Portrait du vieux chien en artiste

J’ouvre la vitre au chien, juste assez pour qu’un peu d’air s’engouffre, mais sans que le chien puisse « s’exgouffrer », sinon il s’y croit, il vole, et paradoxalement ça le fait beaucoup trépigner sur son alèse. Et c’est crispant, le bruit du plastique froissé. Là, il peut juste glisser son gros nez dehors en éternuant ou tout comme, et sentir l’écurie ; parce qu’on arrive, on est déjà sur le périphérique. L’aube noie l’éclairage public dans des envies d’été et je le dis au chien pour voir si ça sonne aussi tarte que dans ma tête. Mais en fait c’est niais en plus d’être tarte, et je suis content de n’ avoir affaire ni à un esthète, ni en dernière analyse à un interlocuteur valable.

Ma cigarette s’est encore éteinte ; j’ai tort de rouler la cigarette de quand je rentre de bordée, je devrais avoir un paquet d’Américaines dans la boîte à gant de la Passat, juste pour le trajet vers la maison, je le sais bien que je suis faible à six heures du matin, j’ai sommeil, faim, mal au dos et la beauté rose du ciel n’endigue pas tout, qui s’époumone dans les premières barres d’immeubles de Bron. Je suis hors d’usage, point. D’ailleurs plus personne ne dit « Américaines » pour les cigarettes blondes, mais j’ai un roman de gare dans la tête quand je n’ai plus rien à penser qu’à me poser et dormir. Mes matins ne sont plus inépuisables depuis lurette, mais je me dis que c’est une veine d’avoir passé ce trait-là sans trop de cynisme ni de leçons à donner – comme quoi de la maturité à la pourriture il n’y a plus de pas, c’est déjà tranché avant. Je crois que je m’éloigne de la soixantaine avec la certitude de mon élection et en me rêvant encore contaminable. En paix, le vieux Sal, « l’eus-tu cru, Lustucru ? », demandé-je au chien.

Il éternue par solidarité, mais il n’est pas concentré, on a enquillé la sortie Cusset, et il a fini par s’asseoir ; enfin à sa manière à lui qui est plus un lâcher d’arrière-train-comme-c’est-là-où-c’est, en l’occurrence jamais dans l’axe de son poitrail, un genre de légère torsade de vieux chien assis. On voit de plus en plus ses cotes et la vitre de ses yeux a pris en peu de temps un voile blanc indélébile.

Il pue.

Mon chien a 19 ans cette année, je l’emmène avec moi partout depuis qu’il est tout petit, et il n’a jamais vraiment été tout petit. C’est un dogo, un fier à bras que j’ai trouvé par terre sur une aire d’autoroute, paumé, perclus de paumitude, affamé et hagard, dans ses yeux de petite vache musclée quelque chose de l’idiotie comme perdition, comme surfaculté d’inadéquation ; un mastoque beau gosse bête comme une huître qui filtre ce qu’elle peut de la mer et se fait rien que pour elle une perle cabossée et moche : la gentillesse. Le coup de foudre. Je l’ai appelé « Tricot », mais j’aurais dû m’en tenir à ma première idée : j’avais pensé à « Mingus » rapport à l’autobiographie de Charlie Mingus « moins qu’un chien », mais quand je le vois aujourd’hui, je me dis que ça aurait été plus une malédiction qu’une anecdote. Depuis deux ans il ne pisse plus, il goutte en continu, une sorte de pointillé d’urine que je suis en râlant avec une serpillière, et qui ordonne une routine drastique de tapis où il dort à changer deux fois par jour et d’alèses à éponger dans la Passat ou la maison. Depuis un peu moins de temps, il perd la vue et l’ouïe, il faut que je le dirige comme une marionnette du bout des doigts quand on va dans la rue ou simplement s’il veut me suivre dans quelque jardin, et je dois faire attention à ce qu’il ne sorte pas de la portée de mes doigts. Sinon il se perd à quelques mètres de moi. Depuis une petite quinzaine, il a commencé à peiner à marcher. Il titube et il tombe. Les regards d’honnêtes gens qui nous embrassent ensemble lui et moi se sont alourdis, ce n’est plus de la gravité, c’est de la pesanteur. Parce que même si la vie ressemble à un papier peint qui se décolle à l’intérieur de cette grosse et belle bête, l’enthousiasme et la joie seuls le font trébucher. Je le garde tant qu’il voudra rester, et ce n’est pas tant pour ce que je lui dois depuis 19 ans. Non, simplement je l’aime. Et je réponds à ceux qui se font un soulagement de me trouver « à bon droit » une affection de névropathe que l’affection comme projet ça a l’affectif comme rendement, et qu’ils feraient bien d’ouvrir les yeux et de laisser retomber une grande paupière très lourde devant leur bouche. Parce qu’heureusement qu’on a la bénignité des névroses ; être psychotique ou pervers, ça ne fait pas vivre ensemble. Et heureusement qu’on n’a pas tous tendance à subsumer à l’espèce des «cons» ceux-là qui ont des névroses différentes des siennes propres.

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