Hier, on a fait une infidélité à Chez Suzanne, on s’est posés sur la place de la mairie où sont déployées pour le mois d’août, en fait d’animation culturelle, des tables et des chaises autour d’un algeco équipé d’un comptoir, de pompes à bières et de frigos pour stocker sodas et jus de fruits. C’est important, la culture. Bon, il y a aussi régulièrement des concerts de tambours, des concerts de Tam-Tam, et des concerts de djembés, il y en a pour tous les goûts. Mais la vraie bonne idée, c’est le bar pour humilier ceux du quartier avec cet emplacement de prestige et ce vernis culturel. Cependant, pour ne pas avoir l’air d’étaler leur science et leur privilège, ils ont limité leur catalogue raisonné aux boissons les plus courantes. Ils n’ont pas de Suze et pas de pétillant. Avec Frida et Amos, on a obtenu qu’ils nous bricolent des genres de kirs royaux à base de blanc limé avec une pointe de sirop de fraise. Ce n’était pas très bon, mais on n’est pas des fins, tous les trois.
Et puis on était au spectacle, comme tous les gens de la place de cette sorcière de Nana et de son numéro de basse voltige, qui faisait l’admiration des gamins pourtant roués du skatepark éphémère et beaucoup d’autres basses émulsions dans et au-delà de ce premier cercle. Cette grande gamine est inconsciente en plus de ne pas en avoir la moindre idée. Elle avait décidé qu’elle passerait une figure consistant, en partant de tout en haut d’une rampe où je ne saurais pas me tenir à quatre pattes sans couiner, à faire tourner sa planche en dessous d’elle pendant qu’elle tournerait elle même au-dessus de la planche selon un autre axe, et chacun devait se retrouver au terme de ces exceptions aux règles courantes de la physique newtonienne dans le bon sens et à la bonne vitesse pour ne pas se ridiculiser sur le ventre à la mi-pente de la rampe d’en face.
C’était assez laid, très laid même, mais d’une témérité débile vraiment bien exécutée. Elle est tombée trente fois, puis la figure est passée à coup sûr sur les dix derniers essais. Tout en demeurant dignement sans grâce et sans autre intérêt. Les gens tout autour, les messieurs surtout, se sont tellement crispés de compassion qu’ils se sont fendus d’un applaudissement quand ça a été acquis et qu’elle a pu claquer les mains de ses petits camarades. Enfin, je dis “petits”, mais… cette génération des 16/18 ans a poussé trop vite, trop haut… et Nana est une perche dans la petite bande… en fait, c’est ça qui est terrible : c’est que Nana ait grandi et mûri pendant que nous autres, on se ratatinait et on pourrissait. Enfin, moi. Et puis alors, il faut voir le machin que c’est devenu. Jolie comme sa mère, tout en charme buté, et pas du tout comme sa mère avec un tempérament de charmeuse, qu’elle avait déjà petite et qu’on attribuait à la place qu’elle avait dû se trouver après la disparition de sa génitrice et auprès d’un père laconique et inconsolable… mais ce n’était pas que cela : depuis sa puberté, cette tendance à attirer les attentions s’est transformée en véritable don pour l’envoûtement et la pyrotechnie vaudou. Et en vocation, puisqu’elle fait du théâtre, de la danse et qu’elle se fait de l’argent de poche en étant modèle aux beaux arts et dans quelques ateliers satellites.
Elle nous a rejoints en sueur et les genoux et les mains en sang au moment où un jeune type tout timide et tout grassouillet, tout camouflé en canapé des années 70, s’approchait de nous en crabe : «Jean Castaner ?» A-t-il demandé, mais pas à moi : à elle.
Bien sûr elle, superbe, elle a répondu «à moins d’un mètre près vous l’avez, mais il faudra aussi enlever quelques tonnes de grâces». Alors le petit monsieur s’est comme éveillé à la vraie vie et m’a regardé comme pour faire un devis de la chose. Mais il était tellement gêné, tellement emmerdé de son existence à l’instant T en ce lieu L, et Nana était tellement contente d’elle, Frida tellement contente de Nana, et avec ça Amos en alerte avec son crépitement neuronal, sa berlue courante, qui essayait de comprendre ce qui se passait et qui du coup fixait un point dans l’horizon pour ne pas tomber ; et mon Klaxon pétrifié lui aussi à mes pieds, qui a tenté un raclement de gorge pour détendre, les regards se sont tellement croisés, tellement perdus, que j’ai dû mettre effectivement fin à des trombes de gênes en levant la main :
– C’est moi, oui.
Alors le petit monsieur a soufflé et il s’est excusé de débouler avec ses gros sabots dans notre monde de finesse, mais à vrai dire, je n’ai pas compris tout le début de ce qu’il nous a dit parce que j’ai capté que la proximité de Nana provoquait en lui une émotion proche du travail à l’enclume ou de l’hydrocution. Je l’ai tellement regardé que je ne l’ai pas écouté du tout d’abord. J’ai raccroché quand il s’est présenté comme Marc GnigniGnaGna (un nom compliqué) :
– Ça fait plusieurs fois que je vous vois dans le quartier, souvent en terrasse, seul, avec vos cahiers, et je n’ai pas osé vous parler, parce que je suppose qu’on ne vient pas seul à une terrasse avec un cahier sans avoir…
– Un problème ?
– J’ai plus pensé à un projet d’importance, en fait. Mais pour être franc, je n’ai pas exclu l’hypothèse du problème. Peu importe, je profite que vous sembliez accessible pour vous dire que j’adore votre boulot.
– C’est gentil, ça ; ça faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé. Vous me semblez bien jeune pour avoir connu les Pissenlits.
– En fait, c’est surtout ma mère qui… mais je ne vais pas vous embêter longtemps. Je suis casteur.
– Casteur ? Comme Riri Fifi et Loulou ?
– Pardon ?
– Les Casteurs Junieurs. Laissez tomber…. vous êtes casteur et ?
Là, je me rends compte que le petit monsieur GnigniGnagna est d’une timidité presque maladive, et qu’il est ni plus ni moins qu’au supplice. Que la démarche de simplement venir me toucher mot d’une demi-admiration a déjà excédé de beaucoup ses facultés de simple maintien. Alors je ne suis pas sûr de ce que je vois, mais je sens qu’il est en train de franchir un degré supplémentaire en ayant une proposition à me faire, alors qu’il est comme une noctuelle qui se cogne à une vitre. Et les regards amusés de Frida et d’Amos ne l’aident pas plus que mon humour débile. Et c’est encore pire avec la présence tout en short et en souplesse ondulée de notre Nana, qui elle, est d’évidence dans l’empathie à son endroit. Elle est à deux doigts de lui tendre mon verre de “kir” pour qu’il reprenne un peu de couleur. Visiblement, il capte l’attention, et ça lui donne ce qu’il faut de cœur au ventre pour se lancer :
– Oui, je suis casteur, et j’ai tiqué sur vous. Je trouve que vous avez quelque chose.
J’actualise l’intention de Nana en tendant mon verre au jeune homme.
– Buvez un coup, vous en l’avez pas volé. J’ai bien compris que même si c’est moi que vous regardiez, ce n’est pas à moi que vous vous adressez.
Il avale mon verre d’un train, secoue la tête, ne s’attendait pas à quelque chose d’aussi étrangement sucré… et resecoue la tête, mais cette fois à l’attention d’Annabelle :
– Effectivement, c’est à vous que je m’adressais mademoiselle. Je travaille pour une boîte de prod’, on bosse essentiellement avec la télé et la pub, et…
– Et je vous ai tapé dans l’œil, lui répond Nana en tordant le nez.
– Très exactement, je ne l’aurais pas dit mieux. On cherche des physiques simples, un peu terroir, sans afféterie du moins. Quel âge avez-vous, mademoiselle ?
– 17.
– 17, c’est embêtant… vous êtes drôlement grande… il va falloir que je parle à vos parents.
Amos secoue la main, le papa c’est lui. Et comme le jeune homme questionne Frida du regard, elle secoue également la main et la tête, mais pour dire non, qu’elle n’est pas la maman. Amos fait comme moi, il tend son verre à Marc GnigniGnagna pour lui redonner un petit coup de fouet :
– Pourquoi, vous faut-il mon aval ?
– Il ne m’est pas nécessaire légalement, mais on préfère travailler comme ça. Question de transparence et de responsabilités. Votre tête me dit également quelque chose, monsieur.
Amos, est le Pissenlit inconnu, l’a toujours été et s’en est toujours accommodé mieux que bien. Il adore que les gens hésitent, ne soient pas sûrs de se souvenir de sa bobine.
– C’est possible que vous m’ayez vu, oui. Je présentais la météo des plages sur France 3 Rhône-Alpes.
– Ah oui ? On travaille beaucoup avec France 3 Régions, on a dû se croiser. Désolé de ne pas vous avoir remis d’abord.
– Pas de souci, l’important c’est que vous n’ayez pas raté ma fille. Si c’est le fait qu’elle n’ait pas 18 ans qui vous embête, vous pouvez balayer toutes vos inquiétudes. Ma fille est majeure et vaccinée depuis qu’elle a l’âge de 12 ans. Elle est bien plus responsable et sérieuse que moi. Donc si elle est d’accord pour entendre ce que vous avez à dire, je le suis aussi.
Je me lève et vais chercher une chaise à la table à côté pour faire de la place à notre «invité», mais Amos a une meilleure idée :
– On va suivre l’exemple de notre camarade chanteur à la retraite, on va s’installer à la table à côté et vous laisser discuter entre vous. Je vous commande quelque chose, monsieur ?
– Marc… je ne sais pas ce que vous m’avez fait boire, ça ressemblait beaucoup à un bonbon anglais…
– Alors un Kir pour Marc et les trois vieux, et je te recommande une bière, Annabelle ? Non, hein ? On vous laisse.
En se levant, Frida attrape le T-shirt de Nana et tire dessus pour lui donner un semblant de tenue, mais tu parles, la gamine a les genoux en sang et les cheveux collés aux tempes par la sueur. Pour la rendre à peu près castable, il faudrait la reprendre en main sur toute une semaine : épilation, coiffeur, gommage, shopping, maquillage, selon les hauts critères de Frida. Cette mioche ne sait pas le potentiel qu’elle a. Si ça ne tenait qu’à elle, je te jure…
Amos est déjà parti commander les verres à l’algeco. Il n’est pas loin de se dandiner d’aise, tellement il est fier de sa grande fille. Quant à elle, elle décline déjà son mini cv, n’insistant pas sur la danse sinon pour dire qu’elle s’y révèle douée comme un bâton, mais disant ses premières bonnes impressions des quelques scènes qu’elle a été amenée à jouer dans la petite troupe qu’elle a intégrée à la rentrée. Elle est posée et sage, elle est humble, la Nana, comme son père ; et elle n’a rien à vendre.
– On aurait dû leur laisser plus d’air, à ces deux-là, dis-je à Amos quand il revient d’avoir servi la table de l’entretien d’embauche.
– Pourquoi ? Tu crois qu’il risque de se passer quelque chose d’extra-professionnel à côté ? Ne me fous pas les jetons, il a au moins trente ans, le petit gars.
– Non, en fait c’est à nous qu’on aurait dû laisser un peu d’air. Déjà, parce qu’on vient de se prendre un coup de vieux… un coup de pelle quant à moi. Et en s’éloignant d’ici on pouvait se rapprocher d’autant de Chez Suzanne. Je crois que j’aurais besoin d’un vrai remontant.
– Ne dis pas ça, Sal, le temps n’a pas de prise sur toi. La vérité c’est que tu veux ta Suze parce qu’il est 18h00. C’est ton foie qui commande, en aucun cas ton petit cœur. Tu n’as jamais eu de cœur, Sal.
– Ah oui, c’est vrai, j’ai beau le savoir, je me fais avoir à chaque fois.