Bec #5

Mine de rien, si on en est là nous autres, moi et les rescapés de mon petit bistrot, ceux en sommes par lesquels les vingt dernières années semblent ne pas être passées, c’est peut-être le signe qu’il y a une nécessité à nos genres de niches. Et ce n’est pas qu’on est vraiment réfractaires, c’est juste qu’on est lent à épouser les ondes et les vagues qui passent. C’est peut-être aussi qu’on a une sorte de mémoire de forme, qui fait que le temps ne nous impacte qu’en nous faisant pourrir sur pied. C’est peut-être prévu qu’on démérite du progrès. Il faut sans doute un groupe témoin.
Et pourtant on a tous diversement tenté de rester accroché au moins au dernier wagon de la marche du monde, même Sal qui n’y touche pas même avec un bâton à la vie de nos seigneurs, même lui à un moment il a dû se mettre au sport : au moins pour endiguer son cholestérol et les avancées souterraines du lard dans l’étonnante tectonique de sa constitution. Ce n’est qu’une fois qu’il a été acquis que ce serait un combat perdu qu’il a pu en revenir à sa très haute exigence en matière de mépris de l’hygiène. En ce sens là, je pense que dans la confrérie c’est moi qui aie été la plus faible. Mais à ma décharge j’étais celle qui avait le plus à perdre dans la noble déchéance à laquelle les autres se sont donnés corps et âme. C’est moi qui étais la plus jolie. Je compte bien sûr à part Danette qui est jeune et qui n’est pas vraiment comme nous. Elle responsable Danette, comme ma soeur. Et je compte aussi à part Frida. Parce que Frida c’est un avion de chasse. Mais à part ces deux-là, j’ai été et je reste la plus jolie. Alors c’est sûr que c’est facile de me comparer à mon petit troupeau de tromblons, mais j’ai aussi longtemps été la seule à avoir une situation stable et qui paye. Serveuse, puis assureuse, puis j’ai fait de l’import. L’import, c’est le nom verni d’une activité de commerce où l’essentiel des forces vives est investi dans la manutention et le rangement de palettes. Mais ça paye la mutuelle, et ça permet d’entretenir un PEL et les rêves moites qui vont avec. Ça m’a payé mon bistrot.
Et puis moi le sport, j’y crois encore, alors que sa pratique acharnée me donne tord quotidiennement. D’autant que j’ai passé le court moment d’une vie où tu sais que tu as atteint ton sommet physique et le moment d’après, plus long, où tu fais tout pour t’y maintenir, jusqu’à t’esquinter du trop d’effort, puis t’esquinter juste en te baissant où en essayant d’attraper quelque chose en hauteur. L’étape d’après c’est toutes les digues qui ont lâché et ça tombe assez bien que ce soit à ce moment-là aussi que la vue baisse.
J’ai tenté de rester dans le coup plus longtemps que les autres, trop longtemps. J’ai même eu un compte Facebook, mais éphémère. Ça a tout de même été dix jours de félicité à regarder ça comme le cloisonnement en carton plume que ma soeur a aménagé dans la porte du frigo pour discriminer SES œufs durs des œufs frais. Ça a aussi été la redécouverte de quelques amis d’antan, reconnaissables entre tous, parce que comme imprégnés de cette odeur retrouvée de linge sale sans famille, ce ton de concierge, péremptoire et alcoolisé, et de cette susceptibilité des glorioles à peu de frais. C’était beau, très beau : toute expression y était d’avance livrée à l’acerbe ou à l’enamouré, condamnée au commentaire.
En même temps si chacun s’estime être en droit de donner son avis sur chaque autre à défaut d’être en capacité incontestable de le donner sur quoi que ce soit d’un peu effectif, je n’ai pas à juger, je ne suis pas du tout au-dessus de ça. Mais alors pas du tout du tout : Sur Facebook j’ai vu des anciennes copines d’école à bout de souffle mettre en scène des bouts de nichons et de pleines épaules, des « paupières de jupes » pour durer dans l’illusion d’une subversion qui ne ferait même pas demi-zézayer un ancien jeune giscardien.
Et du coup, j’en ai fini quand je me suis rendu compte ça m’irait probablement bien d’être inappropriée, de tourner en rond et de parler toute seule.
J’ai mon bistrot pour détester les gens au cas où, et pour ce qui pourrait rester à dire et à entendre encore passé certaines alcoolémies, au delà de la seule fonction phatique. Et puis dans mon bistrot il y a, un antique baby-foot. Comme on s’était suffisamment dépensés en envolées géopolitiques alors, au terme d’un suspens presque insoutenable, Sal ma mis 9-1. Mais il fait des roulettes avec toutes les tiges, et je maintiens que c’est triché. Il a néanmoins enchaîné avec un tour d’honneur pas très classe, mais heureusement très court – un terrain de baby-foot ça a ça de pratique qu’un tour d’honneur est vite bouclé.

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