L’éclipse

Il faudrait que l’orage ne dure pas trop, et pour dire vrai, il faudrait qu’il soit déjà passé. Parce que je n’arrive pas à aligner deux idées consécutives, quand c’est bien le moment d’avoir un peu de sa tête à soi. D’autant que l’autre grand redresseur de torts, re-pendeur d’andouilles, devrait revenir d’une minute à l’autre avec la police. Mais Frida ne décolère pas après moi, et quand elle est comme ça, il n’y a pas moyen de la calmer. Il faut encore qu’elle m’agonisse de soupirs quand elle est arrivée au bout de son stock d’injures.

– Frida, essaye d’être raisonnable…

– Non, mais je rêve, il faut que je sois raisonnable ? Moi ?

C’est vrai que je ne pouvais pas trouver formule plus à même d’encourager sa rage à mon endroit. Après tout, si l’on en est là, c’est précisément que, raisonnable, je l’ai été assez peu ; comme d’habitude, mais d’habitude, je peux compter sur quelque chose de l’inconséquence généralisée. Comme si je déteignais sur mon environnement. Ce qui est un vœu pieux, bien entendu, et à 54 ans je devrais commencer à le savoir.  Mais non, tu parles. Aussi qu’est-ce qui m’a pris ?

– C’est vrai, ça, qu’est-ce qui t’a pris d’aller piquer une laisse pour chat ? Dans notre Moniprix en plus, dans notre quartier, où tout le monde nous connaît, où tout le monde nous a vus nous faire serrer par le vigile ? Il aurait voulu fouiller dans mon sac, dans mon portefeuille, devant tout le monde, et tout ça pour quoi ? Pour une laisse pour chat, Sal, vraiment ? Une laisse pour chat ?

– Oui, mais elle est à enrouleur.

– Ah d’accord, je n’avais pas cette donnée, c’est pour ça que je ne comprenais pas bien. Et tu me le présentes quand ?

– Te présenter qui ?

– Ton chat, couillon. Je ne savais pas que tu avais un chat. Depuis le temps que je te pratique, que je dors avec toi, j’avais l’impression qu’on était un peu proche. Mais visiblement, on ne l’est pas encore assez. Qu’est-ce que tu avais prévu de faire d’une laisse pour chat ?

La vérité c’est que je n’ai rien prévu du tout. La vérité c’est que je suis débile, ce truc s’est retrouvé dans ma main parce que j’ai trouvé la couleur du plastique de sa coque… je ne sais pas comment le dire autrement, je l’ai trouvée magnifique. Un turquoise très chaud, qui tire un peu sur l’anis. Et ça aurait dû s’arrêter là, c’était une petite émotion esthétique volée à la grisaille à l’entour, un rendez-vous inattendu avec le sublime à ma portée, merci la vie, à la prochaine. Mais non, il a fallu que je glisse l’objet et son emballage sous mon pull. Et ça encore ce n’est rien. Le pire, c’est qu’il a fallu que le vigile me voie faire.

Je l’avais repéré pourtant, j’avais vu qu’il nous tournait autour. Tu parles, dès qu’on est rentré dans le magasin, je l’ai vu zézayer, grande focale, petite focale et tremblement du menton. Mais il faut dire que Frida, autant elle n’aime pas que je nous fasse remarquer, autant, quand elle met ce jeans  à mémoire de forme avec ses talons tic tic tic, il n’y a pas moyen de ne pas s’intéresser à elle. Ne serait-ce que pour la science. Et je l’ai bien vu, le vigile, que c’était un scientifique. Ça, on n’a pas besoin de se rencontrer dans des colloques pour se reconnaître entre nous. Et c’est aussi pour ça qu’il a mis tant de zèle à nous serrer, l’animal.

D’ailleurs…

Je me lève et vais à la porte. Ça se confirme, il nous a enfermés à clé dans son bureau ; zélé, le garçon. La porte est costaude, bien plus que moi du moins, et puis de toute façon on est à l’étage, pas moyen de s’éclipser par là. Pourtant, je sais que c’est la bonne idée. De toute façon, maintenant on est grillé pour un moment dans ce Moniprix. Ce n’est pas pour ce qu’on y allait que ça va nous manquer. Finalement, on s’est retrouvé là par flemme, et la flemme c’est mal. C’est même un péché capital au même titre que le consumérisme, mais ça, ni la bible ni les journaux n’en parlent, tu penses bien. On nous ment. Du coup, c’est plutôt une aubaine ce qui nous arrive, on se tiendrait pour gardé un temps de deux tentations majeures. Surtout maintenant qu’on sait qu’ils vendent des laisses pour chat turquoise. Je vais à la fenêtre et l’ouvre. Elle donne sur la petite rue Léon Chomel, pile en surplomb de la sortie de parking. En face, le terrain vague qui s’étend maintenant à tout le pâté de maisons et comme d’habitude à cette heure-là, très peu de circulation. Frida me rejoint, elle a pris la roue de mes cogitations, mais :

– N’y pense pas, Sal, c’est beaucoup trop haut. Et puis si on nous voit, tu te rends compte, la honte ?

– Est-ce que ce serait une honte pire que celle qui nous attend de toute façon ?

– La question ne se pose pas, de toute façon c’est trop haut.

– Pour toi peut-être, mais pour moi ? Ah, voilà, j’ai un plan. C’est fou ça, dès que tu me laisses gamberger, j’ai des solutions. Tu devrais songer à te taire plus souvent, tu sais ça ? Ce qu’on n’a qu’à faire, c’est que moi je m’enfuis par là, et puis toi tu restes ici avec tes talons et ton jeans slim, et tu me fais coucou de la main comme une bigouden à son marin de mari.

– C’est ingénieux… Oh ! Attention !

On a le même mouvement de recul réflexe. Une voiture de police vient d’apparaître au bout de la rue et bifurque aussitôt vers l’entrée du parking. Le vigile ne plaisantait pas. Il faut dire qu’on n’a pas été les plus repentants des bandits de grand chemin, surtout pour des amateurs pris sur le fait. Enfin, moi encore ça va, j’ai eu un début de génuflexion pour battre ma coulpe, et je l’aurais battue autant qu’il aurait fallu, mais Frida c’est une fière. Elle n’aime pas être prise la main dans le sac… surtout quand elle n’a pas la main dans le sac. Et puis le vigile n’y a pas non plus mis du sien. Visiblement, il débute au poste, et à la manière dont il nous a signifié, en mâchonnant sans chewing-gum à mâchonner, qu’il y a un nouveau shérif en ville et que désormais il nous faudrait compter avec lui, à ses jambes arquées et à ses petits yeux plissés et intelligents, on a bien vu qu’il y avait plus qu’une congruence, un alignement de planètes : pour ce gars-là, sécu de supérette, c’est un métier passion. Moi j’ai trouvé ça beau et je ne m’en suis pas caché. Mais Frida, elle a trouvé ça drôle, et ne s’en est pas cachée non plus. Alors si on en est là maintenant, c’est un peu de sa faute aussi. Je me penche à nouveau à la fenêtre, la voiture de police est entrée dans le parking souterrain : pas âme qui vive.

– Frida, il faut se décider, maintenant.

D’accord, c’est haut, mais je sais ce qui la retient d’abord d’envisager une fuite par la fenêtre. Bien sûr, c’est un coup à se faire mal en sautant, mais avant toute chose, c’est un coup à se salir et à se froisser, et ça c’est son plafond de verre, à ma Frida… si je parviens à la faire démordre de ce seul premier frein, je sais qu’ensuite elle sera prête à tout outrepasser. Le vigile a laissé sa parka doublée poils de lapin de synthèse sur le dossier de sa chaise. Elle est lourde et épaisse, mais elle s’étale quand même bien sur le rebord de la fenêtre. Je tâtonne, je lisse et je tapote ; ça rend confortable. Frida soupire, je te jure, qu’est-ce que je ne lui aurais pas fait faire, mais elle s’appuie sur mon bras quand même pour enlever ses chaussures, et se penche à nouveau à la fenêtre :

– Non, mais je ne vais pas y arriver, Sal, c’est beaucoup trop haut.

– C’est trop haut parce que tu envisages de sauter de la fenêtre, mais tu ne vas pas sauter de la fenêtre.

Je sais qu’elle a fait le plus dur, qu’elle a déjà débranché le cerveau, alors je lui prends ses petits escarpins et son petit sac des mains, et je les glisse dans ma besace en bandoulière. Puis j’empoigne fermement l’appui de la fenêtre, y pose mon bassin et fais basculer mes jambes dans le vide :

– Tu vas t’accrocher à moi, et tu vas te laisser glisser le long de mon corps de rêve.

– Non, mais Sal, tu ne tiendras jamais… ton corps de rêve, je l’ai vu à l’épreuve de l’ouverture d’un bocal de cornichons hier.

– Et alors, le l’ai ouvert ou pas ?

– Oui, mais quel suspens…

N’empêche qu’elle s’est approchée de la fenêtre avec sa tête toute penchée pour anticiper les mouvements à faire. Alors, serrant fort la barre du garde-corps, je laisse glisser mon buste dans le vide.

– Allez, Frida, c’est maintenant.

Alors elle y va, gaillarde. Elle défait le bouton du haut de son pantalon, et elle balance une gambette par-dessus bord. Elle laisse aussitôt libre cours à une litanie de jurons où je ne suis jamais formellement nommé, mais où je parviens tout de même à m’identifier, d’autant que c’est accompagné de quelques coups de genoux dans mon dos, le temps qu’elle se trouve à pendouiller comme moi, derrière moi. Il faut qu’elle lâche la barre.

– Sal, j’ai peur.

– Alors remonte.

Mais bien sûr, elle ne peut pas. Elle n’a pas la force. Alors elle passe prestement son bras sous ma gorge, puis le deuxième, et ça va que c’est un poids plume ma Frida, parce que c’est un étranglement dans les règles de l’art en plus de la mise au supplice de mes petits bras de chanteur pour dames, et ça va qu’elle enchaîne assez vite. Je la sens glisser dans mon dos et nouer ses bras menus à ma poitrine, et c’est dommage qu’elle pousse ce râle que je ne lui ai jamais entendu, qui doit venir du fin fond de son être primitif, mais qui ressemble à quelque chose du soupir d’aise grossier qu’on a quand on s’est trop retenu de faire pipi. Ça gâche un peu tout. Mais ce n’est rien au regard du cri qu’elle pousse quand, se laissant glisser jusqu’à mon bassin, elle se rend compte qu’elle est en train de passer dans l’élan le cran de mes hanches et qu’elle ne le passe pas seule puisqu’elle entraîne dans sa lente dégoulinade, et mon pantalon et mon slip. Et qu’une fois que ça, ça a cédé, le mouvement s’accélère, puisqu’elle est déjà à mes pieds. Et quand ma chaussure droite me lâche, Frida me lâche aussi avec toute la jambe droite de mon pantalon. Je l’entends crier « non ! », puis j’entends le bruit caractéristique des pneus d’une voiture qui pile en urgence, je regarde : Frida est à genoux à pas vingt centimètres d’un capot gris métallisé. Et elle est grise métallisée elle-même. Mais elle se relève, elle va bien. Enfin à peu près : elle me jette un regard ni plus ni moins qu’offensé. Mais il faut dire je n’ai pas lâché, alors que j’ai les avant-bras au supplice et que j’ai les fesses à l’air, le slip au mollet, et mon pantalon qui pend sous mon pied gauche.

– Punaise, Sal… ce n’est pas possible…

– Quoi ?

– Lâche tout, espèce d’âne.

Elle se pousse d’en dessous, disparaît même, alors je lâche à mon tour et surabonde dans le malaise et l’offense en commettant une roulade arrière, cul nu, à la réception. Ça a dû être assez laid, mais pas autant que ma stupéfaction en découvrant Frida qui tient ouverte la porte passager de la voiture qui a manqué de l’écraser. Cette Merco de parvenu, je la reconnais… c’est ce dingo d’Adamo ; on est tombé sur ce dingo d’Adamo ! Ce type prend sa voiture pour aller faire ses courses chez Moniprix, à deux hectomètres de chez lui ! Et c’est lui qui me fait les yeux ronds et toute une tête d’effarement ? Bon d’accord j’ai la quéquette à l’air et je viens de tomber du ciel, mais ce type fait ses courses en voiture, mais est-ce que ce n’est pas juste dingue, ça ?

– Sal ? Tu fais quoi ?

Je fais quoi, je fais quoi, elle en a de bonne, Frida, je fais ce que je peux, je me ressaisis, je ramasse ma chaussure, et je la rejoins à cloche-pied ; à sa tête, je comprends que je suis comme une vision de sa propre déchéance. Alors elle m’ouvre la portière arrière et avant que j’aie pu m’y engouffrer tête la première je l’entends commander :

– Ne pose pas de question, démarre s’il te plaît, Adamo.

– Qu’est-ce qui se passe au juste ? Qu’est-ce que vous faites ?

– Rien, on essaye… On essayait juste d’échapper à la honte. Démarre par pitié.

Et n’empêche qu’on y est arrivé.

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