Je me suis rendu compte que mes élucubrations sur l’homo-liberalismus, et la dette, je les avais énoncées à haute voix quand j’ai vu Sal tordre le nez, avec un air entendu. Mais pas l’air entendu de l’initié en matière de géopolitique de comptoir, l’air entendu du bon camarade, scélérat à ses heures – un bon camarade est scélérat à ses heures, sinon ça s’appelle une maman. Il m’a signifié par là, comme une maman, qu’il a vu avant moi que j’étais dans l’état de détresse respiratoire à la portée de la viande saoule. Il était content. J’ai essayé de trouver un semblant de compassion chez le traiteur, mais d’évidence il n’avait pas saisi un traître mot de ce qui m’était sorti de la bouche. Et j’ai même tenté de chercher un reliquat de dignité du côté de Bada qui tenait à peine assis encore sur le quart d’une fesse, les deux pieds à plat au sol et les deux coudes enfoncés dans le comptoir. Bon. Ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle Bada. C’est le diminutif de badaboum, qu’il doit à sa faculté à ne tomber finalement que de là où on le pause. C’est à ce moment que je me suis rendu compte à quel état j’étais rendue. Ça n’arrive pas souvent, déjà parce que ce n’est pas professionnel.
Et puis surtout, ontologiquement, ça ne devrait pas arriver quand Sal est là. Sal c’est ce qui se fait de mieux en fait de témoin gênant. Il a hoché la tête, je ne sais pas s’il a dit que selon lui les Homo-liberalismus n’étaient dans le fond pas à craindre étant donné qu’ils sont finalement peu nombreux, je sais qu’il a dit “Bec, tu remets la mienne”. Et ça m’a fait du bien. Il m’a remise à la terre.
Alors j’ai resservi en baragouinant pour me donner une contenance des vagues slogans et des emporte-pièce, comme “on est le nombre”, “c’est rien que des parasites alors que le pays c’est nous qui le faisons tourner”, et gna gna et gna gna. Les autres opinaient du bonnet, et c’était pathétique, parce qu’à nous quatre réunis, et même si l’on comptait comme renfort les bien précaires débris orbitant immobiles autour de la piste de 421 au bout du comptoir et, soyons larges, la table haute des deux buveuses de coupettes là-bas qui servent d’enseigne à l’établissement et qui sont les authentiques forces vives de ce bistrot, du quartier même, de la nation, il faut bien reconnaître qu’on ne fait pas tourner grand chose. Les deux dames font encore tourner les têtes bien sûr. Mais on parle de géopolitique là… ou quelque chose comme ça.
J’allais rafraîchir les bulles dans les coupettes des filles quand Bada est sorti de ses gonds. Il a levé le doigt en l’air pour nous imposer l’attention, et avec sa tête de toujours prendre un virage un peu trop vite, sa tête de point de vue de la mort sur la vie, il a penché tout son buste en avant, et j’ai vu le moment où il allait vomir. Et puis non, enfin, on ne sait pas, en tout cas il a sorti tout ce qu’il avait dans le ventre. Sur le coeur peut-être : ” Ils ont toujours été parmi nous. C’est pour eux qu’on vit et qu’on meurt. Depuis le début. Et de partout. Pendant un petit moment, il a dû y avoir des territoires insulaires, des forêts profondes, des déserts, des banquises qui leur ont échappé. Mais maintenant tu veux te planquer où ? Dans une ZAD ? Mais l’Amazonie est à eux, le fond des océans à eux, la lune et tout l’espace de là à là, c’est à eux. Ta fille est à eux, et ta grand-mère aussi si ça leur dit. Tu vas faire quoi ? Pour eux on a déplacé des populations entières d’un continent à l’autre pour les faire bosser au fouet dans des champs. Tu penses bien que ce n’est pas parce que tu as un bilan carbone éco responsable et que tu es à jour de ta cotisation matmut qu’ils vont te laisser respirer. Pour qui tu te prends ? Ça les a fait boiter la guerre de l’opium, l’éradication de la population native américaine ou l’holocauste ? Ça fait trembler du menton qui que Barac Obama soit prix Nobel de la paix ? Il joue tellement bien au basket… ça, ça compte”.