NH=SOJ / 2007

Dommage qu’il faille parler, et dommage que ça aie d’emblée, et à chaque mot, des allures de «réinvolture» en force. Avec tout ce que j’ai à taire au quotidien, à dissimuler, avec toute cette neige à neiger sur mes pas, je ne m’attends à me trouver bien à loghorrer l’accueil d’un silence programmé. Mais je sais tout en avance, parce que je sais d’avance que ce sera le deuil contre ma sempiternelle tentation : l’épuisement.

Quand j’ai quitté l’embarcadère, la nuit a rempli le ciel par en dessous, comme l’eau dans un aquarium, comme la perdition dans le regard d’une jeune femme lointaine. Il y a eu des trombes d’eau calme et noire qui ont recouvert les bosquets, les bancs sur les aires de pique-nique, l’aire de lancé du javelot.  Et toutes les terrasses.  Et aussi bien ça aurait pu être encore ce mois d’août, et il ne se serait rien passé d’autre depuis, que cette nuit liquide et mate. Je n’ai plus pensé qu’à ça et j’en ai parlé aux murets de pierres, à mon chien mort, à mes mains : je me suis senti soluble en montant sur la colline.

Est-elle encore, sempiternellement,  en train de devenir l’asile d’un brouhaha ? Les vivants et les morts prennent sa bouche et lui tirent toute sa tête en arrière, sa jolie figure centrifugée et le débris de sa nuque.

La panique comme art de vivre au bout d’un moment n’autorise plus qu’à subsumer le non-dit à l’espèce des traumas. La parole serait leur reste, du verbiage, des oiseaux qui se cachent pour mourir. Et je me suis férocement fatigué : les robes rouges, les embruns, le sable, la corrosion du point de vue de la mer.

Et finalement c’est dommage, parce que là-dedans il y avait de quoi cheminer ; même si c’est juste une espèce de ville neuve, vieille et moche, qui dégouline à l’envers, lente comme une géologie, de la mer sur le flanc d’une colline un peu raide –  et toutes les rues sont tirées de traviole comme par capillarité ; tu travailles en bas, tu dors en haut, comme tout le monde, et ce que tu vois de la mer c’est un golf, et ce que tu en sais te dévoue à cette mesquinerie : la plaisance à moteur.

Mais j’y suis ; étrangement ailleurs, dédié au tangage dans lequel j’ai dormi depuis trois nuits, pas sorti du trajet, pas posé, pas anxieux, pulvérisé dans une neurologie éprise de persistance rétinienne. De la terrasse du bouiboui où j’ai froid, chaque femme qui passe pourrait être elle après tout. «Elle-après-tout».  La tristesse est une paix des braves, mais il faut de la concentration sur l’aspect paisible d’avoir une expérience lacrymogène, et d’en faire une rumeur de convictions.

Le vivant fait des feuilles à son degré 0. J’ai appris ça ici.

Finalement le séjour sera transparent, fade de ce que je n’en prévois que de la colère froide et sèche, des crampes à la mâchoire – je conçois, un peu, et vaguement, qu’une bruxomanie rigoureuse se soumet plus onctueusement le corps que mille baisers ; et c’est important l’onctuosité pour un traitement à la pelle. Je me suis remis à lire comme un con qui n’a que la nuit pour ne surtout pas dormir, je me sens végétal, une onde mourante de sève dans une extase de matière comestible. Mais en fait il est possible aussi que je me sois composé le visage d’un mort, autant que l’impression qu’il n’y aura rien derrière. J’ai repris pied, je crois. Il faut que j’aille hurler contre la mer.  J’ai eu encore des sursauts, des désespoirs furtifs, des solidarités rapides avec des missiles sol/sol, des micro-monotypes de Rorschach dans les joints du carrelage. Elles dépassaient de toute part, souvent mal, et je les préférais sans les aimer. Non-lieu. C’est un vrai soulagement, le désir est déjà bien trop une bonde vorace qui dé-noie trop tard un bébé mort. Les noyés sous l’eau, les vivants en vivier, pas de vague, pas de vague, pas de vague…

Et ça n’a été le lieu d’aucune espèce de révélation, sinon ce que des doigts peuvent oublier dans cette buée, cette sorte de génie civil dédié tout à l’énonciation de l’imposture, être d’ici ou se trouver là ; la norme lève facilement ses troupes dans le pittoresque et je me suis identifié à un contrat : l’adoption.

C’est de la vie morte qui joue la vie, dans les tapages ovipares des ratés de la représentation ; et qui ne charrie pas cependant que des œufs inféconds.

Là-bas il y a ce job et j’ai froid. Il faut obéir, ça suffit : s’insoucier de toutes les tectoniques, une soutane pour rire et vivre une culture sommaire comme un objet de la nature, je me fais dessus, j’ai froid, j’ai des yeux en ambre grand ouverts derrière mes yeux et qui voient la nuit dans l’eau sale un noyé pendentif sur le poitrail d’une grosse bébête crustacée noire. J’ai lâché mon prompteur, tué quelqu’un qui suppliait, et je suis à mon tour devenu un animal qui meurt.

L’intime est un soin, comme on ferait très sérieusement le projet d’un rêve prémonitoire, j’ai appris ça ici.

Mais si la nuit re-tombait vraiment, il y aurait l’inénarrable comique, le trompe-l’œil d’une petite ville sérieuse qui croit qu’elle dort, le picaresque des gyrophares de police, des camions poubelles, des ombres dans l’ombre, du soupirail aperçu, des filles du marché-gare, des garçons sur les quais. L’insomnie sépare l’anodin de la masse quand en plein jour celle-ci se présuppose à elle-même jusque dans la jeune femme qui se jette d’un pont dans le canal sud.

quelle passion de la stupidité de la fatigue contemptrice contondante charcuterie désinvolte et moelleuse qui fait des songe-creux à l’os qui ose tout pourvu qu’aucun acide ne s’en puisse aminer [qu’est-ce que tu fous là-dedans que ne te fais-tu pas plutôt une gangue de lettres au couteau un cunéiforme caressant et emprunté un amidon de sang sur le tablier de l’équarrisseur] j’aimerais t’entendre chuchoter comme la paille quand déjà tes lèvres seront à gercer j’aimerais ramper vers toi et que tu rampes aussi dans le noir et que nous ne nous levions plus sinon dans le goût de nos salives et des adieux à extirper à la langue lointaine de tes entrailles

Je me souviens aussi les 6m3 d’air âcre sous ma mezzanine, la pénombre et les antennes tremblées, les drogues à gogo, et la nuit et le jour confondus dans une épilepsie en 8mm hachuré, sépia, et qui doit parier sur la virginité de la lumière électrique, mais entérine l’amertume contre la nostalgie. Je me souviens de la grande roue sur la place impériale, d’une froidure maligne et de quatre mains qui s’emmêlent sans se réchauffer, d’une studette équipée formica dans une citée périphérique, de la pluie chieuse comme un lavement et de mes doigts sur les murs, dans les draps, dans mes cheveux, qui ne se trouvent plus conçus que pour arracher vite. Jamais je n’ai eu si nettement l’impression d’être tout le temps mis en demeure d’être déçu par moi-même. Elle m’a hanté comme une maison morte et je sais que je lui garderai une certaine dévotion parce que j’ai cru au vide par elle.

(A vingt ans on se noie à peine on rêve d’eau et on mourra dans un meublé. On ne fait déjà plus rien tenir ensemble, sinon dans ces moments où j’avais ton visage dans mes mains).

Ici, tous mes réveils sont des mues en lambeaux. Prométhée aussi s’est nourri de la fiente des volatiles qui lui dévoraient le foie.  Avec ça, l’impression de me tirer en couinant comme une Castafiore de ce jeu de créances, l’affectif, cette économie délirante où la forme louée d’existence est celle qui déplace les déficits.

Je sais qui tourne la clé des horloges et rend à ce qui passe la beauté des bolides, il pourrait aussi s’éprendre de l’air à l’entour, des feuilles bougées et des rares voitures bleu-gris qui passent. Je pourrais : la montée de l’indépendance, la passerelle sur le jardin du cloître, cette paix accablante d’un quartier sans commerce et sans axe, désossé, énervé si bien qu’une station balnéaire condamnée à une morte saison éternelle depuis le retrait définitif de la mer, et même ces moitiés de pluies très laides, même pas compensées par ce qu’elles étouffent des bruits de la circulation, qui tombent comme ayant part à une noirceur plus vaste, dont elles seraient les ratés, ou les expérimentations.

L’aube, dans les quartiers que je traverse avec elle, est au bénéfice de l’hiver : voir apparaître des masses informes, du givre passé sur tout avec la nuit qu’il émiette, les cheminées et les tuyaux de la briqueterie, le dépeuplement des fins-fonds de la presque-ZAC qui verse sur la jetée EST, le froid catégorique qui ne cède rien à la lumière, pas même la couleur ; et le levant, extra-lucide, bombe les arrondis et creuse les interstices, et vraiment tout a des airs à être tracé à l’instant. Et avec des recoins et des replis encore. Des souris partout accouchent de montagnes.

Mais les Chinois disent que le fruit mûr tombe de lui-même ; mais qu’il ne tombe pas dans la bouche. Il faut vraiment se lever de bonne heure, ou ne pas dormir ici. J’ai appris ça ici.

Je descends au ferry à sept heures moins vingt pour y être à l’heure pile, via un long escalier au sommet duquel je me bricole furtivement un destin d’avalanche – de là-haut, le centre-ville endigue malencontreusement la mer. Il fait d’un coup salement beau, je me suis levé à 4 heures pour lire et regarder encore, et je me souviens encore que ce que je sais de la nuit, c’est de l’aube que je le tiens. Je flâne tout ce que je peux flâner, et c’est comme des envies de flirt sans objet. Je me sens inépuisable jusqu’à ce que je tourne l’angle droit qui tord le quai en «L» derrière la capitainerie, comme si d’un coup j’étais prêt à apparaître, moi, mais sorti à grand-peine d’un chapeau-clac, comme un lapin débutant qui aurait le trac à son premier spectacle comme accessoire.  Et je me surprends à chercher encore une trappe qui m’aurait échappé naguère, et dans laquelle elle aurait sauté naguère à pieds joints une fois pour toutes.

Ensuite je me surprends à embarquer, mais ça, c’est là-bas que je l’ai appris.

Il se fait tard, non ? Te souviens-tu ce temps où chaque jour je pouvais te parler d’une veille où il ne m’arrivait que ce que j’étais incapable de faire arriver moi-même, d’accord, mais quand même… Où du moins chaque nuit, les chats devaient se trouver une raison inédite d’être sempiternellement gris. Je me sens périmé. Je ne me souviens pas que les quinze dernières années aient pu à quelque moment augurer cet abandon auquel ma mémoire immédiate semble les vouer. Je me souviens plutôt d’un genre italien ; méta-Italien peut-être, pas sûr : j’ai tendance à ignorer ce qu’induisent de vivifiant les grumeaux des langues mortes. Je me souviens en tout cas d’un genre à parler avec les mains des autres.

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