait aucun doute que c’est une flic. Et une bonne flic. Elle a l’échine des flics, qui frémit quand ça frémit, et qui se raidit quand ça devient raide. Bedarride fouille dans ses poches de cuisse, elle a pris deux boîtes de munitions. Elle en ouvre une avec les dents, et dispose une à une, et dans le bon sens, autant de munitions qu’elle peut dans sa poche de chemise.

C’est fastidieux, mais au moins pendant ce temps, elle ne regarde pas la route.

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