§14
– Vous me dites qu’il n’a rien ? On est d’accord ? Pas une trace de lutte, pas une de défense, pas de trace d’intromission de quelque nature que ce soit dans son fondement… en somme, docteur, on a drogué cet homme, on a liquéfié son libre arbitre, on a manqué le tuer par overdose, et on ne sait pas pourquoi ?
– Je vous confirme que moi, je ne le sais pas. Et je vous confirme que cet homme est indemne et frais comme une rose qui vient d’éclore. Mais je peux l’envoyer à un confrère pour pousser les analyses. D’ailleurs, je serais bien curieux de lui prélever un nouvel échantillon de sang. Parce qu’il n’a ni les pupilles, ni les constantes, et en définitive pas la bobine non plus d’un type qui s’est sorti ce matin d’un coma narcotique. Est-ce qu’ils ont pu se tromper à Grange-Blanche ? Vous envoyer deux fois l’analyse d’une de ces pauvres filles ?
– Non, les doses des gamines, c’est un autre niveau de violence. Elles ont de tels taux, qu’il n’était pas seulement question de les droguer pour abuser d’elles. Elles ont été littéralement envahies de drogue. On a affaire à un assassin d’abord.
Le Docteur Darlan remonte la fenêtre de sa Saab. Tout ça le dépasse bien, le métier que fait Jézebel Cellor lui fait voir le pire côté des hommes. Encore que le sien à l’instant lui a mis quasi le nez entre les fesses d’un type qu’il connaît tiré à quatre épingles, pas flambeur, mais prodigue en dépenses de prestiges, un cygne parmi les cygnes et qui n’a eu jusqu’alors qu’à claquer des doigts pour maintenir son rang sur l’eau. Il démarre avec la peur de sa propre déchéance, plus lente et moins brutale, mais tout aussi sûre.
Jézebel Cellor, repasse par l’accueil et demande si l’agent Cristo est encore dans les murs. Il est en train de se changer, alors elle l’attend devant la porte. Elle n’a pas trop envie de voir Houard, qui sur ce coup a l’efficacité en berne. Il est bon dans son genre, dans les recoupements de fiche, dans les épluchages de listings, dans bien des déductions. Mais il ne faut qu’il y ait d’enjeux d’ordre émotionnel. Cristo aussi est un émotif, un sensible, mais il se connaît, et il a le sens des priorités. C’est probablement le meilleur flic qu’elle ait sous la main à l’instant. Et elle a besoin d’un pair. Quand il sort avec sa veste sur le bras, il devait bien s’attendre à la voir :
– Vous me raccompagnez jusqu’au métro patronne ? J’ai promis à ma fille que je ne serai pas en retard.
– Je veux bien oui, ou alors je vous ramène en voiture.
– Si ça ne vous ennuie pas, ça va me faire du bien de marcher. Ne cherchez pas à comprendre, moi ça m’échappe aussi, mais je me sens presque des ailes. Vous voulez qu’on parle de la veste et du pantalon qui reviennent du labo ?
– Parce que c’est déjà arrivé ? Vous l’avez mis sur mon bureau et je n’ai pas regardé, c’est ça ? Désolée, cette affaire tourne bizarre, et me fait tourner bizarre. Qu’est-ce que j’ai manqué de gros ?
– Oh une paille. On a un autre ADN en plus de celui de Rodriguez. Mais ça, on se doutait bien que les fringues n’étaient pas à lui. Mais surtout, on a encore du GHB. Mais beaucoup beaucoup beaucoup. En fait, ces fringues ont dû être trempées dans un tonneau de GHB, comme des serpillières. Alors je ne sais pas si votre gars était dans les fringues au moment de la trempette, où si on lui a enfilé une fois qu’elles étaient essorées. Mais je comprends qu’on l’ait retrouvé tellement à l’ouest ce matin.
– Et est-ce que… hypothèse… est-ce que notre assassin Lambda a pu avoir un gros flacon de GHB dans la poche de son pantalon ou de sa veste ? Et paf l’accident, le flacon qui casse et qui répand son contenu dans les fringues.
– On ne s’est pas compris, on ne parle de flacon, vu les quantités, au minimum on parle de baril.
– Donc rien qui se transporte dans une poche.
– Et donc aussi ?
– Et donc aussi, il faut trouver qui fabrique, distribue, stocke et éventuellement vend du GHB en de telles quantités ?
– Personne ne fait ça patronne. Ça n’a aucun sens.
Cristo a raison. En même temps, les grands mamamouchis de la chimie industrielle ont fait des choses bien plus insensées ; elle connaît un peu l’histoire de l’agent Orange, pour avoir vu un documentaire sur Arte, elle voit ce qu’on arrive à découvrir après coup, de l’usage et de la vente « forcée », de certains engrais, médicaments, vaccins, etc. Le GHB en quantité industrielle, sa commande, son stockage, n’est très clairement pas du ressort d’un violeur psychopathe. Mais peut-être qu’il a pu en dérober chez quelque groupe industriel qui en a les moyens, et les besoins. Alors quels besoins ? Peut-être que c’est un principe actif qui entre dans la composition d’un produit révolutionnaire pour nettoyer ses lunettes ? Peut-être que mélangé avec du cidre de pomme et du woolite, ça donne un explosif du feu de dieu. Ce GHB a peut être un autre nom pour son usage industriel, et qu’il est monnaie courante de le trouver à côté des tuyauteries de Feyzin et Saint-Fons. Il faut qu’elle lance Houard là-dessus. Là, il est bon Houard, vraiment. Peut-être que ce garçon a raté sa vocation, peut-être qu’il aurait été un excellent bibliothécaire. Mais pas une bibliothèque universitaire, une bibliothèque sans étudiante. Ça doit exister ça ? Là où habitent les influenceurs et mégastar de la télé-réalité, c’est sûr que ça existe.
Cristo vient de descendre dans le métro, et c’est à peine, si elle s’en est rendu compte. Elle espère avoir pris congé correctement. C’est vrai qu’il est bonne pâte Cristo, et c’est d’autant plus important de lui témoigner la très réelle estime en laquelle elle le tient. Bon aussi, il la connaît, il sait que quand elle réfléchit, elle n’est pas si différente de la petite demoiselle Célesti : incapable de faire deux choses à la fois, quand l’une d’elles est intense.
Aussi, visiblement chez la gamine en salle d’attente les choses sont vite intenses. Qu’est-ce qu’elle cache cette môme avec sa gueule d’ange ? Est-ce que c’est vraiment une gueule d’ange qu’elle a ? Qu’est-ce que c’est que ce physique d’une cruauté sans nom, la beauté, pourquoi c’est tombé sur elle, et pourquoi sur elle ça fait presque comme un malaise ? Même si l’on fait le détail, elle est belle. Elle de beaux yeux clairs d’une profondeur abyssale peut-être sans objet, mais sans équivoque d’abord, de belles lèvres gorgées de pulpe comme des baies, elle a une silhouette qui n’est pas faite pour marcher, manger, attendre le bus, cotiser, gratter son ticket de Millionaire. On dirait qu’elle est faite pour bondir, fouetter, plonger, faire des saltos, exulter. Pour rire en gloussant uh uh uh comme elles font les connasses. Et pourtant, on l’a vue, elle s’assoit, elle se gratte, elle baille, elle doit péter, bien sûr pourquoi elle se gênerait ? Mais sur elle… ça ne rend pas pareil. Même quand elle parle avec sa voix de débila, et qu’elle lutte pour avoir un propos qui se tient et qui finalement se résout à un rendement inepte, crétin, absurde, même dans ces moments où l’on devrait la voir s’embourber en elle, en rentrant sa tête dans ses épaules par empathie, même ça, sur elle c’est ni plus ni moins qu’une grâce. Il n’y a qu’à voir la tête de Houard, quand il retranscrit les auditions. Il est comme débordé de tendresse quand il relit la phrase qu’il vient de saisir, qu’il se rend compte que, d’une elle est majestueusement concon, de deux elle est articulée dans une syntaxe navrante : il ne pourrait pas avoir l’air plus niais s’il regardait des photos de chatons.
Il faut qu’elle l’éloigne, et qu’elle le tienne à distance, tant que la Miss Celesti est dans les locaux. Elle est nouille, mais elle doit bien savoir depuis le temps l’effet qu’elle produit, et doit savoir en jouer, même sans vice, elle doit savoir en jouer. D’instinct. Elle sait bien mentir, la petite chose pure. Donc première chose à faire, astreindre Houard et son barda informatique aux recoupements, aux recherches sur les grands labos de chimie, ces choses-là. Et s’il sort un résultat vite et se rend disponible avant que la confrontation soit terminée, l’envoyer à l’appartement de cette nuit pour qu’il s’imprègne et qu’il recoupe, et qu’il supervise les gars qui font le « voisinage ».
Quand elle arrive à la brigade, elle descend directement au sous-sol, badge pour accéder au niveau et badge à nouveau pour accéder au magasin. Là, sont stockées armes et munitions, prises de drogues et de cash, enfin les choses précieuses et volatiles d’un commissariat de quartier. L’endroit est gardé en permanence en cycles de 3/8, par ceux de l’équipe qui aspirent au moins de péripéties possibles, et aussi par le sergent Thelma Bedarride, pour qui, cerbère, est une vraie vocation. En la voyant, sèche et outrée d’avance, on sait qu’on aura du mal à en obtenir un regard affirmé, un « bonjour » pas la peine d’y compter – et tu ne veux pas des risettes aussi ? Elle est petite, et son énergie semble d’autant plus concentrée vers l’attaque au mollet. Jézebel Cellor et elle s’entendent autant qu’il est possible, c’était à dire peu, mais chacun s’accorde à dire que ce peu vous ficherait presque les larmes aux yeux.
– Sergent, vous faites 11/19 aujourd’hui, c’est ça ?
– Oui, et si vous êtes là pour me demander de changer avec quelqu’un d’autre, c’est non.
– C’est noté, pour le cas où je serais assez folle pour y songer. Mais je ne viens pas pour ça. Je vous débauche deux heures.
– C’est non aussi. C’est pour quoi faire ?
– Pour que vous potassiez le principe de la hiérarchie dans notre corps de métier : vous savez, ce qu’un sergent doit faire quand un commandant lui dit de faire quelque chose.
– Oh je vois. Vous voulez que je claque les talons aussi ?
– Je suis sûre que vous feriez ça très bien, et que vous pourriez y trouver une vraie forme de plaisir. Non, ce que je veux c’est que vous m’assistiez pour une confrontation. Vous savez taper à la machine ?
– Tout le monde sait taper à la machine. Mais votre lieutenant s’est foulé le pouce sur la barre d’espace ?
– Ne parlez pas de malheur, le pauvre. Trop tard, j’ai l’image…
– Oh, c’est affreux.
– Oui. Je réquisitionne qui pour vous remplacer pendant deux heures ?
– Il est sur votre feuille de service Berléant ?
– Oui je l’ai vu au baby-foot tout à l’heure.
– Alors Berléant, je ne l’aime pas, c’est une feignasse et il a une haleine de poney mort, mais quand il vient ici, c’est le seul qui ne touche à rien, qui ne joue pas avec tous les jouets qu’on a là.
– Alors, allons chercher Berléant. Vous venez ?
Thelma Bedarride se lève de sa chaise, et le changement d’altitude est à peine perceptible. Quand elle sort de derrière son bureau, elle doit refaire ses lacets qu’elle dénoue pendant ses heures de garde ; elle pose le fusil à pompe qu’elle ne lâche jamais sur le bureau.
– Il est chargé votre truc, sergent.
– Non, c’est dangereux, oh là là… bien sûr qu’il est chargé, commandant, sinon je ne vois pas à quoi il me servirait. Mais ne vous inquiétez pas, j’ai bien prévu de le remettre à son râtelier avant de monter en surface.
– Au contraire. Je veux bien que vous l’embarquiez avec vous. Ça va peut-être attendrir mes deux récalcitrants.
– OK, mais je le laisse chargé ?
– Chargé ? Non, c’est dangereux, oh là là… bien sûr que vous le laissez chargé, Sergent, sinon?
– Oui oui, gnagnagna.