Sale romance

Depuis le départ de la belle-de-nuit, pas un client n’est entré dans mon estanco ; je me suis levé deux fois pour faire le tour vite fait de mes tablées déjà en place, débarrasser presto le comptoir, mais surtout j’ai pu rester assis dehors avec mes copines coiffeuses à parler de “marié au premier regard”. J’ai hâte d’être à dans quelques semaines où les gens vont rentrer en ayant gardé le pli de traîner un peu le soir. Les traînards de bistrot sont partout les mêmes, chez eux là où on leur sert à boire ; ça peut être très agréable comme ce matin avec le gang des coiffeuses en éclaireuses de l’été, et la perspective de se faire embarquer ce soir dans l’imprévu d’une envie qui passe, mais ça peut aussi être une plaie. En fin de compte, chaque phase de jeux de ce métier peut ne se détourner que par exception de son état de station superflue dans un chemin de croix quotidien. Peu de joies pour autant de stress et de servilité ; reste souvent pour valider une journée un petit théâtre névrotique où ne sont distribués que des premiers rôles… je crois que si ce n’était que ça, il faudrait vraiment que je renonce à ces intérims bistrotiers – je tournerais dépressif, si je n’avais le truc pour intéresser à ma sauce la partie.

Ça fait trois ans que Suzanne me laisse son bistrot tout le mois d’août pendant qu’elle va se recharger d’iode et d’un peu de caractère dans son cabanon au bord de mer vers Cassis. Je gère son petit commerce tout comme elle, mais n’ applique pas ses horaires tout ibériques, moi j’ouvre le matin parce que j’aime bien les gens du matin, mais j’ai fait mienne son invraisemblable gestion du stock. Elle compte sur ma probité pour lui garder les tickets de caisse de ce que j’achète au black tout comme elle et sur mon entregent d’ancien chanteur pour dame pour fidéliser une clientèle  de vaincues et de désespérées dans l’illusion de mon état de gommeux chauve. Je compte sur un bon billet à la fin du mois et la satisfaction d’avoir conduit de main de maître des apéros dansants et beuglants avec tout ce que le quartier compte de gloires compassées. Je compte surtout sur l’été et le contexte, pour me donner la chance ou la lubie d’un amour de vacances. Elle est là ma motivation.

Et d’ailleurs, en la matière je suis gâté cette année. Puisque je vis simultanément une peine de cœur et un amour platonique dégénéré. Je ne sais d’ailleurs pas s’il y a beaucoup d’amour là-dedans. S’il n’y a pas qu’une tension électrique libidinale et moite, quelque chose qui me met tous les bas organes en vrac sans jamais atteindre au coeur et au cerveau. Mais le fait est que je suis hanté. Et complètement débile.

Après il faut voir l’engin que c’est, Frida. Elle vient de prendre congé, comme elle fait avec sa voix rauque de fumeuse insomniaque et en passant la chaîne dorée de son sac à main skaï Croco fuchsia :

– Bon, si c’est tout ce que tu nous racontes, Sal, moi je vais aller me coucher. Merci pour le café, c’est trop gentil, il va falloir songer à me laisser en payer un de temps en temps, parce que sinon après je ne vais plus oser venir.

– Promis, demain si tu viens, c’est ta tournée.

– D’accord alors je ne viens pas.

Et elle est partie dans son affreux rire tout nasal, et qui est sa vraie part sombre, à part tout le reste qui gagne à rester sans lumière. Du coup, la fleuriste a tapé ses clés sur le comptoir aussi, il était temps d’aller ouvrir boutique, et les deux sont parties bras dessus bras dessous, pour se séparer sur le trottoir : l’une à son lit, l’autre à ses fleurs. Et moi je suis resté tant que possible dans le halo odorant de cosmétique fatigué de la belle de nuit, jusqu’à l’apnée, en me laissant traverser comme par des décharges par des images volées à l’étalage : la tension de son chemisier autour des deux boutons le joignant par-dessus sa poitrine, la transparence quand elle s’est levée dans le contre-jour de la vitrine, et des  tunnels de similisoie lavée à l’entrée de ses aisselles.

Bref, je file un mauvais coton.

Elle est du quartier, Frida, mais en règle générale, elle est rare. Je pouvais la croiser de loin une fois tous les deux mois. Et jusqu’à il y a peu, ça m’allait. Le monde qui nous sépare n’est pas que la seule contingence. Rien ne me prédestine a priori à me fendre d’autre chose que d’un levé de sourcil à l’apparition de cette divine pimbêche et ses strass, ses étincelles et ses talons qui vrillent les tympans. Si j’avais été client de ce genre-là, je le saurais. Et puis de toute façon, il n’y a jamais eu d’endroit où la voir stagner, s’asseoir,  trépigner. Elle ne fréquente aucun bar que je connais, ne fais pas le marché ni ses courses à Monop‘, à la boulangerie, chez Phildar, et n’achète pas non plus ses mini-clops au tabac en dessous de chez moi. Sans y laisser trop de neurones, je me suis demandé qu’elle existence elle pouvait avoir, en existant si peu. Et j’ai eu la réponse grâce à Suzanne, qui n’a pas tous les tuyaux, mais qui, quand elle les a, adore les partager. Elle se vit comme une initiée, Suzanne. Un soir de ce printemps, alors que j’allais ranger mon chien à la maison avant l’apéro, je suis passé sur le bout de trottoir entre le bar et la terrasse, et Suzanne était là en conversation avec la belle brune plus attifée que jamais, attifée comme pour un cocktail des années 70, proprement divine… non… salement divine. J’ai dit «bonjour et à tout de suite»  et ai regretté d’avoir le chien dans les pattes. Le nombre de promesses de bonheur que l’enthousiasme de ce corniaud d’élite m’aura flinguées, un jour il faudra faire les comptes, et il faudrait que ce jour-là arrive avant le purgatoire. J’ai presque couru à la maison, je me suis passé de l’eau sous les bras et me suis nué de sent-bon, j’ai recollé mes cheveux de derrière les oreilles à leur place et quand je suis arrivé chez Suzanne, la belle était partie.

Je n’avais aucune manière d’être habile à orienter la conversation vers le sujet, du coup j’ai mis les pieds dans le plat quand Suzanne a posé ma Suze devant moi :

– C’est qui cette fille avec qui tu parlais tout à l’heure ?

– Ah Frida… Elle te plaît Frida… Oui oui, dis-moi non. Bien sûr qu’elle te plaît. Mais elle n’est pas pour toi, Frida. Trop dangereuse…

J’en étais bien d’accord, et je le suis toujours. Et je l’ai été d’autant plus après que Suzanne  m’a briefé sur le cas Frida Daleb.

– C’est une fille de la nuit, Frida. Tu vois ce que je veux dire ? Elle bosse au Pussycat en ce moment… le Pussycat, dans la rue des Charmettes…. Sal, ne me dis pas que tu ne connais pas le PussyCat.

– C’est un bar à hôtesses, c’est ça ?

– Ça s’appelle un bar à champagne, mais oui, c’est à ça que ça revient.

– Et elle fait quoi là-bas ?

– Sal…

– Quoi ? Elle pourrait être barmaid.

C’est vrai qu’elle pourrait être barmaid, mais non. Au moins, ça a été tranché : pas pour moi, cette fille-là. En fait, le Pussycat est la propriété d’un fidèle de Suzanne ; elle en a comme ça toute une tablée, de gars et de dames louches qui sont dans le commerce interlope, et avec lesquels elle a les gros des magouilles de sa “centrale d’achat”. Le gros de ce que Suzanne sert en fait de spiritueux échappe à bien des radars et pour cause : c’est de la contrebande qui arrive du sud via notre sud à nous. L’un des hommes louches qui ont leur carré VIP chez elle, est le fournisseur-contrebandier ; je le connais pour avoir affaire à lui quand Suzanne me laisse les clés, et donc j’ai appris qu’un autre tenait un bar à hôtesse, et supposé qu’il devait y avoir aussi une mère maquerelle, du roi du braco comme s’il en pleuvait et au moins un casseur de gueule. Il se trouve que le Pussycat est à côté du petit entrepôt rue de la Viabert dont j’ai la clé et où je refais les pleins de vins et d’alcool. J’y allais plutôt le matin avant l’ouverture, parce que le matin, rien ne me presse, mais il m’est arrivé d’y aller en pleine nuit juste après ma fermeture, pour me garder mon réveil à la cool le lendemain. Et c’est comme ça que les choses ont tourné si salement.

Une nuit, il ne devait pas être tard, peut-être deux heures, j’avais tourné pour garer le Kangoo que Suzanne me laisse pour les livraisons et j’avais fini par l’abandonner à un angle de rue, empiétant sur deux bateaux. À l’aller, je suis passé devant le Pussycat et le boumboum feutré de sa musique vulgaire mais lounge. Et quand je suis repassé au retour avec deux caisses bien trop lourdes pour mes petits bras, j’ai fait une halte juste devant pour décongestionner mes doigts. La porte s’est ouverte, et l’atroce musique est venue me saisir dans ma pénombre. Mais ce qui m’a pétrifié, c’est que je l’ai vue, elle, en train de secouer sa main pour dire au revoir au michto qu’une de ses collègues raccompagnait jusqu’à la porte. Et j’ai eu comme un malaise : son dos nu, ses jambes fines, les deux grammes de froufrou qui faisaient tout tenir ensemble auraient pu être de doux uppercuts, mais elle a capté ma présence, m’a reconnu, et a reconnu ma berlue pour ce qu’elle était. De la pure concupiscence. Et elle a relancé le geste d’adieu qu’elle adressait au vieux grigou sur le départ et l’a tourné vers moi avec un vrai sourire entendu.

Hé salut toi aussi là-bas, avait-elle l’air de dire. Alors je lui ai rendu son coucou, attrapé mes caisses et suis parti en soufflant et boitant jusqu’à mon utilitaire. Quand j’ai posé mes caisses pour ouvrir le coffre, j’ai vu qu’elle était sur le pas de la porte et qu’elle regardait vers moi. Goguenarde. J’ai eu une première nuit terrible. Mais terrible. Comme j’aurais été adolescent à nouveau en proie à une irruption hormonale. J’ai rêvé éveillé plein de bouts d’elle, et le grain de sa peau et ses moindres recoins, et, quand harassé de frustration et de fatigue, je me suis endormi pour de bo,n ça a été bien plus explicite encore. Et des nuits comme ça, je n’ai plus que ça, depuis. Parce qu’évidemment, maintenant je ne fais mes réassortiments d’alcool que la nuit, espérant la recroiser. Et surtout parce qu’elle, elle a pris l’habitude d’un petit café à mon comptoir. Enfin l’habitude, autant qu’elle peut en avoir avec ses horaires un peu meubles.  Si elle rentre au matin de sa nuit de “labeur” et que je suis ouvert, elle va débaucher Danette la fleuriste le temps de passer le relais. Comme elle dit en riant affreusement :

– L’équipe de nuit met l’équipe de jour sur le bon rail.

Et j’en suis d’accord. Si moi aussi je suis l’équipe de jour, c’est peu dire que je suis mis sur de bons rails. En général, les deux filles se mettent au bout du comptoir et papotent à voix basse. Je les regarde à la dérobée, pour étancher ma soif, mais c’est bien tout ce dont je suis capable. De temps en temps, j’ai droit à mon nez tordu, ouais ouais, je sais que je te plais, et à des compliments moqueurs sur ma gentillesse, sur mon côté gentleman. Je ne sais pas comment elles se connaissent les deux, mais d’évidence, elles se connaissent bien et se foutent bien de ma bobine. Contre toute attente presque. La fleuriste est depuis peu dans le quartier, et elle fait aussi point relais pour les colis. Elle rame, mais elle va s’en sortir. C’est une fille assez brute et sans manières, le contraire de Frida en somme, et qui a entre autres particularités celles d’être malentendante, de lire sur les lèvres et de parler avec une voix détimbrée et suraiguë. Elle a aussi, une sœur, adulte, mais qui doit être atteinte d’une forme d’autisme, et dont elle s’occupe avec des prérogatives de mère. Autant dire que c’est une fille qui a la tête sur les épaules.

Et c’est pour ça aussi que rien ne va dans ce qui arrive. Rien.

Le temps fort des cafés est passé, je vais pouvoir laisser Ricardo  tenir la boutique le temps d’aller biser ma grand-mère et récupérer ses auges vides ; sur le pas de la porte, je vois Danette ma fleuriste retraverser  la rue en me voyant et me héler, “M’sieur, hé M’sieur”. Je pense à l’effet impulse, mais je me souviens aussitôt qu’un déodorant de winner sur ma tête de zan vaut une cloche à fromage en verre transparent ; autant dire un présentoir à tête de zan. Je me fige, intrigué, et me prépare à nouveau à tout. Mais en fait non, pas à tout :

– Je me permets de vous interpeller, parce que j’ai un truc super désobligeant à faire.

– Désobligeant ? Pour qui ?

– Pour ma copine Frida, vous voyez de qui je veux parler ? Oui, vous voyez. Hélas, c’est désobligeant pour elle mais vraiment elle est trop nouille.

Je fronce les sourcils, ça part mal ; alors elle me tend un post-it sur lequel est inscrit un numéro de téléphone avec une belle écriture ronde de fille.

– C’est celui de Frida, elle me l’a redonné comme j’ai changé de téléphone. Mais c’est bon, je l’ai rentré dans ma carte sim, le papier est en trop. Vous avez bien une poubelle, au pire ?

– Et je suis censé en faire quoi ?

– Un truc de mec bien, de prince, je compte sur vous. Je compte aussi sur vous pour ne pas lui dire de qui vous le tenez.

– Donc ce n’est pas elle qui vous a demandé de me le faire passer.

– Bien sûr que non. Elle doit supposer que vous êtes aussi dégourdi que vous en avez l’air.

– Ah ça, c’est sûr je suis plutôt gourd comme prince… bon vous imaginez bien que je ne ferai strictement rien de ce numéro, que le regarder un milliard de fois même quand je le connaîtrai par cœur.

– Seigneur, on dit comment “nouille” au masculin ? Faites comme vous le sentez, mais vraiment, vous n’avez qu’un doigt à tendre. Des fois, c’est des trucs cons, ce à quoi les jolies choses tiennent.

– Ça tombe bien, je suis con.

– Voilà ! Enfin, je ne sais pas si vous l’avez fait exprès, mais vous venez de me dire que les choses tiennent à vous. Rappelez-vous en avant d’avoir lu ce satané numéro un milliard de fois. Bon, il faut que je vous laisse vite, je ne voudrais pas qu’elle me voie vous causer, la fenêtre de sa chambre donne sur votre terrasse.

– Ah bon ? C’est laquelle ?

– Débrouillez-vous, mon prince. Soyez fort.

Et elle trace en trottinant comme la vraie executive woman qu’elle est, pendant que je scrute la façade de l’immeuble au-dessus. Finalement, je crois que je vis bien l’idée d’être un truc con. Je suis peut-être même en train de laisser l’idée pousser les œufs non fécondés hors de mon nid de velléités.

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