Gaby m’avait averti que je risquais d’être bougé. Elle me connaît bien et c’est assez peu dire que cette Madame Boissin me fait belle impression. Elle est sensiblement plus âgée que moi, mais je n’ai pas de tenue à côté d’elle, et pas seulement parce que je cultive et expose ma déglingue comme une raison sociale. Chez elle, la dignité est dans les gènes, dans la moelle, et lui vaut mieux qu’un simple maintien : une vraie élégance. D’autant qu’élégante, elle l’est au surcroît, quand elle est vêtue d’ordinaires, un jean, un pull, des croquenots, un carré de tissus pour verser ses cheveux gris sur ses épaules. Elle a des yeux minéraux et inquiets, et sa façon de marcher est empreinte de quelque chose du qui-vive permanent. Elle n’a pas voulu que je porte la glacière avec laquelle elle nous a rejoints devant sa porte d’allée. Elle l’a juste posée entre ses pieds le temps de prendre des mains de Gaby l’urne funéraire de Léopold Picon.
– C’est vrai qu’elles sont moches, leurs boîtes à cendres, et c’est vrai que c’est une bonne idée de l’en libérer. On ne vous a pas fait de difficultés pour vous la remettre ?
Gaby reprend l’urne dans ses mains et fait non de la tête. On ne lui fait jamais de difficultés à Gaby, enfin jamais de difficultés qu’elle ne sache surmonter. Elle a fait jouer son assermentation, ses relations, et si ça n’avait pas été assez, il est probable qu’elle aurait graissé des pattes. Le fils cadet d’Émilienne Boissin, qui a déjà réglé les frais du funérarium, lui a aussi alloué une épaisse enveloppe de yuans, pour les cas où il aurait fallu passer en force, mais dans « la dignité et la discrétion ». Et il n’a pas fallu.
Mon box est à deux pâtés de maisons. Ces dames ont décliné mon offre d’aller chercher mon Van et de les attraper à l’angle de Tolstoï. Il fait bon et le vent s’est enfin calmé qui a saupoudré de terre rouge la ville trois jours de rang. Gaby garde ses yeux des rares bourrasques résiduelles derrière ses Ray Ban de crâneuse et la noble Émilienne Boissin maintient d’un doigt ses lunettes de vue au plus près de ses sourcils ; elle m’a fait la grâce de ne pas tiquer, de seulement tordre la bouche, quand j’ai passé l’élastique de me grosse visière de ski autour de ma tête. Je pense aussi que Gaby l’a prévenue que j’étais un zozo ; je sais qu’elle fait ça, parce qu’elle est prévenante à mon endroit. Alors que Frida fait de même, mais elle pour se désolidariser d’avance.
Les deux planctons qui font le pied de grue devant la porte blindée de mon parking rectifient de concert leurs positions et saluent bien martialement Gaby dont tout le quartier sait maintenant qu’elle est officier de réserve. Alors on leur rend tous les trois leurs saluts, et Émilienne Boissin leur adresse un petit rire et un claquement de talons :
– Repos.
Mon box est au deuxième sous-sol et le rondier de la régie nous attend au bas de la pente avec un AmStaff de mes amis. Enfin plus mon ami à moi que celui de mon vieux chien Tricot qui ne peut pas trop le souffrir. Et je sais très bien pourquoi, étant moi-même un mâle alpha de cinquante-huit kilos, moitié édenté, chauve, bigleux comme une taupe, et stockant près de mon lit du Cialis pour six ans d’usage intensif au cas où il y ait une guerre nucléaire. J’enlève mes lunettes de ski pour ne pas l’inquiéter et l’interpelle :
– Qu’est-ce qu’il dit, mon copain ?
Le chien se met à se tortiller tout de joie et son maître me le lâche dessus, «attaque !», il sait que j’adore ça. Mais avant que j’aie pu mettre un genou à terre pour prendre ma dose d’affection brutale, de coups de griffes et de bave, Émilienne Boissin me dépasse et c’est elle qui encaisse l’enthousiaste déferlement. S’ensuivent un moment de roulades, de bagarres pour de faux, et leurs accalmies progressives dans des caresses, des compliments débiles et même un bisou entre les deux yeux ; elle sait y faire la dame Boissin avec les grosses bêtes et quand elle se lève et frotte ses vêtements couverts de poils, il est très visible qu’elle a passé un bon moment. Elle me plaît bien, décidément. KillBoule et Alban, respectivement, le chien et son maître – mais le chien c’est moi qui l’appelle comme ça, nous accompagnent jusqu’à mon box. Cet endroit est ma fierté objectivement réactionnaire, mon authentique réussite foncière, puisqu’avec les années j’ai acquis trois sur quatre des emplacements clos qui constituent le cul-de-sac le plus reculé du sous-sol. J’ai d’ailleurs décloisonné deux box mitoyens et vraiment, quand on lève les deux portes métalliques ensemble, c’est du plus bel effet : ce que je stocke là dépasse proprement l’imagination du commun des mortels et me vaut un second tordage de bouche d’Émilienne Boissin :
– On n’était pas censé être venu jusqu’ici pour récupérer votre minibus ?
– Si, il est dans le box d’en face. Mais les clés sont dans le bureau qui est devant vous.
Effectivement, Émilienne avait bien vu, mais n’avait pas cru voir un bureau dans ce fatras d’objets sans rapports les uns avec les autres. C’est vrai que mon garage fait plus brocante que garde-meuble, et je vois son regard clair essayer de faire le détail de ce qu’elle reconnaît, s’arrête sur le sac de frappes de Gaby, sur le coin salon avec son fauteuil crapaud, son porte-revues et son tapis de bain et…
– Mais dites-moi… cette mobylette…
– Oui, c’est celle de Léo. Je l’ai portée là quand… vous savez… enfin, je ne voulais pas qu’elle se perde, j’avais l’idée contacter les jeunes à qui il a donné sa maison, mais je n’ai pas eu le temps.
– Et on ne pourrait pas aller en mobylette jusqu’à la Feyssine, plutôt que de sortir votre Van ? Surtout que je vois que la charrette est attelée. On n’est pas gros entre tous. Nos poids cumulés ça ne doit pas faire beaucoup plus que le poids de Léo à lui tout seul. Alors un qui conduit, un sur le porte-bagage et l’autre dans l’attelage, je suppose que ça doit pouvoir être faisable.
Gaby confirme que ça l’est, qu’elle a vu Léopold il n’y a pas si longtemps charrier plus que son poids en ciment et parpaing avec son antiquité à deux roues. Gaby saisit surtout l’esprit et la lettre de la requête d’Émilienne Boissin. Après tout, si l’on est là, c’est pour un dernier hommage à Léopold Picon, et comment pourrait-on mieux lui faire honneur qu’en allant en mob‘ disperser ses cendres dans l’eau qui passe en trombe devant son coin de pêche ? Elle prend d’autorité des mains d’Émilienne la glacière qu’elle pose au fond de la remorque, puis elle se baisse pour ramasser le tapis de bain. Je comprends ce qu’elle fait, et je gagne le fond de mon box où sont mes grandes étagères et mes précieux cartons. Et dans l’un d’eux j’ai assez de coussins et de dessus de lit pour faire un nid douillet de l’attelage et molletonner un peu le bien tape-cul porte-bagages, surtout que je devine que c’est Gaby qui va se dévouer pour voyager là quand c’est la moins pourvue de fesses.
À peine ai-je recouvert la glacière et le fond de la remorque d’un plaid, que KillBoulle, qui a un instinct artistique très sûr, reconnaît une ébauche de canapé et d’un bond s’y installe. Alban se précipite pour le houspiller, mais Émilienne Boissin le retient par le bras.
– Laissez-le, je vous en prie, laissez-le.
– Je vous jure, je ne l’ai pas élevé comme ça. C’est Sal qui a une mauvaise influence sur lui. Chaque fois qu’ils sont ensemble tous les deux, ça se termine toujours que je dois en punir un pour les calmer.
Émilienne tord cette fois le nez en même temps que la bouche. Alban ne m’a pas désigné, mais elle a compris qu’il parlait de moi. Et que visiblement on peut me faire porter tout le grotesque et bien peu de la gravité du monde à chaque instant. Alors elle lui demande :
– Et si votre bon toutou venait avec nous ? Ça lui ferait peut-être du bien d’aller gambader à la Feyssine et s’épuiser un peu avec son petit camarade de jeu. Comme ça quand on vous les ramène tous les deux, ils se seront assez dépensés pour vous faire une fin de journée paisible.
Alban me regarde pour savoir si c’est du lard ou du cochon, et se rend aussitôt compte que ce n’est précisément pas en me regardant qu’il aura une réponse à cette question. Alors il se tourne vers Gaby. Elle n’est pas moins originale que les deux autres avec sa coupe en feutrine et sa bobine de casseuse de gueule, mais s’il doit y avoir une caution morale dans la situation : c’est elle. Mais Gaby ne sait pas trop comment se positionner non plus.
– Ne me regardez pas comme ça, hein ? Est-ce que c’est seulement loisible pour vous ? Est-ce que ça ne fait pas partie de votre job d’être là avec votre chien ?
– Non, le chien je ne suis pas obligé de l’avoir.
– Vous n’êtes pas maître-chien ?
– Non j’ai un taser, je suis maître-taser ; mais le chien, j’ai le droit de l’amener. Comme ça, il ne reste pas tout seul à la maison pendant que je bosse. Il fait des bêtises quand on le laisse seul.
– Oui, comme Sal. Du coup, ça vous dit qu’on l’emmène avec nous ?
– C’est à dire que je ne voudrais pas qu’il vous embête… et puis il mange les coussins.
– D’accord, il fait tout comme Sal en fait. C’est dingue…
Émilienne s’est déjà installée dans la remorque et le chien, un temps surpris, vient de s’affaler sur ses cuisses en grognant d’aise. Visiblement, la messe est dite. Gaby me prend des mains le dernier couvre-lit et essaye de le poser en équilibre sur le porte-bagages ; elle repère aussi le garde-chaîne pour poser son pied droit et le papillon de la roue arrière pour son pied gauche. Ça va qu’elle a connu moins confortable et qu’elle pourra se tenir à la selle et s’épargner de s’accrocher à moi, ça va que c’est pour un hommage impliqué… elle tend l’urne funéraire à Émilienne qui la cale sur son bras comme un poupon, puis elle s’assoit à califourchon derrière moi pendant que je pédale pour lancer le moteur. Le bruit est divin, cauteleux, ferraillant, asthmatique, mais divin d’abord. Je tends mon trousseau à Alban :
– Tu fermeras mes box, amigo ?
– Oui, compte dessus. C’est dommage que je ne puisse pas me libérer, je serais bien venu avec vous. Ce n’est pas que j’aime de trop la Feyssine, sinon j’irais plus souvent dans mon temps libre. Non, c’est juste à vous voir tous les quatre comme ça. Tous les cinq, si l’on compte la personne qui est dans l’urne. Alors, je sais que ce n’est pas loin où vous allez, mais à vous voir, on dirait une vraie expédition. En tout cas quel beau voyage vous faites…
Je descends la mobylette de sa béquille et pédale pour encourager le moteur, et sur les premiers mètres il faut tous les coups de reins de Gaby, la poussée d’Alban et un aboiement de joie repris en écho pas Émilienne, mais après, une fois qu’on est lancé, plus rien ne peut nous arrêter.