“Dans le profond tout est loi”, me disait pas plus tard qu’hier Rainer Maria Rilke au comptoir. Alors pas directement bien sûr. C’est ce couillon de Sal qui le citait de mémoire. Et c’est une chance, parce que c’est arrivé à une heure où il en avait encore, de la mémoire, alors qu’il n’avait déjà plus la main sur les autres organes et appendices servant usuellement à l’élocution. Notamment la bouche, la langue et les glandes salivaires. Il faut reconnaître que Rilke c’est moins poétique et sublime quand c’est postillonné avec une voix de rogomme que quand c’est seulement dit à voix basse. Mais on était tous arrivés à cette heure où personne n’est plus à ça près. Et le fait est que moi cette phrase-là, elle m’était chuchotée à l’échine et comme personnellement adressée. Mais j’avais pris un peu d’avance sur les autres et je n’étais pour ainsi dire carrément plus à rien près.
Je ne sais plus qui disait que chacun d’entre nous est quelque peu poète, je sais quelque peu quand c’est vrai. Poète, à 2 grammes 5, on l’est tous un peu, un peu philosophe aussi, mais encore fort de foires, play-boy international, artiste maudit, matamore, danseur de claquettes. Ce couillon de Sal peut être tout ça à la fois quand nous on est obligé de s’organiser un peu, mais c’est à ça qu’on le reconnaît, Sal : il est le meilleur d’entre nous. Et c’est pour ça que c’est lui qui parle le plus fort.
En fait au départ, on ne parlait pas de poésie, seulement d’une profondeur superficielle, peu sublime qui plus est, mais il faut toujours que Sal la ramène. Il a une réserve de citations pompeuses, de ces semi-vérités qu’on ne dit pas, qu’on assène, et une voix assez posée pour s’amadouer facilement les solidarités rapides, et comme il n’a pas cependant un sens de l’a propos très affinés, ses interventions beuglées et gesticulées nous tiennent lieu d’aiguillages. On ne digresserait probablement pas tant s’il avait moins de charisme. Ou si nous en avions plus. Quand il intervient, en souverain poncif, il nous fait dérailler, et on se retrouve à parler d’autre chose comme si de rien n’était. Et en ayant l’impression de suivre un fil. En plus. Nous étions en train de nous lamenter sur un lamentable bien commun, celui qui englobe dans une patate très accapareuse d’attention bonne part de la classe politique, journalistique et mondaine. On était sans finesse, mais tous d’accord, nom de Dieu. Et je ne sais pas qui a dit : le mal est profond. C’est peut-être le traiteur. Ça lui ressemble. Mais il a tellement de charges Le traiteur, il cotise tellement que “le mal est profond”, je pense que c’est lui qui l’a prononcé. C’est une phrase d’accablé, ça. C’est un peu notre dos-d’âne, notre gendarme couché, le traiteur. Il y a des moments il faut qu’on ralentisse pour bien tâter le pouls de choses.
Et c’est vrai que dans ce profond là aussi, tout est loi. Il n’y a pas de raison. On est tous né au siècle dernier. On a vu la situation riper, devenir vulgaire, et les gens pour nous la vendre comme fatale devenir de plus en plus médiocres. On a eu à faire des petits ajustements d’abord, on a consenti du bout des lèvres, il y a eu des fois où on a dit non à leur projet, mais ils l’ont réalisé quand même. Mais pour notre bien, bien sûr bien sûr. Et puis un jour, ça a passé un cran, le non-retour, et maintenant c’est trop tard. Et c’est vrai que le mal est profond, que maintenant ça se voit.
Mais moi comme j’analyse historiquement, et à 2 grammes 5, les choses… bon on passe vite, fiat lux, le bigbang, l’eau, l’atmosphère, les paramécies, les dinosaures, les anciens aliens, la terre plate qui se met soudain en boule et puis on arrive au miracle : un beau jour, ou peut-être une nuit, près d’un lac en tout cas, l’Homo-liberalismus se dressa et se tint un instant droit sur ses pattes arrières et fixant l’horizon prononça “c’est à cause de la dette”.
